Work-Life Balance
Aisha Franz est une autrice allemande qui vit et travaille à Berlin. Elle a fait ses études à Cassel, et en 2011 son projet de fin d’étude, Alien, est édité par Reprodukt qui est depuis son éditeur allemand. Alien sera publié en Français en 2012 par ça & là sous le titre Petite terrienne.
J’ai découvert les fanzines de Aisha à Angoulême en 2012. A l’époque, elle avait rejoint un petit groupe d’auteurs et d’autrices allemands sous le nom de The treasure fleet, dans le but assez classique de mutualiser la distribution des zines et la présence dans les festivals. Les premiers épisodes de Brigitte et la perle cachée, étaient donc là, à Angoulême, sur une table parmi les autres livres du groupe. On discute, elle connaît le travail de l’employé du moi, on lui dit que ce serait cool de la publier, elle trouve que ce serait cool aussi. Bon feeling donc. Reprodukt, son éditeur allemand, aime les collaborations stables, et Brigitte et la perle cachée sortira chez ça & là en 2013, mais nous proposons à Aisha de participer à un livre collectif avec cinq autres autrices, elle dit oui, et elle dessinera un récit, La cigogne, publié dans Echos en 2014.
Peu après, Serge, le patron de çà & là, nous a proposé de reprendre le travail d’édition en français de Aisha, parce qu’il pensait que le travail de la jeune autrice était plus en accord avec notre ligne éditoriale. On a dit oui tout de suite, et c’est ainsi que Shit is real a été édité par l’employé du moi en 2017. Et la voici qui revient avec Work-Life Balance.
Le dessin de Aisha a une trajectoire intéressante : elle débute avec un dessin au crayon très rond et nuancé avec Petite terrienne, un récit intimiste autour d’une fillette, d’une ado et de leur mère. Elle durcit ensuite son trait avec Brigitte et la perle cachée, un récit d’aventure avec pour protagoniste principal une mercenaire à visage de chien dans un monde humain. Echos et Shit is real voient arriver l’encre de chine puis, cinq ans plus tard, Work-Life Balance voit le crayon complètement disparaître au profit d’un dessin à la tablette. Deux traitements graphiques composent les images de ce nouveau récit : l’un est synthétique, rond, quasi abstrait pour restituer ce qui est organique et l’autre est sec et anguleux pour décrire la ville, l’architecture intérieure et les objets techniques. Cette approche donne à ses planches un côté grotesque et brutal que l’on retrouve chez d’autres auteurs et autrices allemands comme Anna Haifisch, mais c’est un dessin qu’on retrouve aussi chez Max Baitinger et Lisa Ehrentraut par exemple.
Bullshit jobs
Malgré son titre qui fait référence à des concepts de développement personnel, Work-Life Balance n’est pas un livre de développement personnel. La nature ironique du titre apparaît rapidement car aucun des personnages du récit, à part un peut-être n’a d’équilibre dans ce récit. C’est même évidemment tout le contraire.
Work-Life Balance se concentre en 256 pages sur quatre citadins d’un monde légèrement futuriste, qui se croisent mais ne se rencontrent pas, ce qui est déjà un indice sur le propos d’Aisha.
Il y a Anita, une jeune artiste, qui a fait des études d’art contemporain mais depuis vend des tasses et bols en céramique artisanaux sur Itsi, sur Instagram et dans des concept stores. Ça marche bizarrement pas trop mal, mais dans un accès de rage inexpliquée, elle détruit quasiment tout ce qui se trouve dans son atelier, y compris la sculpture de l’artiste avec qui elle partage son espace. Désespérée, elle prend la décision de consulter une psychothérapeute, le docteur Sharifi.
Sandra, deuxième personnage, se fout pas mal de son bullshit job de graduate database strategist dans un startup, trop occupée à faire des vidéos sur sa morning routine et à érotiser son quotidien en envoyant des photos de son sexe à un de ses collègues, qu’elle coince régulièrement dans le local photocopie pour y jouer à la dominatrice. Elle est accusée de harcèlement et envoyée sous la menace vers une thérapeute — le docteur Sharifi.
Rex, troisième personnage, travaille pour la même startup que Sandra, Agileal. Son patron super cool le convoque pour lui dire qu’en fait il est trop qualifié et trouvera certainement un meilleur travail ailleurs. Rex se fait donc, en fait, virer mais de manière cool et positive. Complètement fauché, il doit maintenant faire face au quotidien et fait des livraisons de repas à domicile, ce qui est assez déprimant. Un soir, il se rend sur le site Virtuapy.com, développé par son ancienne startup. Le site a pour but de mettre en relation des personnes en demande de soins psychologiques avec des thérapeutes en ligne. Rex constate que contrairement à ce qu’on lui a affirmé, le code de cette appli est le sien, pour lequel il n’a pas été payé. Il n’a donc aucune difficulté à hacker le site et au cours de son exploration, il est mis en contact automatique avec une thérapeute qui vend distraitement sa présence en ligne — le docteur Sharifi.
Le centre du récit est, on l’aura compris, le docteur Sharifi. Elle est la seule à posséder, en écho au titre du livre, un bon équilibre entre travail et vie privée. L’accompagnement psychologique individuel demande un certain détachement pour s’exercer, et le docteur Sharifi est donc parfaite : elle est parfaitement indifférente au sort de sa patientèle. Ce personnage central du récit est d’un vide abyssal, l’œil de son cyclone, et ça aussi est un indice sur le propos de Aisha Franz.
Start-up generation
C’est à Berlin — décor de Work-Life Balance — que j’ai personnellement vu au milieu des années 1990, en grand et peint au gros pinceau dégueu sur des cartons de récup’, l’adresse d’un site web genre nonauxexpulsions.freeweb.com sur une façade de squat. Depuis les années 2000, Berlin est devenue sans surprise, comme la plupart des capitales d’Europe, une ville gentrifiée et parsemée de startups.
Aisha et sa génération sont les contemporains des revues branchées qui ont prôné la fin de la hiérarchie entre patron et employé, puis ont fait disparaître le terme « patron » et « employé », remplacés par « collaborateurs », puis « hiérarchie » remplacé par « horizontalité », etc. Cette mutation a permis de remplacer, surtout, les contrats de travail à durée indéterminée jugé trop plan-plan par des jobs mal payés, ou non payés, ou crowdsourcés mais attention, passionnants et dans un cadre cool. Comme Aisha, nous avons vu les villes se couvrir de flottes de vélos et de trottinettes partagées, de hashtags, de bars à smoothie, de lieux de coworking.
Ce dont parle Work-Life Balance, c’est de la manière dont les mots clés de la psychothérapie et l’usage de ses services a percolé dans l’ensemble des pratiques sociales. Les revendications syndicales sur des conditions de travail ont été remplacées par les éléments de langage du développement personnel. Le bonheur du travailleur et l’équilibre personnel sont devenus subrepticement des préoccupations patronales. Aisha Franz décrit un état de la situation par un ensemble de détails comme des pantoufles que l’on doit mettre au pieds dans les locaux de la startup, le langage choisi pour virer un « collaborateur », ou les espaces vitrés dans lesquels évoluent ses personnages. Dans son récit, le salut de chacun est une affaire personnelle. Le docteur Sharifi, tout comme le patron de la startup Agileal, jouissent d’une vie confortable grâce à une position de rente et leur indifférence complète aux conditions de vie d’autrui. Voilà le constat de ce livre. La brutalité du monde du travail affecte par contre Anita, Sandra et Rex, qu’ils transforment en rage, harcèlement, vengeance et dépression, violences dont sont ensuite tenus pour responsables par les autres ou eux-mêmes. Le dessin de Aisha Franz, sa mollesse et ses couleurs dissonantes accompagnent cette démonstration avec une forme d’inconfort plaisant, flottant, impersonnel, produisant une dissonance de plus.
Mais est-ce que ce récit est juste déprimant, ou est-ce que Work-Life Balance donne une perspective, une espérance, une solution à ce monde post-COVID ? J’ai commencé par dire que malgré son titre, ce livre n’est pas un manuel de développement personnel, et il est donc cohérent qu’il ne délivre aucune méthode pour sortir de la souffrance psychique qui grignote nos cerveaux alors que la crise énergétique se couple à la souffrance du peuple ukrainien, sans oublier les iraniennes et iraniens en lutte mutilés et tués par la police et l’inflation qui poussent les Belges les plus pauvres à se chauffer au barbecue et s’intoxiquer au monoxyde de carbone.
Le salut ne viendra pas de la psychothérapie, qu’elle soit ubérisée ou non, et comme le constate Aisha, le bien être au travail fait partie des stratégies d’exploitation du capitalisme granulaire.
Mais c’est là qu’il faut se souvenir que l’émancipation passe par la capacité à identifier et nommer collectivement les maux qui nous assaillent, et que c’est là le premier moment indépassable d’une action politique, elle aussi collective. Et Aisha Franz met des mots et des images sur l’oppression que nous subissons. Work-Life Balance est donc une bonne bande dessinée. Et de plus, je ne l’avais pas encore dit, Work-Life Balance est un récit drôle et intelligent.
En cadeau, une anecdote informatique
ELIZA est un projet mis en place par Joseph Weizenbaum entre 1964 et 1966, un programme informatique qui simulait d’après lui un psychothérapeute rogérien en reformulant la plupart des affirmations du « patient » en questions. ELIZA se contentait de relancer son interlocuteur inlassablement en analysant grossièrement les mots d’une phrase. Quand Eliza ne trouvait rien dans la phrase qui lui était envoyée avec lequel elle pouvait former une question, elle répondait « Je comprends », Joseph Weizenbaum dans les articles qu’il a écrit sur l’expérience insistait sur le fait il s’agissait évidemment d’une déclaration abusive : Eliza ne comprenait pas ce qui lui était transmis.
Joseph Weizenbaum détestait personnellement la psychothérapie et la paresse des thérapeutes mais pendant les deux années du projet certains de ses collaborateurs, qui testaient le logiciel (et connaissaient donc le fonctionnement de son algorithme sommaire) ont développé une dépendance à celui-ci, revenant discuter avec lui parfois en cachette. Weizenbaum par dépit et mépris a fini par supprimer le logiciel des ordinateurs disponibles.
Mais rassurez-vous, il existe plusieurs versions en ligne de Eliza, dont une en python disponible en ligne.
[Chronique précédemment diffusée sur Radio Grandpapier]
Super contenu ! Continuez votre bon travail!