Vénus Privée

de

Mes parents n’ont jamais possédé de voiture. Dans le contexte des trentes glorieuses, ça semble anachronique, mais mon père est allé travailler toute sa vie en transports en commun, à 45 km du domicile. Que faisait-il dans les bus et les trams ? Il lisait, principalement des polars. Quand il travaillait le samedi et que j’étais enfant, je l’accompagnais parfois, et nous achetions au marché de Binche (dans le Hainaut, en Belgique) de quoi lire tous les deux. Je pouvais acheter deux Pif poche, un pour l’aller, un autre pour le retour. Mon rapport à l’objet « livre » et à la bande dessinée s’est construit en partie grâce à ces objets modestes, achetés en seconde main et lus dans le silence et les chaos du tram, tandis que nous traversions la campagne puis la conurbation industrielle de Charleroi. Polar et bande dessinée, deux sous-genres littéraires qui font partie de ma mythologie personnelle donc.

Dans les années 1980 pourtant, au moment où j’aurais pu commencer à lire du roman noir, le virilisme d’Alain Delon et de Paul Belmondo triomphait au cinéma, dans des fictions qui me semblaient — même enfant — les cadavres d’un passé fantasmé et mortifère. Alcool et petites pépées, joutes verbales et grosses bagnoles, rien ne m’y parlait. Des clichés répulsifs dont il m’a fallu des années pour me défaire. Je sais depuis que le polar est un genre important, et qu’il se donne pour rôle de nous rappeler qu’il y a de la crasse et une nature grouillante sous la nappe à fleur que la bonne société installe pour pique-niquer.

Vénus privée est édité par Ici-Même, maison d’édition créée en 2013 à Nantes, portée à bout de bras par Bérengère Orieux, et qui a publié notamment plusieurs Giacomo Nanni qui sont pour moi des livres importants. Les petites structures éditoriales sont fragiles. Un livre qui ne se vend pas bien et c’est une mauvaise passe, deux livres qui ne se vendent pas deviennent une menace. Donc si vous voyez un livre de petit éditeur — en ligne ou en librairie — qui semble vous plaire, passez le pas de l’achat avec le sentiment de poser un acte concret, pour une économie de proximité, et la biodiversité de la culture.

Roman noir et couverture jaune : le Giallo

Vénus privée est une bande dessinée de Paolo Bacilieri basée sur un roman de Giorgio Scerbanenco datant de 1966, ce qui nous fait deux biographies.

Giorgio Scerbanenco est un romancier né à Kiev le 27 juillet 1911 de mère italienne et de père ukrainien. Sa mère et lui s’installent à Rome alors qu’il a six mois, pour des raisons inconnues, puis, en 1917, ils retournent tous deux en Russie, dans un pays secoué par la révolution d’octobre, et découvrent que le père de Giorgio a été fusillé par les bolcheviques. Mère et fils repartent pour l’Italie, à Rome puis Milan. C’est dans cette ville qu’il mourra en 1969, après avoir traversé une autre guerre et d’autres événements encore. Il est un représentant de la troisième génération de la Ligne lombarde, pas vraiment un mouvement ni une famille artistique d’Italie du Nord qui comporte quatre générations, entre la fin du 19e siècle et les années 1970. Il a écrit de nombreux polars.

Paolo Bacilieri est auteur et scénariste de bande dessinée né en 1965. Il a été publié en Italie, et en France par Casterman dans la revue (A suivre) notamment. Il a collaboré avec Manara, et son style graphique au noir et blanc tranché est influencé par Hugo Pratt, Munoz et Sampayo, un dessin froid mais qui peut se frotter à l’expressionnisme au besoin. Le roman noir fait partie de ses influences littéraires évidente. Ici-Même a publié ses récits Fun en 2015, et More fun en 2016, un récit en deux parties sur l’histoire des mots croisés qui parle de la naissance de ce passe-temps bizarre inventé — le saviez-vous ? — en 1913. Le récit utile les mots croisés à la fois comme concept et comme outil graphique pour parler d‘histoire, de paranoïa et d’espionnage.

Vénus privée est donc l’adaptation du premier récit de la série Duca Lamberti, qui en compte quatre, publiés entre 1966 et 1969, et traduits et réédités depuis comme un classique du Giallo. Giallo se traduit par “jaune”, c’est un nom utilisé en Italie pour désigner, de manière générale, le genre policier, en référence aux couvertures jaunes qui permettaient de les identifier. Hors d’Italie, Giallo est le nom que l’on donne à un genre cinématographique principalement italien à la frontière du cinéma policier, du cinéma d’horreur et de l’érotisme qui a connu son âge d’or des années 1960 aux années 1980. Une excellente vidéo de présentation sur cette deuxième définition du Giallo peut se trouver sur le channel Youtube Cinéma et Politique, que je vous recommande (Le giallo : une radiographie de l’Italie d’après-guerre)..

Tragédies croisées

En ouverture de Vénus privée, un vieil homme en vélo, quelques policiers et deux journalistes discutent près du cadavre d’une jeune femme saignée à blanc, découverte par hasard dans une zone suburbaine italienne. Un fait divers macabre mais sans importance qui ne vaudra qu’un entrefilet dans la presse.

Sans transition, nous rencontrons Duca Lamberti, un médecin tout juste sorti de prison après une peine de trois ans. Un homme d’affaires veut l’engager pour tenter une dernière fois de sevrer son fils alcoolique, un jeune homme de 24 ans au visage poupin. Duca Lamberti n’a pas vraiment le choix, il n’a pas un sou et veut aider sa sœur, mère d’un enfant d’un an sans ressources. L’homme d’affaires lui donne toute autorité sur son fils, y compris le droit de mort, et des moyens financiers conséquents pour soigner son rejeton ou l’en débarrasser.

Duca Lamberti, devenu médecin parce que son père ne voulait pas qu’il soit policier comme lui, radié de l’ordre et emprisonné pour avoir pratiqué une euthanasie, se voit en quelques pages du récit transformé en soigneur d’âme. C’est déjà du lourd, mais ce n’est pas fini, car il découvre vite que Davide, le jeune homme qu’il a mission de soigner, boit pour noyer la culpabilité : une femme fantasque et désespérée lui a demandé de l’aide, mais après avoir profité de la situation, Davide l’a rejetée. Il a découvert depuis que cette femme n’est autre que Alberta Radelli, la jeune femme retrouvée saignée à blanc en ouverture du récit. La curiosité de Duca Lamberti est piquée à vif et, jouant de son sens du contact, il devient un chapitre plus tard détective privé. On le voit bien, Vénus privée est un préquel, le récit d’une enquête qui transforme un homme déchu en figure héroïque. Du polar pur jus.

« On a mal regardé la vie, si on n’a pas aussi vu la main qui, avec mille ménagements, tue. » constate Friedrich Nietzsche[1]. Le polar, et Vénus privée parmi eux, est une démonstration par l’exemple de cet aphorisme.

Les polars les meilleurs sont des histoires où tous les hommes vertueux souffrent, où les ordures ont la belle vie et agissent sans remords dans un monde fait pour eux. Les polars les plus intéressants évitent d’utiliser des grands mots comme pouvoir, oppression, capitalisme, exploitation, mais nous confrontent avec une certaine méchanceté (et donc une certaine jubilation coupable) aux manifestations les plus diverses de tous ces concepts. Selon les auteurs et les époques, la justice peut être rendue ou pas, par des moyens institutionnels (en remettant les crapules à la justice), par des moyens personnels ou par un effet de justice immanente. Autant de choix narratifs qui sont aussi politiques, et c’est évidemment ce qui fait que de nombreux critiques défendent le polar comme forme majeure car mineure, à la fois humble, généreuse, putassière, accessible, que ce soit sous la forme d’un roman de gare ou de la séance cinéma, ou bien sûr, d’une bande dessinée.

Nostalgie rétrofuturiste

Mais pourquoi Vénus privée ? Pourquoi adapter ce roman italien des années 1960, aujourd’hui ? Tentons quelques pistes.

Il y a d’une part une sobriété old school dans ce récit, une économie évoquant l’esthétique lente, descriptive et silencieuse du cinéma d’après-guerre. Cette sobriété va bien avec le dessin noir et blanc de Paolo Bacilieri, qui trouve un plaisir premier à dessiner cette Italie des années 1960, à l’architecture encore semi-rurale, où le téléphone a des fils, et où l’on fume clope sur clope. Le dessin de Bacilieri est sec et emprunté d’une forme de nostalgie, comme celui du Dan Clowes des débuts (on pense à Lloyd Llewellyn), mais il dépasse la pure adaptation paresseuse en jouant de l’espace la page pour y faire serpenter les dialogues entre les reproductions de photos et les gros plans appuyés sur les gestes et attitudes de ses protagonistes.

Il y a par ailleurs, dans ce récit, quelque chose du meilleur des années 1960, cet espoir d’émancipation teinté de lutte qui est connu pour avoir généré mai 68. Un espoir qui pourtant ne se raconte pas d’histoire : si le confort matériel des trente glorieuses est présent, avec des magazines, des voitures de sport, des magasins de luxe, le récit attire l’attention sur le destin des femmes dans cette Italie de cocagne : toutes ses protagonistes vivantes ou mortes, sont victimes de la violence machiste. Ainsi, la sœur de Duca Lamberti élève seule et sans ressources son enfant ; la première victime, Alberta Radelli, a fait quelques études mais sent bien qu’elle ne sera jamais autre chose que vendeuse, et encore, tant qu’elle sera mignonne ; enfin Livia Ussaro, que rencontre Duca Lamberti et qui l’aidera dans son enquête en risquant sa vie, est une femme émancipée, férue de sociologie, parfaitement outillée pour toucher du doigt le plafond de verre qui la condamne.

De son côté, Davide, le fils d’un homme d’affaires, personnage sans relief, dispose d’un capital social qui le met en position dominante bien qu’il n’en a ni le désir ni les capacités.

Après qu’il a tenté de se suicider, Duca Lamberti l’engueule dans une scène mémorable : « Ça vous arrive de penser aux autres, Davide ? » lui adresse-t-il avant de lui donner une courte leçon sur le ruissellement : l’argent dont il dispose sans y penser et par chance est une nécessité pour d’autres, et à défaut de pouvoir y changer quelque chose il a donc une responsabilité, dans la relation qui s’établit, à le redistribuer. Duca Lamberti transforme ensuite le jeune homme en chauffeur docile, et en lui donnant un rôle dans sa quête de justice, il réussit à écarter le jeune homme de l’alcool — et de son père toxique du même coup. Là encore, le récit qui se veut noir suinte de l’espoir d’une justice possible et d’une place retrouvée pour chacun.

Enfin, paradoxe intéressant, Vénus privée est un roman qui a pour toile de fond la modernité en Italie, et les bouleversements que la société de consommation inflige à la vieille Europe. Il annonce des temps changeants, mais qui ne sont pas encore là, à l’image de l’immeuble dans lequel se passe la fin du récit, haut immeuble planté seul au bout d’une rue nouvellement créée. Écrit vingt ans après une guerre brutale contre l’extrême-droite, Il parle d’émancipation comme d’une promesse, mais à laquelle, à l’instar les personnages féminins qu’il déploie, Giorgio Scerbanenco ne croit qu’à moitié. Mais l’ennemi, le mal, y sont identifiables. Il s’agit d’hommes, qui prennent des photos, ont des couteaux, des voitures, de l’agent dans des coffres-forts. Ils peuvent être mis en prison et leurs réseaux être démantelés.

Près de soixante ans après la publication de ce roman, nous vivons dans un monde qui a perdu sa modernité pour la globalisation, et où la domination n’a plus de visage. Nous nous sommes fait déposséder du pouvoir d’agir sur le monde, et les décisions qui nous impactent sont toujours prises ailleurs. La fureur et le glissement vers l’extrême droite auquel nous assistons ne sont pas étranger à ce glissement.

Vénus privée évoque avec nostalgie un moment de l’histoire où chacun avait une place possible, aussi bien un homme sorti de prison que le jeune bourgeois oisif et même la femme refusant le destin du mariage. Le plein emploi n’y désigne pas le marché du travail, mais une société où chacun a une tâche dans un futur à construire.

Et même si Giorgio Scerbanenco met dans son roman toutes ces choses au conditionnel, et que Paolo Bacilieri nous les dessine parfois grimaçantes, Vénus privée nous affirme en fumant des clopes qu’on peut être intelligent et optimiste, si on fait sa part. En ce mois de juillet 2024, nous ne pouvons qu’être nostalgique de la vision du futur que ce passé nous offre.

Notes

  1. Par delà le bien et le mal, Friedrich Nietzsche, 1886
Chroniqué par en juillet 2024