
pink
Suite au traitement de faveur unique accordé par Casterman, on était en droit de se demander ce qui pouvait justifier la double sortie de pink — manga forcément incontournable, ou simple concours de circonstances ? Il est vrai que Okazaki Kyôko est reconnue comme ayant participé à ses débuts dans les années 80 à une révolution du manga au féminin, se posant en rupture avec les clichés d’alors pour s’intéresser à des personnages beaucoup moins conformistes. Anno Moyoko a été son assistante, Nananan Kiriko la reconnaît comme étant une influence déterminante dans sa carrière — autant de manières d’en souligner l’importance.
Par contre, qu’on ne se laisse pas abuser par la mention vague qui émaille le site de l’éditeur («Kyôko Okazaki évolue dans la bande dessinée au Japon depuis une vingtaine d’années. Elle est l’auteur d’un grand nombre de mangas, encore inédits en France. Pink nous signale à l’évidence un auteur de talent, à suivre de très près.») — la carrière d’Okazaki Kyôko a connu un point d’arrêt en 1996, quand un grave accident de voiture la laisse un temps dans le coma, avant une lente convalescence qui n’a toujours pas abouti. Par contre, suite à un plébiscite de la part de ses fans, certains de ses anciens travaux se sont vus réédités en 2003 au Japon, sous le titre de Helter Skelter, recueil qui a été salué par deux prix prestigieux : le Grand Prix Manga du Bunkachô Media Geijutsusai 2003, et le Grand Prix Manga Tezuka 2004.
pink s’intéresse donc aux trajectoires improbables d’une poignée de personnages, dans un écheveau de relations croisées : Yumi, employée de bureau qui arrondit ses fins de mois en jouant les call-girl ; sa belle-mère qui la déteste cordialement ; Haruo, gigolo et l’amant de cette dernière, qui va tomber amoureux de Yumi ; et pour compléter ce triangle, Keiko la belle-soeur et le crocodile de compagnie de Yumi. Cette distribution réduite gravite principalement autour d’un lieu principal, à savoir l’appartement de Yumi — les autres lieux ou personnages étant rapidement esquissés, simples figures de passage.
Le récit est mené tambour battant, au gré d’une ligne simple et vive en parfaite adéquation avec la légèreté du ton employé. Okazaki Kyôko s’amuse, laisse libre cours à sa fantasie en intégrant des éléments incongrus,[1] virevolte en changeant les narrateurs ou les points de vue. Et bien que l’on aborde ici des sujets habituellement graves (avec la prostitution comme élément central), tout ceci est traité avec une sorte de nonchalance et d’insouciance marquée. En fait, on assiste finalement à une inversion des valeurs — le sexe, dont on fait commerce, est évoqué ou pratiqué sans plus de formalité ni d’implication, alors qu’un attachement sentimental devient l’occasion d’interrogation et d’inquiétude.
Ceci étant, on évitera de vouloir tirer des conclusions trop hâtives — car derrière ces apparences de liberté resurgit un certain idéal de la femme au foyer («c’est marrant de jouer la petite femme d’intérieur. […] ça m’amuse de laver la vaisselle, de faire le ménage»), accompagnée de l’envie de mariage.[2] Des apparences trompeuses qui pourraient également s’appliquer à la couverture (qui, hors la couleur qui se voit de loin, est fidèle à l’édition japonaise). Tout aussi explicite que la plupart des scènes du livre figurant des ébats sexuels, elle laisse entendre un érotisme que l’on trouve finalement assez peu présent dans ces pages — il faudrait pour cela prendre les choses de l’amour au sérieux, et peut-être leur laisser un peu de mystère plutôt que les évoquer sans plus de révérence.
Evoquant le théâtre dans son économie de moyens (personnages et lieux), pink se retrouve également à fonctionner principalement autour du discours, ménageant peu de pauses et leur préférant les éclats de réactions pas toujours mesurées — la fin de ce récit étant au diapason, jouant la carte d’un dramatique un peu forcé, aussi imprévisible qu’inutile, privant du coup le lecteur d’une véritable conclusion. On en gardera alors une impression de foisonnement un peu brouillon, occultant trop souvent le portrait de société que l’on peut deviner en toile de fond.
Notes
- Que ce soit le crocodile, menant une vie de patachon en attendant sagement ses dix kilos de viande quotidiens, ou la belle-mère reprenant à son compte le rôle de la Reine de Blanche-Neige le temps d’une tarte aux pommes empoisonnée.
- Cependant, il faut noter que Yumi se réfère à Sazae, le personnage central de la célèbre série Sazae-san, qui est porteur d’un certain nombre de valeurs modernes et s’affirme en tant que femme, bien au-delà du modèle traditionnel Japonais.

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