Amour, passion et CX diesel : le feuilleton en parodie

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J’ai souhaité m’arrêter sur une sortie assez récente (mars 2011), Amour, passion et CX diesel, du trio James, Fabcaro et Bengrrr, publié chez Fluide Glacial. D’apparence anodine, cet album nous entraîne dans l’univers de la parodie, ici visant les si fameux soap opera qui fleurirent à la télévision dans les années 1970-1980, tels que Amour, gloire et beauté auquel le titre fait explicitement référence. Parodie graphique d’un objet télévisuel, c’est parce qu’il nous parle des représentations de ce qui est généralement considéré comme un «produit» populaire qu’il m’intéresse. Car il me permet d’exhumer un classique de la bande dessinée des années 1960 qui porte le même regard décalé sur les inimitables romans-feuilleton du XIXe : Blanche Epiphanie, de Jacques Lob et Georges Pichard.

Blanche Epiphanie ou la fascination du roman-feuilleton populaire

Jacques Lob et Georges Pichard commencent leur collaboration en 1964 en imaginant la série Ténébrax, le premier au scénario et le second au dessin. Cette série contient déjà les ingrédients de Blanche Epiphanie, tant dans ses thèmes que dans ses modalités de parution. En effet, Ténébrax paraît dans Chouchou, une tentative éphémère, mais restée dans les mémoires, de lancer un périodique pour adultes entièrement composé de bandes dessinées. Chouchou s’interrompt au dixième numéro, mais Ténébrax renaît en Italie dans le magazine Linus. En 1967, c’est dans V magazine, une revue érotique (où naîtra également Barbarella de Jean-Claude Forest) que le duo entreprend Blanche Epiphanie. Cette série connaît un destin proche de Ténébrax puisqu’elle sera publiée successivement dans Linus en Italie, dans Valentina en Allemagne, avant d’être reprise en France dans France-Soir puis dans Métal Hurlant à la fin des années 1970. Durant les années 1970, différentes maisons d’éditions publieront successivement les aventures de Blanche Epiphanie : SERG, éditions du Fromage, les Humanoïdes associés, Dargaud, Dominique Leroy.[1]
Pour ce qui est des thèmes, les deux récits s’inspirent de la littérature populaire du XIXe siècle. Mais là où Ténébrax, avec son héros mégalomane partant à la conquête du monde avec une armée de rats mutants, portait un délire encore assez proche de la science-fiction moderne, Blanche Epiphanie s’enfonce encore davantage dans la nostalgie dix-neuvièmiste. L’intrigue se situe dans ce qui ressemble à un XIXe siècle mal défini et tourne autour de l’héroïne éponyme, jeune orpheline blonde et plantureuse mais aussi terriblement naïve, convoitée par tous les hommes qu’elle croise. D’abord porteuse de chèque pour l’ignoble banquier Adolphus, elle parcourt le monde de Paris jusqu’aux Amériques en passant par l’Orient mystérieux et manque de se faire violer à chacune de ses destinations. Seuls la sauvent, à chaque fois, les interventions héroïques de Défendar, un justicier timide et maladroit. Chaque nouvel épisode de Blanche Epiphanie est l’occasion d’une nouvelle péripétie qui plonge l’orpheline dans une situation à même de faire jouer son terrible destin : tantôt prisonnière d’un harem, tantôt envoyée dans un bordel de province, tantôt vendue sur le marché aux esclaves d’une ville d’Orient… Mais systématiquement, une péripétie supplémentaire lui permet de rester vierge, leitmotiv de la série.
Tout cela, bien entendu, est à prendre au second degré, et c’est là que la parodie intervient car le schéma narratif, en apparence absurde, fait simplement référence aux codes du roman-feuilleton populaire du XIXe siècle. Ce type de littérature se développe autour de 1830-1860, au moment où une presse à gros tirage et à bas prix apparaît en France et diffuse des romans-feuilletons par épisodes, qui sont ensuite publiés en fascicule dans des éditions tout aussi peu chères, généralement destinées à un public peu cultivé (quoique rien n’indique qu’il s’agisse du seul public !). Vite écrits pour durer le plus longtemps possible et tenir en haleine des lecteurs contraints par leur curiosité à acheter le prochain numéro, ils se basent sur des procédés de suspens et de péripéties incessantes souvent inspirées des faits-divers, pendants journalistiques «non-fictionnels» du roman-feuilleton, dont l’essor date des mêmes années. L’essentiel est de divertir le public, avec tous les artifices possibles. Si Eugène Sue est généralement considéré comme le «père» du roman-feuilleton avec ses Mystères de Paris (1842), où il développe déjà des archétypes récurrents (on se situe ici dans une littérature fonctionnant sur l’identification simple d’archétypes sociaux : le bourgeois, la pauvre innocente, le jeune romantique, le bagnard mystérieux, la beauté froide et mauvaise), Blanche Epiphanie est plus proche des déclinaisons que le roman-feuilleton connaît dans les années 1880-1900. A cette date, les journaux tirent à un nombre d’exemplaires jamais atteint (et jamais atteint depuis non plus), les prix du livre ont encore baissé, et des auteurs comme Xavier de Montépin, Jules Mary, Georges Ohnet accentuent encore les effets mélodramatiques des romans-feuilletons. Ils donnent naissance à une déclinaison spécifique, à côté de romans d’aventure, de romans exotiques, de romans policiers : le «roman de la victime», qui se concentre sur une victime innocente (victime de crimes ou d’erreurs judiciaires) et mêle au drame social à la Eugène Sue des éléments de suspens et des effets de peur venus du roman policier. Une fois de plus, c’est l’explosion du genre journalistique du fait-divers qui nourrit cette littérature.
A noter en conclusion une certaine proximité entre la bédéphilie des années 1960 et les amateurs de littérature populaire ancienne. Francis Lacassin, par exemple, s’intéresse à ces deux objets littéraires alors largement déconsidérés. Ceci peut expliquer le choix de ce thème dans le contexte de cette décennie, pour viser un public adulte amateur de bande dessinée.

Dans Blanche Epiphanie, les auteurs construisent leur intrigue en s’inspirant de cette littérature populaire de la Belle Epoque : Blanche est une innocente accusée à tort, comme l’héroïne de La porteuse de pain, roman le plus célèbre de Xavier de Montépin (auteur explicitement cité dans la préface de Jean-Pierre Donnet des éditions du SERG). Mais l’humour parodique, qui suggère au lecteur une interprétation décalée de l’histoire, tient au procédé d’exagération fonctionnant de manière ininterrompu. Il intervient dans le récit, en rapport avec le corpus des romans populaires, à deux niveaux.
Il y a d’abord exagération des principes mêmes du mélodrame : le pathétique, le poids du destin, les archétypes moraux, le sacrifice à la vraisemblance. Blanche, par exemple, garde sa naïveté même dans les situations les plus invraisemblables alors que son pire ennemi, le banquier Adolphus, est le stéréotype du méchant bourgeois exploitant ses pauvres employés. Ce qui était un schéma narratif «sérieux» censé effrayer le lecteur devient le mécanisme idéal d’un comique de répétition. L’exemple le plus frappant étant le fait qu’à chaque épisode Blanche se trouve déshabillée, que ce soit par un être humain ou par n’importe quel autre aléas de son environnement, et dévoile ainsi de larges parties de son anatomie.
Mais l’exagération la plus efficace est sûrement le recours à toutes les déclinaisons du roman-feuilleton. Si le point de départ est bien le roman dramatique dit «de la victime», Lob ajoute dans son scénario des motifs issus du roman policier (le justicier masqué Défendar rappelle le Judex d’Arthur Bernède, rendu célèbre au cinéma en 1917 par Louis Feuillade), du roman d’aventures (Blanche et son justicier voyagent à travers le monde), du roman exotique (Blanche se retrouve dans l’univers des harems et de la traite des blanches, thématiques récurrentes de romans populaires à tendance érotique jouant sur l’orientalisme) et, bien sûr, la littérature érotique. Avec cette superposition de genres qui, d’habitude, ne se rencontrent pas de façon aussi complète, on frôle l’accumulation, autre effet comique diablement efficace.

Une dernière chose mérite cependant qu’on s’y arrête : l’ambiguïté de l’érotisme dans Blanche Epiphanie est le reflet de l’ambiguïté des auteurs face au genre qu’ils parodient. Pour reprendre un commentaire d’Harry Morgan : «Le feuilleton du martyre féminin est détourné, puisque les auteurs rendent explicite le fait que les malheurs de Blanche Épiphanie intéressent surtout le cochon qui sommeille en tout lecteur. Quant au dessin de Pichard, il est foncièrement libidineux.»[2] Deux interprétations de l’érotisme outrancier de la série sont possibles : s’agit-il d’un simple procédé parodique visant à moquer les sous-entendus libidinaux du roman-feuilleton du XIXe siècle, ou d’une manière de représenter le plus de formes féminines possibles (la parution dans V Magazine penchant plus nettement du second côté) ? Quand un encadré nous annonce à l’entrée de Blanche dans un bordel : «Le lecteur très averti aura déjà deviné l’effroyable situation de notre héroïne, perdue dans l’un de ces lieux sinistres que la décence nous interdit de nommer», il fait preuve de la même hypocrisie complice que les auteurs, rendant par là complémentaires les deux interprétations. En ce sens, Blanche Epiphanie est une parodie assez subtile qui mêle premier et second degré, décalage humoristique et hommage nostalgique à son modèle passé.[3]

Amour, passion et CX Diesel ou le destin du soap opera

Dans le tout récent Amour, passion et CX diesel, James au dessin et Fabcaro au scénario s’inscrivent dans cette même lignée de la parodie de genre populaire, mais tranchent plus franchement (et en cela moins subtilement) vers le second degré et le décalage pour provoquer l’humour. Cette histoire paraît dans Fluide Glacial (on sait l’attachement presque originel de ce titre à la parodie !) de novembre 2010 à février 2011 avant d’être publié en mars 2011 dans un album chez le même éditeur. Il s’agit de la première collaboration des deux auteurs, et on retrouve le style animalier de James.
Nous sommes en 2011 et les représentations ont changé : le roman-feuilleton a perdu son impact à mesure du déclin de son support, la presse, mais a trouvé une succession dans le nouveau média de la culture de masse : la télévision. C’est le genre télévisuel du soap opera que les deux dessinateurs de Fluide Glacial tournent en dérision. Le soap opera peut effectivement être vu comme un héritier du roman-feuilleton. Il partage avec lui deux caractéristiques essentielles. Profondément lié à une diffusion de masse, il est destiné à un public surtout intéressé par le divertissement. La fidélisation de ce public s’obtient par des techniques narratives fondées sur le suspens (cliffhanger, personnages récurrents, retournements de situations…), des personnages stéréotypés, et sur une intrigue potentiellement infinie. Il s’en distingue toutefois par sa manière de mêler les intrigues parallèles, ce qui permet de satisfaire une des intrigues tout en en poursuivant une seconde ; cette caractéristique, également liée au besoin de fidéliser, est moins présente dans le roman-feuilleton, quoique Les mystères de Paris en fassent usage. Le soap opera se développe à la télévision aux Etats-Unis et au Royaume-Uni à partir des années 1950. La plupart des séries télévisées ayant rencontré un succès en France (et dont nos auteurs ont pu s’inspirer) datent des années 1970-1980 : Des jours et des vies, Amour, Gloire et Beauté, les Feux de l’Amour, Santa Barbara

Amour, passion et CD diesel s’emploie naturellement à immortaliser les tics narratifs du soap opera. Il raconte une histoire de famille, celle des Gonzales : Harold Gonzales, le père, va bientôt mourir et ses quatre enfants (Brandon, Bill, Pamela et Jean-Mortens) convoitent sa CX diesel. Qui va en hériter ? A la façon des dialogues incessants entre protagonistes, chaque strip soulève une nouvelle péripétie : enfant illégitime, coucheries, révélations fracassantes…
Mais la parodie repose ici plus directement sur un décalage burlesque, c’est-à-dire un changement de registre par rapport à l’objet parodié. Dans les soap opera, les intrigues sont mélodramatisées au possible, et se veulent, au moins en apparence, parfaitement sérieuses. Dans Amour, passion et CX Diesel, Fabcaro et James transposent le glorieux univers américain des séries télévisées dans une famille française, dès le titre, puisque la «CX diesel» sonne comme la marque piteuse d’une ambition qui détonne avec celle des héros américains, souvent de richissimes propriétaires. Là où la famille Forrester d’Amour, Gloire et Beauté dirige un atelier de haute couture, Brandon Gonzales d’Amour, passion et CX diesel est le gérant d’un night club minable et le reste de la famille est globalement un groupe de losers idiots. Là où Blanche Epiphanie se situait presque dans le domaine de l’hommage amusé, Amour, passion et CX diesel est beaucoup plus critique. A moins de l’interpréter comme un hommage à ceux des spectateurs de soap opera qui les regardent pour s’en moquer, ce qui, après tout, est un usage possible.
Là où cette œuvre diffère un peu de Blanche Epiphanie, c’est que la parodie n’est pas son seul objectif. L’humour ne vient pas que des références à l’objet parodié, il peut apparaître de lui-même, et le décalage est aussi là pour se moquer de notre société contemporaine, de son vocabulaire par exemple («développeur de projets», «éco-responsable»). Cette dérision du quotidien, ce sont des terrains sur lesquels James et Fabcaro se sont déjà aventurés dans d’autres albums. Et un lecteur avisé retrouvera même quelques allusions au milieu professionnel de la bande dessinée, un des thèmes récurrents de James sur son blog, notamment.[4] La parodie, ici, est davantage un décor qu’une finalité.

De quelques procédés parodiques appliqués à la nostalgie du feuilleton

La récente exposition du CIBDI et son catalogue exploraient les tenants et aboutissants de la parodie en bande dessinée, rappelant à quel point cette modalité humoristique est une part importante de la bande dessinée humoristique. Fluide Glacial en fut d’ailleurs l’un des moteurs. D’autre part, Thierry Groensteen soulignait l’importance de la littérature de genre comme objet à parodier : «En plus d’être un répertoire de thèmes, de situations, d’emplois archétypes, un genre à la particularité de fonctionner selon une «règle du jeu» implicite. (…) En règle générale, le parodiste borde des variations sur les ingrédients typiques et les clichés du genre ; quant à la règle du jeu, il la bafoue ou, au contraire, l’exacerbe, la porte à un degré d’absurdité.»[5] Ce sont ces techniques de réappropriation des codes narratifs du feuilleton populaire que nous avons vu dans Blanche Epiphanie et Amour, passion et CX diesel.
Il est aussi amusant de constater que, consciemment ou non, ces deux histoires copient le feuilleton jusque dans leurs modes de diffusion… en feuilleton. On a en effet tendance à oublier que la diffusion périodique existe encore dans la bande dessinée et qu’elle a son importance. Mais, qu’il s’agisse de Blanche Epiphanie dans V Magazine en 1967 ou d’Amour, passion et CX diesel dans Fluide Glacial en 2010-2011, les deux œuvres ont été conçues pour une diffusion en feuilleton à suivre. Cela se ressent dans leur construction même, qui imite d’autant mieux le genre parodié. Dans Blanche Epiphanie, des encarts de textes débutent et terminent les épisodes, où le narrateur facétieux réintroduit le suspens à la manière du roman-feuilleton : «Allons-nous assister au triomphe d’Adolphus ? Le crime va-t-il bafouer la vertu ?» Si, dans la version en album, ces encarts demeurent folkloriques, comme une concession au genre, ils prennent une vraie importance quand on sait que la série a été diffusée par épisodes. Le mimétisme n’en est que meilleur. Ces procédés sont moins flagrants dans la version album d’Amour, passion et CX diesel, même si le découpage feuilletonesque a conduit à des épisodes en forme des strips humoristique ayant chacun leur chute. D’alléchants encarts de textes étaient toutefois présents dans la diffusion en revue.
Enfin, la parodie passe également par la reconstitution d’un univers visuel, car dans les deux cas, elle est empreinte de nostalgie. L’ancrage dans le passé est important, il fait partie du jeu parodique. James reproduit ainsi des représentations stéréotypées des années 1970 : la CX diesel, le night club, la coiffure afro, les décors improbables en peau de zèbre et de léopard, le kitch, sans oublier les faux prénoms américains (Brandon, Bill, Jessifer, Pamela) qui font partie d’un décorum qui est moins le code des soap opera et de leur époque que le code des représentations types que l’on s’en fait de nos jours. Georges Pichard, quant à lui, s’applique à dessiner des bâtiments Art nouveau, signaux visuels de la Belle Epoque. Mais il va plus loin en appliquant le principe de mimétisme visuel à la mise en forme de l’histoire : il multiplie les arabesques et les cartouches géométriques, selon une pratique des décors de la fin du XIXe siècle, y compris dans les ornements éditoriaux. Autant Blanche Epiphanie joue et assume des stéréotypes nationaux français (Défendar pratique la boxe française et porte une petite moustache ; il préfigure un peu Super Dupont que Lob imaginera un peu plus tard), autant Amour, passion et CX diesel repose sur la transposition d’un genre télévisuel purement américain dans un univers français (ce que j’appelais plus haut le décalage burlesque). Une sorte de Plus belle la vie conscient de son ridicule, en quelque sorte.

Pour Harry Morgan, la littérature populaire a toujours constitué un terreau fertile au développement de la bande dessinée, un imaginaire porteur de mythes sur lesquels elle a pu fréquemment s’appuyer. Dans ces deux albums, cet échange se produit de façon consciente, sur le mode parodique. Il n’en est pas moins riche des relations qui peuvent s’établir entre deux médias aux formes toutes différentes.

[Texte proposé en collaboration avec Phylacterium.]

Notes

  1. Plus récemment, l’intégrale de la série est rééditée aux éditions La Musardine, où l’on peut actuellement la trouver.
  2. Harry Morgan, «Blanche Epiphanie, le retour de l’ange noir», une planche du musée de la bande dessinée commentée ; à lire en ligne.
  3. Pour aller plus loin sur Georges Pichard, la revue Bananas lui a consacré un dossier dans son numéro 3 de janvier 2011, qui marque le retour de cette revue d’étude menée par Evariste Blanchet.
  4. Pour plus de détails sur le dessinateur James, voir aussi son «Parcours de blogueur», sur le blog Phylacterium.
  5. Thierry Groensteen, Parodies, la bande dessinée au second degré, Skira/Flammarion, 2010, p.158.
Dossier de en juillet 2011