La Petite Fugitive

de

Fugitive ? Y voyez moins la fuite que l’évasion. Enfant de ce monde, de cette sphère, de sa surface, elle ne peut fuir par conséquent et ne veut pas se cacher. Elle s’évade donc, d’un bond (toujours le même), qui fait ricochet d’images en images, d’imaginaires en imaginaires.
S’en balancer, perdre l’équilibre, s‘évader avant la chute, c’est un peu ce qui se condense en couverture. Bondir, glisser, grimper en seraient les préludes, les entraînements, les jeux. Ensuite franchir un vide semblant ultime et passer la frontière de ce réel et sa pesanteur. Vivre des instants où ce qui aurait été le non sens devient le commun, où l’extraordinaire fait l’ordinaire. Alors des éléphants et des aigles géants, des ravins et des fonds marins, des couloirs labyrinthiques, des grottes, etc. Une alchimie du monde qui vient à soi, et qu’inconsciemment l’on norme à soi.

Petite ? Oui, si ce geste ne semblait pas naturel, enfantin, on se dirait que tout cela n’est que clichés, qu’il s’agit d’une posture. Il faut cette petitesse, cette innocence, ce droit de jouer pour que l’évasion soit sans autre but que celui de s’évader, de s’émerveiller avant une chute sur ce trottoir.[1]

Ce serait un carnet de voyage, peut-être de route, dans l’absurdité apparente du rêve, miroir inversé de celui du monde où le sol se révèle si dur dès que l’on perd l’équilibre.

Ce qui l’en coûtera ? Une chaussure oubliée dans l’autre monde. Un déplacement à cloche-pied obligé, pour participer à cette marelle où il s’agit de partir de la terre pour aller au ciel.[2]

En somme rien de grave pour que sait s’évader et ne pas penser à fuir. Juste une nuance pour faire le voyage, prendre la route, un équilibre mieux garanti ainsi, qu’en ayant les deux pieds sur terre.

L’album de Franco Matticchio à la beauté des idées simples et profondes. Une silhouette de petite fille semblant saisie sur le vif, dans son élan vital, est répétée d’image en image.[3] Il ne s’agit pas d’une pose mais d’une pause.[4] C’est l’instant invariable, commun dans une série d’actions qui a été guetté, saisi, et ce quelque soit la situation et la proximité de la fillette.[5] Celle-ci devient le point de repère, la clef, le je/jeu, le processus ludique centripète qui la/nous met en rapport au monde, lui donne un sens et une échelle.

Carnet de «disegno»,[6] La petite fugitive réunit les allures d’un livre d’édification pour l’enfance, et celui d’un album sur des contrées qui auraient été visitées, vues, peut-être par un rêveur, un voyageur ou quelqu’un sur le trottoir d’en face. Suspendue entre les deux, la fillette bondissante serait alors le symbole de cette interrogation vielle comme le monde, qui fait se demander si c’est celui-ci qui donne un dessein à l’existence humaine ou bien l’inverse.

Notes

  1. Voir les deux dernières images. Sur le trottoir, c’est symboliquement être au bord de ce qui passe. Vieux on y échoue, jeune on se prépare à traverser la rue (pour le trottoir d’en face) ou à prendre la route.
  2. Dans les deux dernières pages la marelle est sans «ciel», ni «terre». Il n’y a pas ces deux mots, juste les chiffres et la forme traditionnelle de la marelle, ici en sept étapes. Cela peut tenir à une variante italienne de ce jeu (je l’ignore), ou (ce qui me semble plus logique) un moyen de maintenir ce récit dans une forme muette universelle. J’ajoute que marelle se dit «mondo» en italien. S’il n’est pas explicitement tracé entre «ciel et terre», c’est toujours le «monde» qui, là-bas aussi, est en jeu.
  3. Une fillette que l’on voit toujours de dos sauf à la dernière page. Semblant comme au coin (punition ?) dans une pièce, elle dirige son regard vers le lecteur, l’interrogeant peut-être sur sa capacité d’évasion.
  4. Le fait qu’elle soit en action (courir, sauter, bondir, etc.) insiste sur cette idée. Ajoutons que ce n’est pas un copier-coller. La fillette est toujours redessinée. L’image où elle évolue dans le milieu sous-marin le montre bien puisque sa chemise flotte légèrement.
  5. Le geste saisi de la fillette est invariable. L’orientation (elle peut avoir la tête en bas par exemple) et la taille (la fillette peut être au loin par exemple) sont les seuls éléments qui varient.
  6. Je rappelle que «disegno» signifie à la fois «dessin» et «dessein».
Chroniqué par en mai 2010