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The World Is Mine

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Le classique culte de fin de siècle d’Arai Hideki, longtemps épuisé, s’est vu réédité l’an dernier en cinq volumes massifs accusant plus de 600 pages chacun. Chef d’œuvre controversé qui, avec le Koroshiya Ichi de Yamamoto Hideo, a marqué une époque de Young Sunday, ce titre n’a pas eu l’occasion de défrayer la chronique mondiale comme son comparse gratifié d’une adaptation au cinéma (bien que feu Fukasaku Kinji envisageait le projet avant sa mort).
Ce qui ne l’a pas empêché de recevoir un accueil critique des plus élogieux, particulièrement en regard de sa relative confidentialité. Ainsi, les bandeaux promotionels entourant les différents volumes sont émaillés d’encouragements dithyrambiques venant de grands noms de la scène de l’entertainment Japonais contemporain : des auteurs branchés comme Isaka Kôtarô et Abe Kazushige, Kishida Shigeru du groupe de rock Quruli (qui est allé jusqu’à appeler un album «The World Is Mine») et le groupe de rap Rip Slyme, tous gratifient The World Is Mine de commentaires enthousiastes, une pratique qui existe au Japon sans avoir l’ampleur quasi-systématique qu’elle peut prendre en Amérique du Nord. On trouvera jusqu’à l’acteur/réalisateur/auteur Suzuki Matsuo ou le réalisateur d’Evangelion, Anno Hideaki, mentionnés comme des fans.

The World Is Mine a été décrit alternativement comme la bible pour un nouveau millénaire, et un désastre total dans de mauvaises mains. En surface, il s’agit d’un récit d’action/suspense effroyablement intense et violent, qui suit deux criminels, Mon le féroce et bestial et son partenaire Toshi, un poseur de bombe maléfique et fanatique.
Alors que Toshi-mon (comme les médias finissent par les appeler) se lancent dans une campagne de terreur tout au long de l’archipel Japonais, ils vont croiser le chemin tout aussi violent de l’Higumadon, une créature aux airs d’un énorme ours. Toshi-mon continuent leur cavale, tuant des civils et échappant aux autorités, semant la peur dans l’establishment Japonais et déstabilisant profondément la société.
Et alors que le phénomène inexplicable d’Higumadon semble de plus en plus lié aux deux fugitifs, le récit commence à prendre des accès religieux au diapason du pays entier — jusqu’à l’arc final de l’histoire, d’une portée qui s’étend exponentiellement, dépassant ce qui avait débuté comme un série de crimes pour englober l’histoire de l’humanité elle-même.

The World Is Mine s’appuie sur deux points forts : une violence crue, et des personnages particulièrement détaillés. La violence peut poser problème, comme je l’ai mentionné plus haut. Que ce soit dans l’action la plus intense ou pour des scènes plus émouvante, The World Is Mine est dans une catégorie à part dans l’univers du manga.
Arai ne fait preuve d’aucune retenue lorsqu’il s’agit de pousser les limites dans ce qu’il représente. Dans le cadre d’un long entretien dont on trouvera une partie dans chacun des cinq volumes, il explique que son rapport à la violence s’inspire de l’approche de Beat Takeshi dans ses films de gangsters. Pour lui, la violence ne doit pas être montrée sous un jour attrayant ou élégant, sinon elle perd de son impact. Pour qu’elle soit pertinente et porteuse de sens, elle doit faire mal. Il y a bien une multitude de fusillades dans le manga, mais ce sont les meurtres rapprochés (comme lorsque Toshi tue pour la première fois en poignardant maladroitement une jeune femme qui hurle et appelle à l’aide) qui sont les plus marquants.
Alors que Toshi et Mon viennent à se retrouver au centre de l’attention du pays, de nombreux jeunes désenchantés venant de tout le Japon vont faire d’eux leurs héros, formant une masse grouillante de fanatiques. D’une certaine manière, ils représentent les lecteurs de The World Is Mine qui n’y voient que la débauche sans fin de la cavale sanglante de Toshi-mon. Arai pousse ainsi le lecteur à considérer la cruauté et l’immoralité de son duo central, tout en le confrontant au spectacle de leurs actions.

L’autre point fort qu’Arai utilise avec talent dans The World Is Mine, ce sont ses personnages. Partiquement tous sans exceptions sont impeccablement développés, à commencer par l’opposition entre les deux personnages principaux.
Mon est un Mowgli moderne, élevé dans la nature. Il est impulsif, violent et brut, mais possède également un côté innocent et serein. Il est l’Homme Primitif et l’enfance. Toshi est un postier qui mène une vie relativement normale, et qui se découvre une passion pour l’Internet et les explosifs. Il est cruel, revanchard et trouillad, un Homme Moderne et le produit d’une société injuste et sale. Sans surprise, Maria l’héroïne est une figure de Vierge pleine d’empathie et de compassion, qui doit contrebalancer ses croyances avec sa haine dévorante des actions de Toshi-mon lorsqu’elle se retrouve kidnappée et embarquée dans leur périple.
Les personnages secondaires d’Arai compensent leurs brèves apparitions en rivalisant d’excentricité : un premier ministre pervers et intelligent qui ne respecte pas les règles de la politique ; un journaliste qui griffonne sans cesse des phallus dans ses cahiers de notes alors qu’il poursuit ses pistes ; un commandant de police catatonique aux muscles faciaux inertes, qui l’amènent à baver et cracher de manière incontrollable chaque fois qu’il parle ; ou encore un vieux chasseur d’ours venant d’Hokkaidô qui débarque sur l’île principale pour chasser Higumadon, et qui formera une fragile amitié avec le journaliste.

Au-delà de l’action et ses personnages, The World Is Mine est aussi remarquable pour la variété et la justesse de ses représentations des dialectes régionaux Japonais. La majeure partie de l’histoire se déroule dans la partie Nord de l’île de Honshû, dans les préfectures d’Aomori et d’Akita situées au Nord-Est de Tôkyô, et Arai s’est appliqué à recréer les accents et les expressions des gens du cru, bien qu’il ait été lui-même elevé dans la capitale qui en est dépourvue.
Cette impression de la dimension géographique est centrale au manga, qui utilise une quatité presque ridicule de sous-titres Godard-esque (ou faudrait-il dire Anno-esque ?) indiquant la date et le lieu à chaque changement de scène. De cette manière, les événements du récit revêtent un réalisme presque documentaire, un enracinement qui renforce encore l’ampleur de l’histoire.
Il est souvent difficile de suivre le dialogue, et ce pour plusieurs raisons. D’une part, les dialectes d’Aomori et d’Akita sont très particuliers comparés au Japonais standard parlé à Tôkyô, et demandent une période d’acclimatation avant que l’on s’y habitue. Qui plus est, le style narratif d’Arai présente lui-même quelques particularités : durant les passages d’action ou d’émotion extrêmes, ses personnages se mettent à parler à l’aide d’interjections. Il m’est difficile de dire s’il s’agit là d’une spécificité de l’auteur, ou s’il s’agit plutôt de la représentation d’un ralentissement du temps durant des séquences qu’Arai cherche à souligner (ainsi rompant la Règle d’Or de la bande dessinée selon laquelle un personnage a tout le temps du monde pour dire sa réplique avant la fin de la case).
Il faut rajouter encore à ces problèmes fondemmentaux le fait qu’Arai choisit parfois de rompre le rythme de la narration pour se lancer dans de longues explications techniques sur des sujets aussi divers que la chaîne de commandement dans l’armée, les manœuvres politiques ou la manipulation de l’opinion publiques, des choses dont il reconnaît lui-même qu’il ignorait tout avant de se lancer dans la réalisation de ce manga, mais qui était nécessaires pour traiter ce sujet avec tout le sérieux qu’il méritait.

Cette réédition en cinq volumes devait aussi comprendre un certain nombre de pages inédites rajoutées par Arai pour développer l’histoire. Je me suis prêté à l’exercice de la comparaison avec les 14 volumes initiaux, et en dehors de quelques petites coquilles dans la version soit-disant améliorée, les ajouts à l’histoire (principalement vers la fin de l’ultime tome) ne sont pas aussi essentiels que l’on aurait pu l’espérer. Il y a très peu de nouveau matériau, Arai s’est limité à rallonger certains passages qui étaient trop denses ou n’avait pas l’impact qu’il souhaitait, en prenant des paragraphes descriptifs de l’original pour les répartir sur plusieurs cases et rendre l’ensemble plus lisible.

Au final, The World Is Mine est aussi grandiose que le titre le suggère : c’est à la fois un spectacle indécent, une aventure débridée, une déclaration difficile et enivrante, et une interprétation des questions fondemmentales de l’humanité et de la vie.
Chaudement recommendé.

(Cette chronique est parue originellement sur le blog de Stephen Paul, Robots Never Sleep)

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Chroniqué par en juin 2007