Sacré Comique

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Raconter la Bible, c’est réécrire le livre par excellence, le meilleur scénario possible, avec un casting incroyable, et des rebondissements permanents. De Renan à Crumb en passant par Cecil B. DeMille et Cavanna, les plus grands s’y sont frottés. C’est un exercice de style en même temps qu’un exercice spirituel. Cette fois, c’est Goossens qui s’y colle. Que donne l’Évangile selon Saint Daniel ? Une satire, évidemment, mais une satire tellement énorme, tellement débridée, qu’on peut à peine imaginer qu’elle choque. Ce n’est pas à l’Église que s’attaque Goossens, ni aux symboles religieux, ni à la religion. C’est au récit lui-même : il s’empare des Écritures comme d’un scénario de western, il lâche la bride à son imagination, et la Bible se trouve disséquée comme un synopsis de roman étalé sur la table d’un improbable atelier d’écriture qu’animeraient ensemble Tex Avery et le Chapelier Fou.

Tout commence comme une histoire de Georges et Louis : cette fois, l’idée de génie de Louis, romancier en devenir, c’est d’écrire la Bible ; bien sûr, ça a déjà été fait, mais pas en BD, et comme le dit Georges, «en Bédé, c’est pas les mêmes chiffres». Toute la première partie de Sacré Comique raconte donc l’Ancien Testament, ou plutôt l’adaptation de l’Ancien Testament, décrite du point de vue de Louis, comme un projet d’écriture : c’est Louis qui imagine sa propre réécriture de la Bible et qui, se projetant dans ses fantasmes, croise Moïse, réinterprète la Genèse, relit le meurtre d’Abel. Louis, l’écrivain-scénariste ruminant ses rêves de grandeurs, est omniprésent dans ce joyeux capharnaüm : la Bible est son terrain de jeu, son grand œuvre, sa rumination aux affres surjouées, et ses idées loufoques tissent peu à peu, secondées par le dessin totalement sérieux de Goossens, un délire jouissif.

Puis le personnage de Jésus apparaît, et la narration bascule habilement pour passer de l’Ancien Testament au Nouveau : Jésus occupe désormais toute la scène, et Georges et Louis s’effacent. Le récit a pris son rythme : les intercesseurs ne sont plus nécessaires, désormais Goossens s’attaque en direct au récit de la vie de Jésus, en le passant à la moulinette atomique de son exégèse graphique. La disparition de Georges et Louis n’est pas seulement un procédé : c’est aussi le processus par lequel Goossens s’enfonce peu à peu dans sa propre idée de l’histoire qu’il est en train de raconter.
Un esprit de sérieux radical gouverne cet évangile baroque et hilarant. Goossens bondit sur la moindre métaphore, la moindre idée, la plus légère, la plus impalpable, et en fait un code de représentation graphique, suit toutes les pistes, rebondit sur les calembours visuels ou verbaux les plus minces, avec une opiniâtreté et une absence de distance radicale. C’est l’équivalent narratif du rythme du slapstick : la narration se déploie par accidents et dégringolades successifs. Le plus loufoque, le plus délirant, le plus improbable passe toujours. Sacré Comique est construit comme une succession de digressions hallucinées qui ne cesse, pourtant, de vouloir raconter la Bible.

Le génie de Goossens réside dans l’absence totale de connivence, le refus du clin d’œil au lecteur-pas-dupe. Goossens est absolument solidaire de son récit, aussi fou soit-il : il ne s’en éloigne pas, il ne le dénonce jamais, il l’assume à chaque case pleinement. C’est un authentique cas de délire. Il faudrait prendre en détail chaque épisode : Adam et Ève croquant la pomme comme un premier joint («— J… Je peux plus m’empêcher de rire ! — C’est normal.»), le Grand Schtroumpf siégeant parmi les apôtres (et alors ?), Superman, dépêché par le Daily Bible, sauvant Jésus de la crucifixion… Tous ces épisodes relèvent d’une magistrale herméneutique hystérique : au fin fond de la folie graphique ou verbale, quelque chose, toujours relie l’auteur à son sujet, même pour le secouer de manière délirante. L’exemple le plus sidérant, peut-être, est celui du chemin de croix : une planche entière est consacrée à la montée vers le Golgotha, et les cadrages de plus en plus serrés sur le visage de Jésus montrent un Christ souffrant, aux traits creusés, aux yeux vidés et noircis par la souffrance ; un Christ doloriste, d’une piété dure et noire, que le dessin impitoyable de Goossens restitue dans toute la cruauté de la Passion — et pendant ce temps la «voix off» qui commente la scène dans les bandeaux qui occupent les en-têtes des cases se livre à une analyse détaillée et complètement décalée de l’humour des Romains («Tu as soif ? Tiens, bois cette éponge imbibée de vinaigre. Un tel niveau dans la blague, ça ne m’étonne pas des macaronis.»).

L’énormité du décalage donne la mesure du traitement que Goossens fait subir aux Écritures : un impitoyable délire, passant la Bible à la moulinette de ses digressions absolument sérieuses, d’un pince-sans-rire rigoureux. Goossens ne désacralise pas la Bible, il fait bien mieux, et bien plus efficace : il sacralise tout le reste. Le Grand Schtroumpf, Superman, Daniel Prévost, Hollywood, La Vache qui Rit, tout est porté au même niveau d’intensité insensée que le péché originel, Moïse au Sinaï, ou la Passion du Christ, et ce joyeux capharnaüm conduit tambour battant par un chef d’orchestre qui semble lui-même prendre terriblement au sérieux ses propres divagations est à hurler de rire. Mécréant, va.

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Chroniqué par en mars 2012