La Presqu’île

de

Le livre commence doucement au présent présentateur pour glisser dans le passé composé, décomposé, recomposé, inachevé (imparfait), pour finir dans une perfection de l’imparfait définitif.

Certes, entre la prime présentation et avant cette glissade, ce plongeon du rocher affleurant (presque une île), il y eut cette décision de fermer les yeux pour ignorer l’imparfait de ce monde (bateau jouet et son équipage composé d’une araignée) et le porter à celui du temps des phrases. Dans l’entre-deux, l’indécision du plongeur entre deux éléments (terre et eau), le temps redevient au présent dans des paroles en l’air faisant à la fois le lien et le commentaire par la perte d’équilibre de ce que les images ne montrent pas : «Pas dans l’eau tout de même. Non ! Pas ça ! !» «Je ne sais pas si je sais nag…» (Planche 7).
Sous l’eau, presque aveugle et sourd, dans l’attention entière au danger d’une nage improvisée et à la respiration régulière qu’elle doit supposer, le futur devient impossible, le passé composé préférable, avec la possibilité de jouer un peu du conditionnel (Planche 9) et des conditions.

Celles-ci, nous ne l’avons pas dit, sont établies dès le début. Elles fondent la nature du discours («je ne suis pas un menteur mais tout ce que je dis n’est pas forcément vrai») et les bases de l’histoire : un personnage humanoïde nommé Tourdoreille, sur un rocher/île qu’il possède «au milieu de la mer». La possession a ici son importance. Tourdoreille n’est pas un naufragé volontaire/involontaire, il est chez lui, dans ce qu’il possède, dans une autosuffisance matérielle irréelle mais psychologique bien réelle.

Sur ces bases ne se limitant pas qu’à un rocher point de départ, le nom du personnage suggère aussi le périmètre de l’organe de l’ouïe, qu’il a quasi (presque) hémi-circulaire comme le rendu graphique de son île.[1] Cette attention portée à l’audition peut avoir deux raisons :
Premièrement, l’importance du/des temps du discours qui sera lu et donc entendu en nous-même (ami lecteur, lectrice mon amour).
Deuxièmement, le fait que l’oreille partage symboliquement avec les presqu’îles une grande autonomie de circonférence et un rattachement minimal par un isthme au corps continent.

Le titre du livre n’indiquera[2] pas la nature du lieu de départ mais bien celui où le personnage échoue dans tous les sens du terme. Touredoreille sera sur une presqu’île qui porte ici ce nom, moins pour son rattachement à un continent[3] que pour son immersion relative (où l’on a pied) et sa circonférence cachée sous les eaux. Pour le personnage, c’est une presque île par rapport à la sienne (sa possession) se dégageant nettement de la surface maritime.
Cette indécision du terme va se porter au «il» du personnage qui a beau dire «je», mais qu’en tant que lecteur de bande dessinée nous ne tutoyons pas.[4] Pour nous, «il» est Tourdoreille, qui habituellement debout sur son rocher, se retrouve ici allongé, faisant le mort, mais donnant plus certainement contour littoral à son corps, pour transformer son «il» en cette île qu’il regrette.[5]

Dans la mer, devenu presque une île, l’imparfait s’étant imposé, le personnage fuit logiquement dans le passé, vers son rocher/île de départ qui n’est plus un point de départ mais un lieu de naissance, voire de renaissance. L’îlot hémisphérique demeure (par un décalage subtil avec le ligne d’horizon), comme entérinant ultimement la relativité du presque à l’homophonie du «il». A émettre trop d’hypothèses, souvent au détriment de la réalité présente, Touredoreille est devenu hypothétique.

Notes

  1. Si le personnage, par exemple, n’était pas légèrement dessiné en dessous du trait délimitant la partie supérieure de l’île, celle-ci pourrait apparaître plus clairement (ou plus confusément) comme un demi-cercle. Par sa présence Tourdoreille donne du relief et une circonférence à son île.
  2. Futur de lecture.
  3. Ici inexistant ou invisible, hors champ.
  4. Monologue du narrateur.
  5. Notons que s’il se retrouve allongé, c’est selon lui par une des personnalités qui partageaient son île. Et son «il» schizophrène ou mythomane («(…) tout ce que je dis n’est pas forcément vrai.») selon nous, le(s) lecteur(s) de mots et d’images éloquentes que Tourdoreille refuse de voir.
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Chroniqué par en juin 2007