Stupor Mundi

de

En utilisant bulles et narratifs, la neuvième chose fut appréciée comme un moyen d’accès à la culture de l’écrit, une forme d’initiation à sa maîtrise ou son apprentissage. Parallèlement, de part son usage des images, elle fut aussi parfois perçue (surtout dans sa forme dite « muette ») comme étant au plus proche d’une écriture originelle, semblant ne pas être tombée dans les conventions et abstractions de la langue écrite retranscrivant le son des paroles.
L’empereur Frédéric II, surnommé « La stupeur du monde », s’était posé lui la question des origines, non pour l’écriture mais le langage. Sa célèbre expérience (évoquée dans l’album) cherchait à y répondre en élevant des nourrissons sans leur parler pour savoir quelle langue émergerait en eux en grandissant. Sans stimuli avec leurs nourrisses, tous moururent rapidement dans cette quête impériale d’un langage inné et premier.

Stupor Mundi se construirait entre ces deux bornes marquant de manière spéculative les origines de l’écriture et du langage. L’album interrogerait la nature de leurs signes, de leurs rapports, de leurs autonomies, mais aussi de leur utilisation par les pouvoirs temporels et spirituels, ou bien comme outil mémoriel et scientifique. L’auteur sait montrer bien évidement aussi leurs limites, leurs paradoxes : dire la même chose mais d’une façon diamétralement opposée en changeant de langue[1], un livre que l’on cherche dans une bibliothèque, devant contenir une vérité et qui se révélera faussé, et une fillette hyper mnésique pouvant retranscrire des ouvrages entiers, mais échouant à se souvenir et à parler d’un drame récent qui la paralyse littéralement. Qui plus est, ce sera justement par une parole libérée par l’écoute et le dialogue qu’elle se souviendra, et plus particulièrement de propos s’affirmant dans la vérité du témoignage, pour ne pas dire d’un véritable testament, dans un moyen-âge façonné par la Bible et ses suites.

A cette quête dans les tréfonds obscurs d’un inconscient hors langage, le père de la fillette oppose sa recherche pour fixer la vérité de la lumière[2] et de son empreinte. Tout à l’idée de sa pérennité, il en oublie qu’elle est comme le langage ou l’écriture, moins véhicule de vérité que média que l’on informe, le plus souvent par une imagination dévouée au fantasme, au paraître, au spectacle ou aux simulacres. A l’image de ce reflet biaisé par imitation (pp.40-41), la peinture et sa tradition font alors du peintre et de son savoir un modèle, ici littéral, donnant finalement « à la bêtise du monde » une image plus vraie que nature.
La stupeur de ce monde des hommes serait alors peut-être, pour l’auteur, issue du mésusage des outils qui le font avancer, progresser, et surtout dans l’incompréhension de ce qui en pervertit ou limite le rayonnement éclairant, voire chez certains les ayant perçus dans l’absence de scrupule à ne surtout pas s’en servir.

Néjib reste aussi cohérent avec ses thématiques. Son précédent livre montrait un jeune David Bowie cherchant dans une époque libérée à faire de l’image d’un chanteur un langage tout en développant une écriture musicale originale. Stupor Mundi poursuit une quête semblable de succès par l’image, utilisant avec la même profondeur une neuvième chose faite d’équilibres originels, pour traduire un moyen âge semblant assujettir les signes décrivant le monde, à la croyance aveugle en cette parole biblique devenue pouvoir politique.

Notes

  1. Dans l’album, là où le latin désignerait une « camera obscura », l’arabe décrit une « maison de la lumière ».
  2. La lumière au sens large, celle des photographes et celle des philosophes.
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Chroniqué par en mai 2016