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Prière d’insérer

de

J’ai découvert ce « livre », si l’on peut appeler Prière d’insérer ainsi,[1] dans un festival littéraire de Marseille, sur le stand de l’Atelier du milieu. Créé le 1er juillet 2003 par l’association ADPIC, cet atelier a pour but de participer à l’insertion sociale par l’activité économique. Il propose la fabrication manuelle de livres et d’objets imprimés à base de matériaux de récupération ou recyclés. Prière d’insérer est donc un livre rare : de par sa conception, artisanale dirons-nous, puisque chaque exemplaire est unique, et de par son statut de livre d’art, car sortant de l’ordinaire.

L’objet en lui-même est beau : coloré, aux découpages et collages parfaitement réalisés, il peut se déplier tel un livre-accordéon révélant un verso plus sombre et moins narratif que son recto. En effet, ce dernier est constitué de formes géométriques colorées présentant un véritable aspect séquentiel, où un carré rouge s’échappe de son propre groupe de carrés rouges afin « de s’insérer » dans un autre groupe de figures géométriques colorées (ici des cercles jaunes). Le principe de l’intégration et de l’insertion sociale promu par le titre et par le rôle de l’atelier responsable de cette création prend certes une forme plastique abstraite, mais donne sens à cette séquentialité colorée. La variété de formes et de couleurs fait ici la richesse du monde, et leurs interactions créent à leur tour une certaine valeur ajoutée. Ainsi, le contexte de l’existence de ce livre et son titre donnent le sens même du récit, ou plutôt conditionnent la façon dont le lecteur va le percevoir.
Le rendu plus sombre, plus triste et moins narratif du verso contraste avec l’abondance colorée du recto. En apparence, il n’y a pas ici de récit, même si l’on y trouve néanmoins une suite cohérente de tableaux où une forme géométrique colorée semble disposée plus ou moins aléatoirement au milieu d’un vide bleu marine, comme noyée. Le résultat est un sentiment d’isolement ou même de cloisonnement — idée qui rejoint une fois encore celle de l’insertion sociale, mais en négatif cette fois : l’individu isolé de toute relation sociale, seul, perdu. Le recto opposé au verso, rien de plus logique.

Ce qui est particulièrement intéressant dans cet ouvrage, au delà de l’objet lui-même, c’est l’utilisation d’une séquentialité typique à la bande dessinée par une artiste apparemment extérieure à cet univers. Nous découvrons ainsi un regard neuf et dénué de toutes idées reçues et de toutes contraintes narratives et/ou formelles qui seraient induites par une connaissance et une pratique des codes habituels à la bande dessinée. Le travail de Marjon Mudde s’éloigne des codes fantasmés habituellement considérés comme représentatifs de la bande dessinée (bulles, cases, dessin, iconographie figurative…) pour se diriger plutôt vers une substance plus pure de celle-ci.
Avait-elle conscience de faire de la bande dessinée en élaborant cet objet ? En tout cas, ce que l’on en retient, c’est que la bande dessinée lui est apparu, consciemment ou non, comme le meilleur moyen plastique de raconter une histoire, aussi symbolique et abstraite soit-elle.
Cette simplicité apparente, défiant tout effet démonstratif et illusionniste, est d’un minimalisme impeccable, et atteint une sorte d’évidence par sa pureté. La lecture ou le sens ne sont pas entachés des fioritures inutiles et souvent maladroites dont peuvent faire preuve nombre d’auteurs de bande dessinée. Il me semble que se pencher davantage sur ce type de démarche décrasserait l’œil du lecteur, mais aussi de l’auteur de bande dessinée, parfois trop plein d’un habitus astreignant.

Notes

  1. « Livre » ne semble effectivement pas être le meilleur terme pour définir cet objet qui semble de toute évidence tenter de contourner l’aspect type du livre.
Chroniqué par en mars 2010