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Un Gentil Garçon

de

L’autobiographie s’apparente au journal d’un voyage a posteriori, réflexion(s) plus ou moins immédiate(s) (voire pas du tout) sur ce qui a été vécu pendant une période donnée qui, dans son extension maximale, se bornerait par la naissance et le moment de rédaction.
En image, elle n’a pas d’équivalent. Il y a bien l’autoportrait, mais celui-ci est plus un miroir figé, un moment de vie saisi/construit plutôt qu’une vie vécue. Le corps d’une personne y fait face au temps, quand dans la première c’est une personne dans son corps, dans un temps. Il s’agit de dire par les mots «comment ç’a été fait, d’où vient ma personnalité», non pas «voilà ce qui est fait, voilà ce que je suis ici et maintenant».

Dans son compromis d’un rapport texte/image, la bande dessinée offre peut-être les premières images mouvantes, dans le temps, s’approchant de cette pratique littéraire.[1] L’image de bande dessinée s’écrit, comme les lettres se dessinent.
Reste cette irréductibilité. L’image montre. Dire soi, dire «je» en bande dessinée, c’est se dessiner, proposer un homoncule qui sera soi, et que l’on verra bouger comme un autre, comme tous les autres nous voient/le verront bouger. Certes, celui-ci peut être de diverses conventions, styles, qui le feront oublier, s’effacer quelque peu, quelque soi … Mais en conséquence, il fait que l’auteur se dédouble, se re-représente,[2] là où l’écriture fait avant tout émerger l’introspectif.
A trop se montrer donc, le danger est que l’on passe plus facilement du voyageur au touriste, de celui qui explique/témoigne d’un rapport au monde à celui qui montre qu’il y était, partie d’un monde-souvenir rétrécissant devenant idéal au fur et à mesure que le temps passe.

Abe Shin’ichi ne vit pas pour se faire des souvenirs. Il vit dans ce flux qui nous porte tous, s’en sachant voyageur immobile et sans destination. Pour lui, sa vie ne fait pas histoire, ce sont les événements qualifiés de minuscules à l’échelle des foules qui font cette histoire, qui font ses bandes dessinées. Le problème n’est plus de se re-représenter soi et les autres, mais de dire ce qui fait événement (ce qui advient comme tel) à soi, voire aux autres. Ce n’est pas la cohérence d’une vie, d’un «je» dans la réalité qu’il veut exprimer, mais celle beaucoup plus indicible, souvent incohérente en conséquences, qui fait que la réalité est pour chacun une construction singulière permanente. Du coup, «ce qui advient», ce qui fait événement, est ce qui fait sens, à soi et à l’autre, ou à soi uniquement.

Pourquoi cette chevelure dénouée est-elle bouleversante ? Pourquoi cette main portée à un sein gauche (sein du cœur) est-elle d’un vide sensuel faisant sens ? Et cette épaule mordue à sang ? Cette berge ? Cette attente ? Ce typhon ? Ce couple ? Ce policier ? Ce chat ? Cette guitare ? Ce retour ? Cette lettre ? Cette phrase ? Ce bruit ? Ces sons ? Cette boîte renversée ?
Quel(s) signifié(s) leur a-t-il été accolé ? A quel moment ? Comment ? Par qui ? De quels gestes, habitudes, scènes témoignent-ils ? Quelle(s) vie(s) racontent-ils ? Quel drame cachent-ils ? Quelle existence ?
A toutes ces questions l’auteur ne répond pas frontalement. Il voit l’événement, en remonte les fils, en dénoue certains, puis les met à plat, les tisse ou les accole, en fait une histoire ajourée et ténue qui aboutit à l’événement. Il s’agit plus de propositions que d’explications. Le flou du perçu, sa relativité, empêche toute affirmation et toute conclusion. Les fins de ses histoires sont donc ouvertes car la vie continue. Abe est bien vivant.

Est-ce de l’autobiographie ? Oui, car c’est une bande dessinée d’auteur. Qu’importe que cet homme et cette femme soient ou non Abe et sa compagne. Le problème n’est pas là. Béatrice Maréchal le précise bien, Un Gentil Garçon est un «watakushi manga»,[3] une «bande dessinée du moi» qui se distingue bien du «je» dans la mesure où celui-ci est d’abord fait d’apparence. La distinction est là, la singularité aussi. Oui, les bandes dessinées autobiographiques occidentales sont alors, peut-être, un jeu d’apparences (de «je» d’apparence), comme un sims commencé par la fin et motivé par le quant-à-soi du souvenir à laisser.
La fraîcheur de ce beau livre[4] est dans cette nuance, dans une attention à soi d’une humanité fragile qui paradoxalement — douloureusement parfois — l’ouvre sur son environnement proche pour en déceler la musique secrète faite de bruits oubliés, de souffles arythmés et de silences partagés.[5]

Notes

  1. La possibilité de se filmer existe depuis près d’un siècle maintenant, mais des contraintes essentiellement techniques et leur rapport au réel semblant objectif, l’ont restreint jusqu’à maintenant au documentaire et au mémoriel. Avec la légèreté du numérique les choses semblent pouvoir changer. Le travail récent d’Alain Cavalier, par exemple, montre les possibilités voire les impasses d’une autobiographie filmée.
  2. Notion d’avatar.
  3. Béatrice Maréchal est la traductrice de ce livre et fait partager, comme de coutume, sa grande connaissance du Japon et des mangas dans une postface éclairante et informée.
  4. Une fois encore les éditions Cornélius ont fait un travail éditorial remarquable. Les onze histoires réunies sont toutes datées des années 70 (1970 à 1976), sauf une datée de 1994. Un panel large donc, permettant d’apprécier l’évolution et les styles graphiques de l’auteur.
  5. D’où une attention extrême portée aux onomatopées, qui n’ont heureusement pas été traduites directement dans l’image.
Site officiel de Cornélius
Chroniqué par en janvier 2008

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