Showtime

de

Antoine Cossé est un auteur français né en région parisienne en 1981, parti à Londres. Il y étudie à la Camberwell College of Arts, d’où il sort en 2006. C’est là qu’il se met à éditer ses premiers fanzines. C’est aussi à Londres qu’il a rencontré l’équipe de Breakdown Press, petit éditeur spécialisé dans l’impression Riso, qui deviendront ses premiers éditeurs. Son premier livre, La Baie des Mutins, paraît à l’employé du Moi en 2014. Il est rentre en France avant de finalement repartir pour l’Angleterre, où il vit en ce moment, je crois. Il vit plutôt, comme pas mal d’auteurs de bande dessinée, de son travail d’illustrateur. Breakdown Press lui permet d’aborder des récits courts, genre dans lequel il excelle, mais il se pique de temps en temps d’un format long. C’est le cas du Showtime qui vient de sortir chez les Requins Marteaux, chez qui il a publié La villa S dans la collection BD cul.

Showtime est une poupée russe à tiroirs : un rat dans le métro, poussant une canette de coca, introduit l’histoire d’un journaliste qui part interviewer le plus grand magicien de tous les temps dans la ville improbable de Ronin. En chemin, il prend à bord de sa voiture trois jeunes gens tombés en panne sous la pluie battante. Pour tromper l’ennui sur ce trajet qui promet de durer 14 heures, il leur raconte que le magicien M lui est apparu en rêve pour le convoquer à cette interview. M est un magicien tombé en disgrâce après un tour de magie spectaculaire qui a trop bien marché, et qui fait son coming back avec un tour mystérieux.
L’histoire baigne dans un rythme lent, Antoine Cossé consacrant parfois une page entière juste pour montrer une vue aérienne sur un voiture roulant sous la pluie. Comme dans la plupart de ses récits, on évolue dans une ambiance imperceptiblement sixties, avec des effets de manche hérités de la nouvelle vague, quelque chose de cool, où on fume des clopes en échangeant des phrases lapidaires comme “je l’ai aimée au premier regard”.
On y voit des objets techniques, des bagnoles, et beaucoup d’effets atmosphériques. Le style d’Antoine Cossé est maintenant très reconnaissable, un trait mou, elliptique, qui se fait précis juste quand il est obligé, mais d’une indéniable élégance. Il utilise le feutre, le crayon et des lavis pour créer une bande dessinée plus allusive que proprement descriptive. Il affectionne de noyer ses planches dans la fumée de cigarette, les nuages, la pluie et l’eau des piscines de villas chics. On s’attend toujours à voir débarquer Michel Piccoli. (Son livre dans la collection BD cul se passe d’ailleurs dans une région qui ressemble à la Côte d’Azur, dans la villa d’un sculpteur qui la prête à la mafia. Un récit qui remplit le contrat en érotisant toutes les situations rencontrées par un détective privé engagé pour débusquer un adultère entre deux familles mafieuse. C’est plutôt Delon qu’on croit apercevoir, pour le coup.)

J’ai l’air d’ironiser un peu, mais Antoine Cossé est indubitablement un auteur de bande dessinée parce que son dessin et le type de narration qu’il met en place sont intimement tissés. Dès La Baie des Mutins, il avait déjà mis en place un vocabulaire narratif construit sur plusieurs jeux à la fois formels et narratifs.
Ainsi, il dessine des objets reconnaissables (voiture, arbres, personnages) avant de faire fondre les traits, les ramollir jusqu’à l’abstraction, comme ça, juste pour produire des formes agréables, avant de les transformer en d’autres objets, profils de femmes séduisantes, décors luxuriants, vagues insoumises. Parfois cet effet vient souligner l’atmosphère, comme la pluie, ou le brouillard, mais parfois même pas, comme une façon d’afficher la souveraineté de l’auteur sur son univers, pour montrer que c’est lui qui est aux manettes. A d’autre moments, il fait chuter la qualité de son dessin au gros feutre, sans manières, comme le fait Dash Shaw dont son style et l’univers sont assez proches, et il vient combler le manque du dessin par du texte. Ainsi dans Showtime, alors que le narrateur raconte qu’il se trouve dans un bateau dérivant face au couchant, il torche à gros traits un rond maladroit entouré d’ondulation. Le pire dessin du récit auquel il adjoint le texte : « Il avait raison. C’était très beau ». Une manière de nous dire, ben oui, pourquoi on ne pourrait pas représenter un magnifique coucher de soleil vécu par le protagoniste par un dessin tout pourri ?

Si on veut identifier le cœur du récit de Showtime, il faut en passer par trois termes.
Le premier est « métalepse ». Un mot bien intello que l’on doit à Gérard Genette, critique littéraire lié au structuralisme dans son ouvrage Figures III, paru en 1972. La métalepse en tant que telle est une des variantes de la métonymie, dans laquelle on substitue un objet par un autre, qui a avec lui une relation causale. Il a perdu sa langue est une métalepse, où le mot langue remplace le mot parole, qui lui est proche par une relation de causalité. Là où la métalepse nous intéresse, c’est qu’elle a un sens légèrement différent en narratologie, la discipline inventée par Gérard Genette et quasi morte avec lui — car en effet qui voudrait évoquer dans un bar branché qu’il s’intéresse à la narratologie.
En narratologie donc, on qualifie de métalepse les diverses façons dont un récit de fiction peut enjamber ses propres seuils, internes ou externes. C’est-à-dire passer d’un de ses mondes à un autre (d’une diégèse à une autre si on veut balancer de la narratologie). Un protagoniste montrant une photo dans laquelle on entre pour suivre un autre récit dans lequel on bascule soudain produit une métalepse. Mais ça peut être aussi le reflet de la caméra dans un miroir au milieu d’une fiction, par exemple.
Le titre « Showtime » est d’ailleurs la première métalepse du récit, puisqu’il indique le début d’une fiction qui est un show dans lequel on nous demande de rentrer tout en affichant son aspect fictionnel. L’introduction que j’évoquais, celle du rat qui nous demande de le suivre et nous introduit dans le monde du journaliste, est une autre métalepse. Et il y en a encore d’autres.

Mais j’ai dis qu’il y avait trois termes, et le deuxième est « se dérober ». Dérober est un verbe élégant à plusieurs sens, qui veut dire voler dans son sens le plus plat, mais qui s’entend plutôt ici comme esquiver. Se dérober, c’est échapper à la prise de l’autre, et c’est ce que fait le magicien M à plusieurs reprises dans le récit d’Antoine Cossé, en disparaissant et faisant disparaître des objets. C’est aussi ce que fait Antoine Cossé dans ce livre, puisqu’il raconte une histoire dont il ne donne pas toutes les pistes, pour nous empêcher de nous saisir de son sens.

Les récits dans lesquels le sens se dérobe peuvent vite devenir pompeux et chiants, me direz-vous, et c’est là qu’intervient le troisième terme lié à Showtime, qui est « spectacle », et on pourra même lui ajouter « spectaculaire ».
Le terme spectacle, chez les intellos de gauche, est évidemment lié à la société du spectacle de Debord, et le mot spectacle n’est pas neutre la dedans. Dans la lignée de Marx, Debord dénonce dans son livre la fétichisation de la marchandise. Je n’ai jamais personnellement su quoi foutre de La société du spectacle, mais j’en ai retenu l’ambiguïté de Debord, une ambiguïté dans laquelle on est toujours englué cinquante ans plus tard : On sait que Marx était fasciné par la mécanique du capital, une machine à broyer toute rutilante et chromée, qu’on ne peut que détester, mais qui a de la gueule tant elle est efficace dans sa mécanique. De la même manière, Guy Debord était fasciné par le spectacle de la machine marchande, et par son emprise sur les corps.
Antoine Cossé nous dit dans Showtime, et — il me semble bien, dans la plupart des récits que j’ai lus de lui — que si on veut survivre à la dérobade du sens, alors il faut compenser par le spectaculaire, saisir les corps, ici plutôt les yeux, éloigné du sens, fascinant parce que coupé de ses conditions de production. La magie c’est le spectacle complet, la marchandise complète, la chose qui s’offre sans qu’on aie accès à ses conditions de production.

Si on rassemble le tout, on obtient la définition de ce livre :
Showtime est une métalepse sur la métalepse. Nous lisons en effet un récit qui déroule une fiction qui nous rappelle constamment qu’il est une.
Showtime est une dérobade sur la dérobade. Le récit, qui nous parle d’un homme qui se dérobe, se dérobe au moment de livrer ses clés de lecture.
Showtime est un spectacle sur le spectacle. Il nous parle de la fascination pour la magie comme spectacle ultime, tout en mettant en acte sa fascination par des effets putassiers.

On ne sait pas très bien où se place Cossé dans ce jeu de la dérobade et du spectaculaire, et je crois que sa fascination pour le dessin, le récit qui pulse mais flotte au bord de l’inconséquence l’amène parfois dans l’éther et la vanité. Mais pour moi Showtime est un livre qui fait du funambulisme sur une fine crête, et qui y tient en équilibre. Et il n’y a pas tellement d’auteurs qui arrivent à jouer à ça.

[Chronique précédemment diffusée sur Radio Grandpapier]

Site officiel de Les Requins Marteaux
Chroniqué par en octobre 2019

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