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Les Rois Vagabonds

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Si l’on doutait encore de la capacité du comic à assumer le rôle de passeur d’histoire, si l’on avait raté Louis Riel, négligé James Sturm, pas vu Joe Sacco, il faut lire Les Rois vagabonds. Adapté d’une pièce de théâtre en un acte qui, en 1984, était déjà elle-même la réécriture d’une autre pièce, On the Ropes, datant de 1979, Kings in Disguise est paru chez Kitchen Sink entre 1988 et 1989 en six comics — rare cas de passage du théâtre à la bande dessinée, le scénariste reconnaissant lui-même qu’il n’a d’abord regardé du côté des comics que pour glaner quelques éléments de la culture pop, avant d’y découvrir avec le graphic novel un moyen d’expression susceptible de développer des sujets complexes et difficiles à destination d’un public mûr et cultivé.
C’est probablement là le mélange formel qui fait le premier intérêt de ce livre : il est conçu à partir du théâtre, et cette naissance dramaturgique passée au filtre des exigences du «roman graphique» lui confère un rythme particulier, où des scènes intenses et brutales focalisent brutalement le récit qui se dilue ailleurs en de longs dialogues bavards, dans lesquels se glissent les fragments des histoires entrecroisées de tous les personnages.

Et ils sont nombreux, ces personnages : l’autre intérêt du livre, c’est en effet son sujet. L’intrigue se situe dans l’Amérique des années 30, et explore les tribulations d’un jeune hobo américain, appartenant à cette génération qui a brûlé le dur et mendié son pain sur les routes et les voies ferrées de la grande crise.
Le roman social rejoint alors le roman d’initiation : Fred Bloch a 13 ans en 1932, et son père, alcoolique dépressif, est touché par le chômage. Las de survivre avec son grand frère, il fuit, et rejoint l’immense cohorte des clochards, vagabonds, hobos, mendiants, sous-prolétariat jeté sur les routes par la dépression, utilisant les trains qui sillonent les Etats-Unis pour aller de ville en ville quêter leur pitance.
Jusque-là, le drame social domine, servi par le dessin sombre et précis, étrangement figé, de Dan Burr — grands yeux d’enfant écarquillés sur la violence du monde, celle des flics, celle des honnêtes gens, celle des vagabonds eux-mêmes. Le tableau de la misère est complet, et la veine noire du récit rattache les aventures de Fred Bloch à celles d’Oliver Twist ou de David Copperfield.

Mais Les Rois Vagabonds ont une autre dimension : comme chez Jack London (dont le roman Sur la route, décrivant les premières grandes migrations de hobos dans les année 1890, a servi de modèle explicite à Kerouac), comme aussi chez Steinbeck, dans Les Raisins de la colère, l’errance et la misère fournissent aussi le cadre d’une quête poétique, celle de l’éternelle et impossible utopie de la route, de l’ailleurs toujours meilleur.
La promesse d’un monde meilleur ne peut pas être éternellement renvoyée à l’au-delà  : les hobos de Vance et Burr partagent avec ceux de London et Kerouac le désir insatiable de la route, du voyage terrestre qui s’est substitué chez eux à la quête du salut. Les pérégrinations de Freddie Bloch deviennent alors les étapes d’une lente initiation, qui le voit mûrir lentement, et gagner à petits pas, dans la douleur, l’âge adulte.
Cela passe, nécessairement, par le dépouillement des rêves : qu’il s’agisse de l’impossible communauté autonome des errants retournés à la nature, ou de la solidarité rêvée des syndicats ouvriers, ces utopies sont convoquées par le récit, durement croquées, dans des planches noires et hachurées qui font apparaître les égoïsmes et les passions contraires sous le masque du paradis.

C’est probablement là le trait le plus marquant de ce roman graphique : c’est, véritablement, un roman des passions.
Le dessin vient en permanence inscrire dans les visages et dans les gestes l’expression crue et noire des appétits, des avidités et des cupidités les plus brutales, arrachant méticuleusement tous les masques idéaux et toutes les espérances creuses pour débusquer le grouillement des passions individuelles. Nul n’est sauvé s’il ne se sauve lui-même : là encore, comme chez London, comme chez Steinbeck, la misère et la crise servent de brutal révélateur à la réalité sordide que tente, tant bien que mal, de masquer le pacte social.
On comprend alors que le titre original du livre est plus riche et plus profond que sa traduction : les rois vagabonds sont bien des rois déguisés, masqués, maquillés, parce que c’est la seule façon pour eux de répondre dignement à la grande mascarade de l’american way of life, et d’opposer au déguisement social sordide l’autre masque, rayonnant, de l’impossible vagabondage éternel.

Chroniqué par en février 2006