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Le Viandier de Polpette

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Ne se fiant qu’à la couverture, l’amateur de bande dessinée pourrait penser qu’il tient là un livre à la mode, surfant sur le dernier courant en vogue. Fort de son succès télévisé, l’art culinaire commence ainsi à apparaître chez quelques éditeurs de bande dessinée, [1] ce qui n’est a priori pas pour me déplaire, étant passionné par les deux… Cependant, on conviendra que le concept de ce livre semble plus ambitieux qu’une simple expérience culinaire. En mêlant allègrement les genres, les auteurs semblent avoir voulu créer une œuvre au ton original et innovant, où aventure et récit intimiste ne sont pas antinomiques, et où cuisine et chronique familiale tombent sous le sens. Et du haut de ses 134 pages de bande dessinée agrémentées de schémas explicatifs des lieux et de quelques recettes illustrées, il devient difficile de nier qu’il s’agit là d’un album véritablement ambitieux.

Mais rapidement, on constate que l’histoire n’a pas la même ampleur — classique, banale même, on peine à trouver un intérêt réel aux relations entre les personnages, pourtant sujet principal du livre. Certes, les auteurs semblent avoir tout tenté pour donner une véritable profondeur, définissant une personnalité et un background précis pour chacun des personnages principaux. Mais justement tout semble trop écrit, à l’image des premières pages où l’on nous présente longuement Polpette et le parcours qui l’a conduit ici, au Coq vert, et qui n’apportent vraiment rien à la suite. Approfondir les personnages pour combler le vide du récit, voilà une astuce scénaristique qui mérite le plus grand soin si elle veut rester discrète. Pis, les personnages se révèlent dans l’ensemble assez caricaturaux, quand ils ne sont pas fades. On trouvera donc le gentil comte-fils, propriétaire du domaine du Coq vert qui a peur de décevoir son père,[2] le gentil cuisinier à la force tranquille, le gentil serviteur qui s’est occupé du jeune comte depuis sa plus tendre enfance, les gentils — quoique parfois farfelus — clients du Coq vert qui feront tout pour aider leur hôte dans les moments difficiles, le gentil comte-père qui semble un peu bourru mais qui a un grand cœur au fond… et enfin les méchants cousins qui espèrent récupérer l’héritage.
Ce manque d’enjeux et cette simplicité pourrait être l’occasion d’explorer d’autres aspects du récit. Comme cela peut être parfois le cas dans Lou !, la série phare de Julien Neel, où cette sobriété lui permet de composer plus finement les relations entre les personnages, jouant avec les dialogues et les situations à double niveau de lecture. Ici, cependant, rien n’évolue ou presque. Tout ce plein semble trop vide, et le plaisir de lecture en pâtit.
Plus encore, le choix d’entrecouper la narration par des recettes de cuisine aurait pu être original et apporter une véritable fraîcheur. Malheureusement, elles alourdissent le récit : leur intégration sous forme de «cahier de grand mère» ne me semble pas judicieuse, opérant une rupture narrative qui altère la fluidité de la lecture, mais aussi une rupture formelle avec le domaine de la bande dessinée. Notons que leurs insertions sont de plus généralement mal amenées, se produisant au beau milieu d’une discussion par exemple… D’ailleurs, on n’en trouve que dans les premières pages du livre, comme si les auteurs s’étaient rapidement aperçus que le procédé ne fonctionnait pas bien, préférant alors reléguer les autres recettes en fin de livre, dans une annexe spécialement dédiée.

Ce n’est pas tout le soin et le talent apporté aux pages par Julien Neel qui peuvent rattraper cette sauce qui ne prend pas. Pourtant, il faut avouer que sa narration sauve quelques meubles, avec ces cases en pleine page et ces effets de grand angle qui nous font littéralement pénétrer dans l’image. Sa grande science du rythme aussi, magnifiée dans Chaque chose (Gallimard), réussit à établir une réelle atmosphère paisible, tranquille, comme une ballade à la campagne. Et si grâce au travail de Julien Neel la lecture se fait charmante, elle ne parvient néanmoins jamais à atteindre le niveau de ses ambitions. Il est étonnant qu’un ouvrage qui parle de cuisine sache si mal mêler ses ingrédients : il ne suffit pas d’ajouter un élément des différents genres — au contraire, plutôt qu’agglomérer il faut fusionner, jusqu’à ce que les genres se confondent et que leurs limites deviennent floues. Ici, l’insertion de l’aventure, par exemple, arrive en fin de récit, sans prévenir et en abandonnant la plupart des enjeux et thématiques précédemment abordées. En fait, seul l’aspect chronique familiale (pourtant simpliste et caricaturale) soutend l’ensemble de façon plutôt cohérente, mais cela tient plus du fait qu’il représente la plus grande part de l’intrigue que d’une réelle intégration réussie…
Là où certains parviennent à raconter beaucoup avec un récit où il ne se passe pas grand-chose, en jouant sur la profondeur thématique et les non-dits, ici les auteurs semblent avoir été dépassés par le potentiel de leur œuvre, ne parvenant jamais à suffisamment accomplir chacun des aspects de leur concept multigenre. L’intérêt de ce constat d’échec est bien de comprendre que la richesse d’une lecture ne se fait pas par l’abondance des différents éléments qui la constituent, mais plus par la cohérence qui fait de cet ensemble un tout. L’essentiel étant de trouver le bon liant.

Notes

  1. Prenons pour l’exemple Lord of burger d’Arleston, Alwett et Barbucci chez Soleil ; En cuisine avec Alain Passard de Christophe Blain chez Gallimard, et bientôt l’adaptation du blog de Guillaume Long hébergé par Le Monde : A boire et à manger.
  2. Etonnamment personnage principal de l’histoire, alors que le titre laisserait présager que ce serait le cuistot qui tiendrait ce rôle.
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Chroniqué par en septembre 2011