Sauvage
Des paysages se succèdent, bord d’autoroute, lisière de ville, espaces désurbanisés, rustiques et campagnards. Dans ces lieux abandonnés, primitifs, évoluent différentes formes et personnages, apparitions fugaces et symboliques dont celle, récurrente, du CRS.
Valfret est un auteur discret mais dont l’œuvre ne laisse de fasciner tant il n’a eu de cesse de se renouveler. Ces aspirations graphiques continuent encore d’évoluer (voir par exemple Tout le monde déteste la police (sauf Renaud), publié quelques mois avant cet album chez E2) et Sauvage marque une étape déterminante de son travail tourné ici vers la peinture.
Cette succession d’images n’adopte pas un ordre prédéterminé, un scénario concret conçu autour de péripéties mais, à l’instar d’autres albums publiés au FRMK (souvenons-nous du Fils du roi d’Éric Lambé), elle semble découler d’une série qui s’est progressivement développée, s’inscrivant dans plusieurs espaces de publication (certaines sont déjà parues dans la revue Nicole ou dans L’armée noire, très belle revue dirigée par Quentin Faucompré) avant que ne vienne l’idée d’en faire un livre. Cette méthode de création, qui est moins une stratégie qu’un processus naturel, permet de laisser place à l’inattendu, d’observer un univers original éclore lentement en se nourrissant de ses propres intensités et de se déployer en s’ouvrant à des irruptions plastiques ou thématiques impromptues. La séquence qui se formule empiriquement ne peut donc être prévue, et l’accumulation d’images dessine sa propre cohérence, comme l’auteur le confiait à Gabriel Delmas dans un très bel entretien paru sur du9 : « je choisis une ambiance autant qu’elle se révèle ». Ainsi, ces peintures ne suivent pas un programme narratif anticipé mais semblent élaborées à travers un itinéraire créatif en perpétuelle évolution, au cours duquel les formes, couleurs, figures et symboles se répondent, entrent en échos et parfois même en relation dialogique. Le livre n’épouse donc pas une organisation dialectique mais davantage un ordonnancement sensible conduit par les différentes intensités des compositions. De cette succession nait un sens, sauvage, qui échappe à la signification.
Les peintures sont réalisées à l’aquarelle et à la gouache. L’association de ces deux techniques, fondamentalement différentes, engendre des espaces de frottements visuels qui captent le regard et engagent le lecteur à entrer dans une contemplation active des images, à en goûter toutes les anfractuosités et qualités formelles. Ainsi, à l’évanescence des aquarelles, pâles, translucides, qui laissent percevoir différentes interventions antérieures, sous-jacentes, se confronte la matérialité de la gouache (irrégulièrement opaque en fonction de sa densité) qui submerge, tapisse ou voile certaines surfaces, imposant la force de son pigment. Différentes aspérités glissent donc les unes sur les autres et les unes sous les autres. Aux vibrations des couleurs qui organisent les compositions et dessinent les figures s’ajoute donc une agitation de la matière qui remue l’espace, enregistrant et manifestant le travail de l’outil. Avant qu’émergent des figures à interpréter, les peintures mettent en scène le spectacle d’une matière sauvage et habitée.
De ces accumulations de coups de pinceau surgissent des formes et figures alternativement discrètes ou éclatantes, secondaires ou centrales. Sans véritablement structurer les compositions ou les diriger vers des interprétations univoques, elles les thématisent et aménagent des liens symboliques, sinon figuratifs. Les multiples itérations du CRS le hissent à un rôle principal, et il se répète dans différentes citations qui détournent et désamorcent la portée répressive et violente qui lui est d’ordinaire attachée. D’autres figures interviennent, certaines empruntées à la religion catholique, d’autres au quotidien, et viennent se surimposer sur ces paysages naturels animés d’une énergie plastique. Ces détails sont autant d’apparitions de la vie réelle qui rejaillit sur la pellicule diaphane de l’image mentale qui nous est donnée à voir. Le quotidien de l’artiste, images qu’il rencontre (analogiques ou indicielles) ou articles et essais qu’il parcourt (interrogations ou cheminements intellectuels que ces lectures suscitent), intervient dans ces espaces picturaux, fondamentalement conceptuels. Les peintures peuvent dès lors évoquer une opposition entre un état de nature et la culture qui viendraient le perturber, ou encore le dualisme puis l’association entre l’être artiste et l’être humain, entre des interrogations propres à la pratique artistique et celles caractéristiques d’un homme en prise avec les bouleversement sociaux et politiques de son temps. Ou encore celle d’un crépuscule du monde dont les vestiges, sauvages, surgissent comme autant de fantômes rémanents.
Avec Sauvage, Valfret met en scène un voyage introspectif et plastique fascinant qui mobilise autant les sens que l’intellect.
Super contenu ! Continuez votre bon travail!