Stickboy

de

Stickboy est un personnage créé par Dennis Worden en 1987. C’est aussi le titre du livre paru initialement aux éditions Arbitraire en 2020, un livre qui compile les six épisodes que Worden a créés avec ce personnage entre 1987 et 2002. Stickboy a été conduit par Alex Ratcharge (dessinateur, éditeur et écrivain avec une attention particulières pour le punk et les pratiques en marge), qui a contacté Worden, réussi à obtenir les fichiers, traduit les six épisodes et proposé le projet. C’est donc une bande dessinée de patrimoine, assez cohérente avec le catalogue d’Arbitraire, qui a déjà publié plusieurs auteurs américains et qui navigue entre le fanzine et l’offset depuis sa création en 2005. Le livre a été édité en 2020 avec une couverture en sérigraphie et un passage fluo. Rapidement épuisé, il a été réédité récemment, dans une version tout en offset.

Mais qui est Dennis Worden ?

Né dans les années 1950, Dennis Worden a grandi en Californie. Il a vécu la fin de la période hippie, et le désenchantement lent et triste des années 1970, et puis l’arrivée de Reagan au pouvoir en 1980 et avec lui le tournant néolibéral, qui achève de rendre Worden étranger à la société. L’excellente et nécessaire postface d’Alex Ratcharge décrit Dennis Wooden comme un auteur perdu entre deux générations : trop jeune pour la vague psychédélique du comics underground, il est trop vieux lorsque que le punk atteint son apogée. Il va faire un peu des deux tout de même, les buvards de LSD vont avoir un grande influence sur son univers mental, mais c’est une colère bien punk qui va le faire connaître du milieu indé du début des années 1980.

Son premier éditeur et influence majeure sera Crumb, qui lui donne sa chance parmi d’autres dans Weirdo en 1981. Peter Bagge, qui reprend les rênes de Weirdo en 1984, le pousse à continuer et Worden sera même publié par Fantagraphics, qui démarre ses activités dans cette même période. Mais Worden est un auteur instable et il se dispute publiquement avec Gary Groth, le patron de Fantagraphics, dès leur première rencontre sur un festival, et à partir de là la carrière de Dennis Worden va se faire de plus en plus foireuse et du coup, de plus en plus discrète. Il est toujours vivant aujourd’hui, il peint, sculpte et dessine toujours dans un bled perdu en Oregon.

Minimalisme et colère

Stickboy, comme son nom l’indique, est un bonhomme bâton minimal avec un trait pour chaque pied, deux traits pour les jambes et les bras, un ovale pour la tête. Sa tête est le seul endroit détaillé, avec de grands yeux noirs, un nez pointu et une bouche qui vocifère. Dès les premières pages, il apparaît clairement que le personnage de Stickboy est l’alter ego de Worden.

Stickboy se fait virer de son boulot pour avoir volé une photocopieuse, abandonne son appartement pour vivre avec juste un sac à dos, exactement comme Worden l’a fait dans sa jeunesse. La drogue, les sectes, les boutiques new age amènent pourtant le récit à dévaler une pente mystique et rapidement Stickboy se met à discuter avec l’oncle Sam, avec la mort, avec son cerveau et son cœur, avec d’autres lui-même comme Cubeman et Marshmallow-man. Stickboy est un récit psychédélique et évidemment Stickboy finit par rencontrer Dieu. Mais si le trip psychédélique est bien palpable, Stickboy n’arrive jamais fusionner avec l’univers. C’est un personnage en colère, en colère contre l’Amérique et une bonne partie de l’humanité, et le psychédélisme de Worden est teinté de désespoir tant il constate que sa lucidité politique empêche toute euphorie. Le réel revient toujours sur la pointe des pieds et le réel est sale, comme on le sait. Stickboy est un dialogue continu avec des personnages rencontrés page après page, qui pour la plupart s’enfuient devant la méchanceté du personnage, mais dont certains reviennent de temps à autre et finissent même par s’installer à ses côtés. C’est un récit qui se construit morceau par morceau, le récit touchant et assez classique dans le milieu underground d’un auteur qui essaie de comprendre ce qu’il veut dire page après page.

Dennis Worden cite Crumb comme quasi unique référence artistique, mais son dessin est assez éloigné de la virtuosité. Il est minimal et un peu laborieux, mais cependant propre et on pourrait même dire soigné, préparé pour la reproduction en noir et blanc, avec des cases dessinées à la latte. Un équilibre intéressant, qui donne un côté assez spécifique et reconnaissable à son travail sur la longueur. Car Dennis Worden essaie de rester accessible malgré la rage qui motorise sa production. Les auteurs américains n’ont pas le filet social qu’on peut retrouver notamment en France et en Belgique, qui leur permettrait d’envoyer tout péter avec morgue. Ils doivent toujours commercer, ce qui rend leur ambivalence par rapport à l’argent plus palpable que pour les artistes européens, qui peuvent bénéficier d’aides et de commandes par divers canaux. En 2005, Worden a même créé un site web où il vendait des pièges à souris décorés, l’une ou l’autre planche de skate, des petites peintures à l’huile, des planches originales. Le site fut abandonné vers 2015, mais on peut encore le trouver via waybackmachine.

Solitude de la pensée

Ce qui frappe à la lecture de Stickboy, c’est que le récit met en scène la solitude de son auteur. Worden évoque ses lectures, qui sont assez larges, du politique à la philosophie et même jusqu’au new age, mais il pense seul. Et même s’il multiplie les rencontres avec des personnages dans sa bande dessinée, des fourmis, des rats, des enfants, des hipsters, des golden boys, des catholiques fondamentalistes, ils sont toujours désincarnés, ils restent des adversaires allégoriques, des représentants de la société américaine avec laquelle Dennis Worden est en conflit ouvert. Et tous les autres personnages, comme Cubeman et Marshmallow-man représentent de manière évidente un des facettes de sa pensée, avec Stickboy comme centre. Stickboy parle donc d’un univers mental, et le dernier épisode dessiné en 2002 s’arrête quand l’auteur semble avoir épuisé ses pensées et ses personnages.

Worden est parfaitement conscient de cette solitude, et il a un rapport ambivalent constant avec elle. Il la maudit, voudrait rencontrer vraiment l’autre, mais la plupart du temps il vomit ses contemporains qu’il décrit comme des sous-produits de la société capitaliste marchande. Parfois il se réjouit d’une rencontre, tout de même, mais la déception n’est jamais loin et la solitude redevient rapidement le seul horizon possible, la solitude et son incessant dialogue intérieur qui rend fou. Stickboy illustre ce moment de l’histoire finalement récente où les récits collectifs se sont effondrés, où la compétition entre individus est devenue la norme, et où les contradictions du capitalisme passent à un niveau supérieur de violence. D’un côté sa promesse de la liberté face aux déterminismes, de l’autre une concentration sans précédent du pouvoir financier et des rapports contractuels brutaux. Stickboy documente parmi d’autres œuvres comment le monde d’après les trente glorieuses ((Ce terme est d’ailleurs devenu infréquentable depuis que l’on sait que sa paix sociale et sa félicité étaient en fait basées sur un pétrole abondant et une Pax Americana meurtrière.)) est devenu le nôtre en écrasant au passage tous les Dennis Worden. Discours de liberté et inégalités croissantes, deux curseurs parallèles poussés à fond qui font vriller le cerveau de tous ceux qui essaient de réfléchir cette situation nouvelle avec un peu d’intelligence.

Le rôle des intercesseurs

Sans un personnage comme Ratcharge, lui-même auteur de ‘zines mais aussi éditeur, écrivain, chroniqueur, et le relai des éditions Arbitraire, il est probable que le travail d’un auteur/personnage arrivé aux limites de la misanthropie comme Dennis Worden n’aurait pu arriver jusqu’à nous. Il nécessite des personnes-relais, qui peuvent composer avec la résistance interne et externe d’un auteur comme Worden, qui ont surmonté un caractère probablement compliqué et des discussions certainement houleuses. Ce travail a été fait non parce que le travail de Dennis Worden est génial, mais parce qu’il en vaut la peine, parce qu’il balise un moment de l’histoire. Crumb a été un de ces relais, de même que Peter Bagge, quoi qu’on puisse penser des deux hommes. Composer avec un gars comme Dennis Worden, c’est refuser l’idée que l’artiste doit être une belle personne (ce terme pourri) mais aussi refuser l’idée romantique de l’auteur solitaire et incapable de communiquer, qu’on regarde de loin en se répétant que son suicide social est cool.

C’est grâce à ce travail d’éditeur qu’on peut avoir accès à des seconds couteaux comme Dennis Worden. Stickboy souligne donc, en tant qu’objet, le rôle vital des intercesseurs dans la constitution d’un spectre plus large de l’histoire de la bande dessinée, ce champ de ruines, que nous préférerons toujours à un panthéon.

[Chronique précédemment diffusée sur Radio Grandpapier]

Chroniqué par en juin 2024