Pop Gun Wars

de

Dans un New York fantasmé qui condense le souvenir de toutes les mégalopoles, un ange s’écrase dans un immeuble, et se fait amputer les ailes à la tronçonneuse. Sinclair, un gosse des rues, récupère les ailes et les fixe à son dos. Poursuivi par des gamins qui persécutent un clochard, il se fait coincer au bord d’un toit, il tombe du toit, non, il vole.
C’est le point de départ d’une démabulation flottante, aux rythmes syncopés, dans la ville imaginaire. On y croisera Koole (une sorte de Raspoutine inquiétant, moine prêcheur à la barbe agressive), Sunny (un nain habillé en Monsieur Loyal, qui deviendra géant au fil des pages, façon Lewis Carroll), Emily (gamine grossière et lucide, chanteuse d’un groupe de rock qui porte son nom), ainsi que deux hooligans, un gros producteur cynique, une tête qui parle dans un sac de voyage, et même un poisson à lunettes qui fait un clin d’œil à Arizona Dream. Bref, les anges veulent devenir des humains, et les humains aimeraient bien devenir n’importe quoi d’autre — mais, comme toujours, pour devenir autre chose il faut commencer par ne pas être totalement soi-même, par déborder des étiquettes, et voilà que se réveille à nouveau cette très vieille veine fantastique que la littérature américaine cultive pour parler de la réalité sociale.
Le tableau de la misère se mêle d’inquiétante sainteté (vieille marque, peut-être, de l’intégrité fanatique et charitable des premiers quakers), d’ailleurs Addison le clochard et Koole le moine sont les deux visages affrontés du même personnage, pour bien souligner la parenté du pauvre et du parfait. Ce n’est là qu’un exemple des codes et des symboles qui traversent fugitivement la galerie des freaks, dont la sarabande ouvre dans ce New York onirique des échos fantastiques (car le freak, de Jérôme Bosch à Todd Browning, est toujours celui qui ouvre les portes vers l’autre monde, et de ce point de vue le nain-géant de Pop Gun Wars est un Monsieur Loyal idéal, dont les changements de taille rappellent Lewis Carroll).

Mais, et l’histoire ? Qu’est-ce que ça raconte ? Question biaisée : c’est une ronde, une farandole, une suite de tableaux qui ne sont pas disposés comme les épisodes successifs d’une histoire déterminée, attachés les uns aux autres par les grosses chaînes solides de la cause et de l’effet, de l’action et de la réaction, mais tissés de dizaines de petits fils symboliques, échos, couleurs, rappels, poèmes. Est-ce donc encore une parabole sans signification ? Oui, d’une certaine façon : on ne comprend rien, toute interprétation rigoureuse est à la fois possible, fastidieuse et finalement vaine. Il faut se laisser porter, laisser les connections se faire. Comme chez Kerouac, peut-être, dans le côté «littérature sous mescaline», mais en constatant que le dessin permet d’aller plus droit encore au cerveau du lecteur, parce que le dessin entretient avec le rêve un rapport qui n’est pas sémantique mais mimétique : c’est plus fort, mais c’est moins contrôlable.

Mais, et le dessin, justement ? Eh ben, c’est pareil. Tout et son contraire, soigneusement tissés ensemble. Dans les images noires et blanches, rues, poubelles et buildings typiques, la ville américaine se reconnaît au premier coup d’œil. D’un côté, ce sont presque des clichés, vus et revus au détour de la moindre série B. De l’autre, c’est une maquette, un modèle réduit, un paysage onirique où les passages et les dimensions ne cessent de bouger. Le trait est à la fois naïf, très jeune, et étonnamment mature, plein de souvenirs. Etonnant mélange de certains aspects de Jaimie Hewlett et de certains caractères de Craig Thompson. Ou de Dylan Horrocks, avec lequel Farel Dalrymple a collaboré pour un récit dans l’anthologie Bizarro World. Un punk chrétien, peut-être.
Quel point commun, me demandera-t-on, entre ces deux attributs ? Disons : la recherche de la pureté et de la gratuité. On note, sans surprise, que Farel Dalrymple a illustré toute l’épître de Jude pour la bible illustrée, et ce sont de belles images pieuses à l’architecture simple et forte, pleines d’anges, et de chaînes, et de pécheurs.

On comprend alors immédiatement pourquoi son New York onirique est une Babylone traversée d’anges déchus, de prédicateurs hystériques et de freaks pétris de rancœur et de culpabilité. «Quant aux anges qui n’ont pas su garder leur rang, mais ont abandonné leur habitation, il les garde pour le jugement du Grand Jour, dans des liens éternels, sous l’obscurité. Ainsi Sodome, et Gomorrhe, et les villes voisines, qui se prostituèrent de la même manière qu’eux et allèrent après une chair différente, gisent en exemple, subissant la peine d’un feu éternel» (Epître de Jude, 6 & 7).
Ainsi les villes tombées sont comme les anges déchus. Dalrymple cherche un juste pour sauver New York — un seul, et la ville ne périra pas. C’est toujours le vieux drame de l’ange qui tombe. Difficile, avec cet ange, puis avec Sinclair qui laisse finalement pousser ses propres ailes, de ne pas penser à Wenders. Au tournant des années 80, toutes les villes étaient Berlin. La ville coupée par un mur, c’était le reflet naturel des psychologies modernes, toutes plus ou moins fracturées, toutes occupées à ressasser leurs fêlures. Mais ça a changé, Berlin se reconstruit en vastes plaques de modernité bien denses, et les fêlures se cherchent ailleurs, dans le chaos libanais de Mazen Kerbaj, dans le béton électrique japonais de Matsumoto Taiyô, ou dans le New York fantastique de Farel Dalrymple. Les villes portent les visages successifs du monde.

Du coup, la préfacière parle de Buñuel, de Dali, d’Odilon Redon, de Cocteau, de Klee, de Kerouac et de Garcìa Marquez ; bon, bon admettons, mais va-t-on convoquer toute la clique surréaliste chaque fois qu’un jeune homme se met à l’écoute de sa propre imagination avec un peu d’attention ? Craig Thompson parle de «mélancolie urbaine» sur le quatrième de couv’, et Frank Miller de «mysticisme urbain». Excusez du peu. Le dessin d’un être humain normalement sensible et manifestement doué constitue décidément un excellent sismographe pour les mythes et les rêves de l’Occident.
Mais la même question revient toujours : est-on un artiste lorsqu’on est l’enregistreur passif des séismes de la psyché moderne ? Suffit-il de poser sur le monde un crayon-stéthoscope, pour transmettre ses radios sans jamais rien diagnostiquer ? D’accord, la matière est là, le «surréalisme social» n’est pas mort, il dit quelque chose d’important — il rappelle que la misère n’est pas sociale, mais qu’elle est humaine, et que la pauvreté ou les difformités des hommes ne sont que les accès privilégiés à cette condition plus fondamentale et plus universelle, à cette misère de l’existence que nous partageons tous (mais que quelques bonbons et une PSP bien réglée font d’habitude vite oublier).
Donc, Dalrymple gratte les croûtes de la ville et fait gicler des frousses enfantines, des souvenirs de catéchisme et des mélancolies tragiques, comme pour exorciser les cauchemars de la modernité. Mais les rêves ne peuvent pas tout. On ne cesse en lisant Pop Gun War de se heurter aux limites du récit onirique en dessins : on ne comprend rien, rien du tout, que pouic.

D’accord, on peut toujours trouver que ça n’est pas gênant. L’incompréhensibilité des rêves ne les rend ni laids, ni inutiles (mais ils sont gratuits, hum, oui, pas faux). Quand même : faut-il des récits abscons à un monde sans histoires ? Faut-il surcharger tous les discours de ces portes initiatiques qui ne mènent nulle part ? La chute, la rédemption, la chute, la rédemption, et le refus radical de l’état des choses : est-ce bien là une œuvre, ou seulement la petite symptomatologie de la jeunesse ricaine désabusée ? Le vieux fonds biblique, l’ombre de tous les serpents, dressé en portrait de famille derrière les égoïsmes. Peut-être que ce mystère, au fond, n’est pas si intéressant. Moins intéressant, par exemple, que les pages du sketchbook que Farel Dalrymple livre par dizaines sur son blog, dont les images embrouillées nourrissent bien mieux l’œil.
Un jour, peut-être, ce magma fera une histoire — quelque chose de plus exigeant et de plus creusé que ces variations hors d’haleine sur la vieille mystique du salut, de la chute, de la quête et de la sainteté impossible. On dirait une psychanalyse qui aurait embouti une première communion et qui l’abreuverait d’insultes. Mais attention, ça n’est pas du Woody Allen. Au fond, ça manque d’humour, et de calcul. Il y a, certes, des discours qui manquent de spontanéité. Mais il y a des spontanéités qui manquent aussi un peu de discours.

P. S. : d’autre part, si on peut féliciter Kyméra de ses choix éditoriaux plutôt audacieux, on ne peut également, hélas, que constater le massacre de la fabrication : l’édition française est grisâtre, pixellisée, les couvertures des volumes originaux sont recadrées et tranposées, de la belle couleur d’origine à un niveau-de-gris moche et fade, et si la traduction tient la route, le lettrage est mécanique et pas très bien posé, ce qui gâche à peu près tout (on notera au passage que le site web de Farel Dalrymple est, lui, présenté dans une police de caractère spécialement créée pour correspondre au lettrage manuel de Pop Gun Wars dans la version Dark Horse, et ça marche très bien).

Site officiel de Farel Dalrymple
Site officiel de Kyméra
Chroniqué par en juin 2007