Watertown

de

Tout serait-il affaire de légendes dans ce petit monde en surface, flottant sur un flux intarissable ? Ces orientations du sens n’en donneraient-elles pas un ou quelques-uns à nos vies extravagantes d’absurdités ? N’en guideraient-elles pas les images réflexives, mais aussi les lectures des paroles mémorisées ? Voire peut-être même, que ce légendaire à la fois abyssal et éthéré nous nourrirait bien mieux que du pain ou un muffin ?

Tout commencerait par une phrase banale prononcée, devenant le lendemain dans la mémoire d’un modeste agent d’assurance à la vie monotone et solitaire, la légende capitale d’un fait divers transformé en image sensationnelle par sa proximité locale et une médiatisation le rendant potentiellement universel. La victime n’a pas pu mourir d’un simple accident domestique. Il y a forcément autre chose. Une femme, des meurtres, et de l’argent peut-être, certainement… Car oui, on ne peut pas mourir d’une simple chute d’étagère qui contenait, ou aurait pu contenir — qui sait ? — quelques livres remplis de légendes ou de récits policiers. Cette mort est inimaginable.

S’en suit une enquête de détective dans les villes très policés des États-Unis d’après guerre. Et Whiting, ce modeste employé tout a sa quête de vérité, devient comme un poisson dans l’eau[1] dans ce milieu liquide qui porte ce monde citadin et ignorant. Car lui sait, ou pour le moins a deviné. Il va enfin assurer et se rassurer en même temps, devenir un de ces héros légendaires souvent rêvé comme tout un chacun aux plus jeunes âges. L’assurance n’est plus un métier, elle est en soi, devient un élan vital autosuffisant, un principe héroïque.

Wartertown aurait pu s’appeler « Comment faire une histoire ? » Quelques mots, quelques images en seraient le départ, dont les intrications et les connivences évoquent les mécanismes de la bande dessinée. L’auteur se serait inspiré d’une phrase notée et d’un album de photos souvenirs ayant appartenu à une famille étatsunienne, acheté sur l’Internet. C’est peut-être justement ces sources et leurs aspects indiciaires — ici littéralement mis en scène et « dé-montrés » — qui impliqueraient le fait que ce livre s’affirme comme un véritable questionnement sur la notion de récit, et sur ce qui structure ce dernier entre réalité et imaginaire. S’ajoute à cela cette interrogation sur cette étrange capacité que nous partageons tous à divers degrés, et qui nous force à trouver plus probable ce qui est de l’ordre de l’imaginaire que ce qui relève de la simple et banale évidence des faits. Ceux-ci seraient des miroirs aux reflets insupportables, car montrant trop précisément nos vies hasardeuses et indéterminées.
Savoir regarder la vérité en face serait peut-être le sujet, la vraie enquête implicite. L’album devient non pas une quête pour dévoiler et mirer la réalité cachée, mais bien une longue poursuite inconsciente du mensonge pour cacher une vie sans aspérités autres que les petites manies et petits désirs lissés dans les ombres conventionnelles. La fin du livre est véritablement un retournement, et le coupable devient en quelque sorte celui qui s’est bercé d’illusions.

Notes

  1. Whiting signifie aussi merlan.
Site officiel de Casterman
Chroniqué par en janvier 2016