Angoulême 2018

de

J’apprends au retour d’Angoulême que Corben est élu président. Je ne savais même pas qu’il était en lice. C’est la première fois qu’un truc aussi con qu’une élection à ce festival me procure une joie puérile. Ah non tiens, la deuxième, il y avait eu Willem également. Bref, je suis content. Nous évoquons régulièrement avec Jérôme LeGlatin notre formation de lecteurs et notre considération pour le travail de Corben qui y a pris une bonne part, tout en déplorant sa disparition dans l’intérêt de nos contemporains (leur cécité à géométrie variable est une source d’émerveillement au moins aussi inépuisable que leur enthousiasme au pas cadencé). Il était à mon programme de travail pour Pré Carré 12, notamment sur la question d’un hyperréalisme « rationné » dont il est un des pionniers dans notre discipline (héritier en ça, et avec souvent les mêmes méthodes, de Daumier). Du coup, je n’ai plus qu’à attendre que tout le monde s’en foute à nouveau pour écrire à son sujet (parler dans le brouhaha n’est d’aucun intérêt). Ça peut aller vite, un malentendu chassant, assez rapidement, l’autre[1].

Je n’aurai encore pas vu d’exposition cette année à l’exception, dans la fin de fête engourdie du dimanche soir, le ballet clignotant des camionnettes poubelles qui peignent les rues, de la rencontre incongrue et féconde entre les travaux de Mai-Li Bernard et Céline Guichard au bar du Minage. J’ai même foiré mon passage rituel au stand du frère Thierry de Bethune. Il va nous claquer entre les doigts dans cette grande belle cathédrale froide où il tremblote tous les ans, je sens ça ; faudrait pas manquer les rares occasions de le voir, et je m’en veux cette année. Mais j’ai tout de même ramené quelques trucs, dont certains méritent qu’on s’en encombre et que je vous en parle. Mais cette année, pour la seconde fois, nous tenions un stand PCCBA (voir ici ou encore ici), ce qui laissait moins de temps que jamais pour aller voir quoi que ce soit si je voulais conserver du temps à la découverte de livres. Et découvrir des livres est encore la seule vraie bonne raison d’aller traîner ses pompes à Angoulême chaque année.

Pas mal de productions Rackham, cette fois-ci, évidemment, mon Tarzan y étant publié ; j’ai profité de ma présence au stand pour choisir quelques titres qui me rendaient curieux.
Manquent quelques merveilles dans ces notes, notamment le meilleur livre que j’aie lu en 2017 le Polyphème des frères LeGlatin (parce que je l’avais reçu et lu plusieurs fois avant le festival), ou le très joli Journal intime de Saehan Park, présent sur le stand de Mökki, qui m’a été raflé sous le nez (ma boîte aux lettres l’attend désormais avec impatience). Impossible également de vous montrer le monstrueux collectif que nous préparent les éditions Adverse, De tout bois, dont seul un prototype était présenté sur le stand pour encourager les souscriptions (d’ailleurs, je serais vous…)

27 En attendant t’avenue, de François Henninger (la 5e couche). Tout ce que le dessin peut. Et très notamment : spéculer, produire, penser, formuler, poétiser, affronter, guider, faire croître, germer, géminer, diviser, comme autant de questions pliées dans la question. Ici, déroulé littéralement dans la bande. Bande dessinée, écrite, suivie comme une vie qui se vit en dessinant. C’est beau comme du Henninger.
Et deuxième excellente nouvelle à propos de la 5e couche : ils ont enfin un site digne de ce nom. On peut voir les bouquins, pour de vrai, on peut naviguer dans un menu, avec des trucs où on peut cliquer pour avoir des renseignements ! J’y crois pas. Des renseignements ! Et même, c’est le plus complètement ahurissant : commander des bouquins. On en pleurerait de joie.

20 Ramone, de Lukas Verstraete (la 5e couche). Ramone revitalise la quête, ce néant ; revivifie l’aventure, cette maladie de la bouche ; rejoue pour l’achever le conte, ce bavardage à plumes et à paillettes. Ramone va juste là, dans le dernier virage, pour s’écraser dans ce vieux truc d’escamoteur du mot fin, qu’on a tout vu venir sans en faire pour autant toute la chose, tout le récit. Et pourtant, le plus gros, parfois, l’énormité agressive et sans excuse, c’est ce qu’il faut pour remettre les comptes à plat, pour repartir sur de bonnes bases. Ramone donne toutes les illusions de l’histoire, les bagarres qui la scandent, les amours, les parcours des unes aux autres, vidées comme des poulets de toute substance utile. Ramone ne sert à rien. Ce qui fait les grands livres, à la hauteur d’un monde ridicule.

 

Spin off 2018. L’interminable moquette scolaire qui a risocouvert de ses couleurs putassières et enfantines toute la creuse production graphique de festivals si terriblement in de leur off, enquille sa nouvelle académie sur le cadavre à peine refroidi de la précédente ; on sera passés de l’increvable bourricot post punk aux niaiseries décoratives strasbourgeoises pour venir s’échouer là, dans les picotements à vide des chromos désertiques, hoquets à peine déclinés de l’infiniment même prétention à la distance : on pleurerait de désespoir devant cette uniformité du Spin Off de cette année si, de temps en temps, des âmes perdues, semblables à aucune autre, ne venaient heureusement saloper toute cette belle tapisserie contente d’elle (et si visiblement, si ostensiblement consciente de son artisticité qu’elle pratique désormais les prix des centres d’art dont elle drague autant les aspirations marchandes que les codes visuels) :

35 Rover, de Everest (depuis RecsoVerto — j’ai paumé sa carte, c’est tout ce que j’ai retrouvé par googlage) est une de ces innommables merveilles qui me redonnent goût à la vie, par la joie destructrice avec laquelle elles bousillent tous les usages. C’est typiquement une œuvre de croisées, de mutations, qui laisse s’engouffrer les contradictions créatrices jusqu’à l’étourdissement, celles qui font une question de tout ce qui rentre dans un champ de vision. C’est à la fois beau et ignoble, épuisant et reposant, c’est profondément moderne. Un grand artiste est celui qui déroute le monde auquel il appartient au moins autant que celui auquel il s’oppose. Ces auteurs, inassignables jusque dans les cercles de freaks feints ou réels où on les rencontre, sont les seuls qui m’intéressent, comme Saeio (RIP) dans l’interminable hoquet académique du graff, auquel Everest ou Chambre charbon, à leur manière, me font penser. C’est à Boris Detraz et Makiko Furuichi, de Chambre Charbon, justement (dont je rapporte également le Portails (34), faute d’être arrivé à temps pour me procurer Abattoirs) que je dois cette découverte. Je vous épargne les détails sur le plaisir que j’ai à retrouver leur travail que j’ai déjà abondamment loué l’année dernière et qui ne faiblit en rien. C’est également à leur stand que j’ai découvert les bandes de Tom Davis, Quadrant 6844B (18), au dessin faussement fragile qui se campe puissamment sur des pages épurées, et dont la sf aride, contemplative, promène notre regard dans l’univers poétique et visuel de certains vieux jeux d’arcade. Belle découverte, dont j’attends d’autres lectures après avoir commandé leur revue Blessure.

15 – Peut-être Alizée De Pin. Pas de nom sur le zine, pas de titre, et j’ai oublié… Scans d’un petit carnet de formes dessinées qui s’assemblent en de minuscules possibilités de récits, exsangues, grappes fluettes de proto cases comme des éponges de Viallat agglutinées. C’est trois fois rien, ça drague le vide sans y aller, c’est à peine perceptiblement de la bande dessinée, mais indéniablement, ça ouvre des jardins récitatifs d’une grande subtilité. Grands écarts sur le stand jusqu’au malencontreux, au décoratif, quasi nunuche ; indécidabilité visible du chemin à prendre pour l’auteure ; j’espère que cette voie l’emportera sur les autres.

4 – Antoine Marchalot, c’est une espèce de miracle permanent. Ça menace toujours de se casser la gueule de toute part, et puis non. Ça produit autre chose que ce qu’on attendait. c’est toujours de dix niveaux au-dessus de ce à quoi, spontanément, on l’associerait. On pense à un énième petit malin du second degré, un nouveau matinage de cabotin et de nonsense ; et puis non, c’est une expérience paniquante de l’idiotie la plus pure, la plus lumineuse, créatrice de mondes, branque et poème en même temps, dans la plus belle des contradictions. On croirait plastiquement à cet excès de conscience de soi beaux-ardeuses qui se perd dans le flot des merdes en riso, celles qui déclinent jusqu’à l’écœurement les mêmes géométries molles ; mais non, c’est autre chose, c’est l’aventure, c’est la jungle bordéleuse sur le papier, celle qui hérisse une page de fanzine de concrétions hypnotiques, qui étend à l’image le mauvais tour que Antoine Marchalot joue ailleurs au texte. Ici, dans ce Drop impact+Super Hydro Phobic (4b), son travail rencontre celui de Margaux Duseigneur, dont je vous vante les mérites depuis quelques années déjà. Je n’aurais pas imaginé que ces deux-là ensemble puissent cohabiter. Hé bien ils font bien plus que ça. Je vous encourage à vous en rendre compte par vous-mêmes. C’est très beau. Sinon, ne pouvant plus acheter à la fois sa Bilbe (dont le travail de couleurs est une grippe colossale de novembre) et ce Il était une fois l’hippisme (4a), j’ai dû choisir. Vite, des sous en plus pour la Bilbe, envoyez-moi vos dons !

Tchouc-tchouc-tchouc (17), deuxième volume du chouette fanzine de Luca Methé, François Henninger et Pierre Marty. Ici, ils sont rejoints à nouveau par Joseph Callioni (qui abuse très largement des poncifs surréalistes, ça plombe ou pire) et Vincent Vanoli. J’apprends avec plaisir que la périodicité du zine va s’accélerer un peu. C’est à leur stand que je découvre le travail de Goulven Derrien, dans la jolie revue de dessin Moult moult moult (32) dont il partage les pages avec Pierre Marty. Je suis heureux de retrouver les dessins de P.M. qui, décidément, se fait bien trop rare (jusqu’ici, dans son propre fanzine, dans lequel il n’occupe que dix pages).

16 a et b 47°54’36.477 » N 1°55’17.502 » E I Child, de Mado Chadebec. Étendues autour d’un texte à l’écriture retenue et précise, les planches de ce joli fascicule d’une douzaine de pages dressent graphiquement un parallèle riche entre deux échelles, celle du livre lui-même et de son champ technique –accidenté par l’agrandissement exagéré d’images qui pixellisent, matérialisent le document photonumérique et ses limites — et celle du corps produisant le livre, dont les empreintes digitales, palmaires, suivent le pas de ces agrandissements et la perte d’identification. Au même stand (hors festival, hors spin off, queerlocation), elle présente également Hélas (Perséphone #1), dont le dessin sans doute encore timide et trop sage est dévergondé par un travail prometteur des couleurs, une belle écriture et un soin éditorial visible pour les détails. Tout ça, sans doute encore inégal et hésitant, me remplit de curiosité et d’appétit pour la suite. Ça va quelque part.

38Cairns, la revue dessinée du collectif La Toile, présente son deuxième numéro. Ils font encore le choix de l’hétérogénéité la plus criante, ce qui n’est évidemment pas sans risque : impossible sans doute de s’enthousiasmer pour tous ces travaux ensemble, mais difficile de ne pas considérer le soin apporté à la mise en valeur des planches choisies, de leurs détails, qu’un rapport vraiment amoureux avec le dessin détermine. Je reste pour ma part fasciné par l’étrange travail de Mathieu Bourrillon, inassignable dans ses relations complexes avec l’académie, et je découvre avec curiosité les compositions sylvestres obsessionnelles de Bernard Olivié ; elles sont rondouillardes comme des cartoons mais touchées par des effets de paysagisme tenus dans un étrange décalage de genre (donc de récit) avec le traitement linéaire.

31 – Gorgonzola n°23, l’égouttoir. Opiniâtre, le fanzine de M. Rannou poursuit son chemin sans que se dessine mieux aujourd’hui qu’hier la ligne éditoriale mystérieuse qui en organiserait les pages (existe-t-elle ?). Dans ce fatras de bonnes choses et de bidules indignes, il faut avouer que les bonnes choses l’emportent souvent et que la lecture d’un Gorgonzola est toujours source de plaisir. Le travail d’impression de ce numéro est meilleur que d’habitude, et on peut se prendre à rêver que petit à petit les derniers détails techniques soient réglés pour le numéro 35. En attendant, aussi perfectible que soit ce vingt-troisième opus, il nous gratifie de jolies pages de Turunen, Pierre André, Baladi, Quiévreux, Samplerman, des frères LeGlatin et de quelques autres, et d’un dossier consacré à Bodé.

21Mort Cinder, de Breccia, l’intégrale Rackham. Très beau travail patrimonial sur des récits qui ont éduqué pas mal d’entre nous à la lecture de la bande dessinée et ont encouragé de nombreux dessinateurs à penser autrement la place du dessin dans les récits en bandes. Je n’ai qu’une hâte : me caler une petite semaine tranquille pour m’y abandonner complètement et découvrir enfin dans leur ampleur complète ces pages que je ne connais qu’en pointillé.

33Versus, n°3. La modeste — formellement — revue d’Adverse, toujours sous une couverture élégante de Thierry Cheyrol, présente des pages étonnantes de Jul Gordon et un des meilleurs boulots que j’aie vus de Barthélémy Schwarz. C’est aussi l’occasion de retrouver le beaucoup trop peu publié Tim Danko, dont on se prend à rêver qu’un éditeur français se décide enfin à tout traduire et diffuser. Il y a de ces petites œuvres géniales dont j’ai du mal à comprendre qu’elles se maintiennent depuis si longtemps dans l’ombre (le Sammy the mouse de Zak Sally, le Mauretania de Reynolds, les nombreux comics expérimentaux de Tim Danko). Mais qu’est-ce que l’imprimeur a foutu avec la couche magenta ?

7L’échaudée n°7. Encore un beau sommaire pour la revue de Ab Irato, maison d’édition dans laquelle Barthélémy Schwarz et Eve Mairot articulent patiemment depuis des années espaces poétiques et politiques, leurs permettant de se réinventer mutuellement, de se contaminer, d’en troubler les partitions. Je suis heureux au passage d’y retrouver les Fragments de Jérôme LeGlatin : le voilà obligé d’en écrire d’autres, maintenant que la publication l’a débarrassé de ses brouillons ![2]

30Limbes, de Rebecka Tollens. Beaucoup de très belles choses dans cette collection des éditions Marguerite Waknine consacrée au dessin (Benjamin Monti, Céline Guichard ou Isabelle Boinot, mais également des ouvrages patrimoniaux de Valloton ou Desprez) et choisir n’aura pas été simple ; j’ai favorisé la découverte avec ces limbes charbonneuses desquelles s’arrachent des figures d’enfants ? proches par la matérialité spumeuse du crayon qui les lie aux décors, l’atmosphère familière qui se dégage de leurs assemblées, et distante galactiquement par une cruauté sourde, une menace en suspension, une rare inactualité. Atout non négligeable de la collection : elle est plutôt bon marché.

22 – Voilà quelques années que je suis avec attention le travail de dessin et de bandes de Valfret (depuis les 24h de l’animation de Bruxelles de 2011, pour être exact), et que j’en observe la lente maturation, le dégagement progressif des conventions graphzinesques dans lesquelles il est apparu un peu engoncé au départ, jusqu’à ses derniers travaux de plus en plus excitants ; il faut prendre un peu de temps devant ses derniers dessins en couleurs, sur son blog, par exemple, pour voir apparaître une beauté inattendue, saugrenue et joyeuse dans ses couleurs numériques. Ce très joli Le bruit de l’ordure, publié par le Berbolgru est un livre plein de promesses, dont l’élégance discrète en est une, déjà tenue.

24En attendant l’apocalypse, de Paul Kirchner, travaux choisis 1974-2014.  Rassemblement de travaux inédits en français, considérés par l’auteur lui-même comme le meilleur de ses illustrations et bandes dessinées publiées durant cette période, dans divers magazines (High times, Heavy metal etc.). Je ne sais pas encore quoi en penser, j’ai du mal à extraire ces pages de leur contexte et des conventions propres à leur époque. Et je ne partage pas franchement le goût de Paul pour le surréalisme… Pas facile pour moi de rentrer dedans. Allez ! Des relectures s’imposent.

3a – Le bost, de J.M. Bertoyas. Si le plaisir du dessin, abandonné à lui-même, déplié, s’affirmant sans argument supplémentaire sur la page, bave largement sur les derniers récits de Bertoyas, jamais ça n’aura été aussi sensible que dans ce très beau petit livre publié par Arbitraire.
C’est une grande année qui s’ouvre pour Bertoyas, que célèbrent légitimement Adverse et Arbitraire dans un projet commun au long cours halluciné, une anthologie exhaustive de ses publications en fanzines dont le premier volume, robuste et impressionnant, vient de sortir chez Adverse : L’arum tacheté (3c), récit en noir et blanc commencé et feuilletonné dans une revue, achevé ici avec une quarantaine de pages inédites, inaugure ce qui va être un travail colossal de collationnement pour les deux éditeurs. On peut ajouter une troisième pièce à cet édifice éditorial de début d’année, avec le troisième volet de Flugblatt (3b) autoproduit par Bertoyas (Kobé).

19Lökzine, numéro 7, cryptozoologia. Magazine italien présentant des travaux d’un peu partout, en quatre langues. Le plaisir coupable pris à bavarder avec eux dans mon italien de pacotille m’a incliné à cet achat, bien plus qu’un réel enthousiasme pour une revue il faut bien le dire timide, conventionnelle, sans aspérité particulière.

13Hyper prison industrial, de Ville Kallio. Graphiquement un peu plus sage et moins déviant que le petit livre réalisé chez Kus, ce premier livre français de V.K. est néanmoins assez excitant ; il y poursuit ce travail de sf politique noire renversée par le bariolage et la saturation graphique qu’il avait entamé dans P-FE/FRAF et qu’il rend visible sur son site. Peut-être un peu affaibli par le côté vieillot de son traitement de la sf et sa rhétorique politique finalement assez conventionnelle, ce chouette bouquin revitalise pourtant le psychédélisme jodorowskien auquel il doit beaucoup par ses décrochements narratifs, par la beauté agressive de ses images et par la fluidité plastique de sa narration.

11 – Nouveautés à prix cassés, de Ben Katchor, Rackham. Collationnement des pages de Cheap novelties qui, à partir de 1990-91, marquaient le début du travail de Katchor et l’entrée en scène de Julius Knipl, personnage aussi obstinément fantasque que le monde qu’il traverse. Tout s’y règle selon les cadences d’un écart social, technique, politique, historique, physique même, au nôtre et à leur tenue obstinée ; cadences d’une raison déraisonnable, écho maladif, miroir bonimenteur.

12 – Ah, j’ai aussi lu le volume de la petite bédéthèque du savoir consacré au minimalisme oublié sous une bulle par un passant ; aussitôt reconverti en jouet pour chien, il n’est pas sur la photo. Où l’on apprendra que le minimalisme, au fond, c’est quand y’a pas grand-chose. Renversement du monde, stupéfaction théorique générale, surprise !
La quête de vocabulaire historique propre à la bande dessinée semble si désespérée qu’il ne reste plus qu’à retricoter celui de l’histoire de l’art à gros points en espérant que la paresse, l’indulgence ou le même sentiment de solitude théorico-historique des lecteurs fera le reste. Peut-être Vermeer était-il cubiste dans douze centimètres carrés de ses carrelages ? Allez savoir… Les auteurs sont du genre à confondre l’automne et l’impressionnisme. On comprendra que toutes les catégories de l’esprit leur ait un goût d’éternité rendant inutile un quelconque calendrier historique.

25 – Dans le noir, de Daria Bogdanska. Je regrette qu’un tel courage politique ne soit pas soutenu par un égal courage artistique, qu’une telle force dans la vie s’abouche à une telle timidité dans les moyens de création. Mais c’est un premier livre, et on peut imaginer que l’importance de son objet aux yeux de son auteure ait fait plier l’urgence du reste, même si on peut regretter que ça se passe trop souvent de cette manière : dès lors qu’un livre se met au service d’un intérêt pensé supérieur, la crainte de ne pas être entendu timore terriblement le travail artistique, comme s’il était subalterne (alors que c’est par lui, pourtant, que s’abolissent les cadres normatifs). j’attends avec impatience que ma très sympathique camarade de table cette année chez Rackham fasse sauter les derniers ponts de la convention sociale.

2Le capitalisme à portée de main, par The stealth Group. Éloge du capitalisme sous la forme ironique des manifs de droite, héritage de la stratégie de renversement de Montesquieu dans « de l’esclavage des nègres ». Le résultat est pas mal, mais déroge trop souvent à ses propres règles par soucis d’élargir et de préciser la démonstration — ou peut-être par crainte qu’on ne perde de vue la véritable polarité politique des auteurs — , et la rend moins efficace, plus incohérente (l’incise sur l’état et la gauche, par exemple, de la page 26, est hors cadre, par le simple fait de vouloir au passage mettre en lumière une absurdité idéologique qui, aussi vraie soit-elle, n’a pas de raison d’être établie dans un tel manuel dès lors qu’on en accepte le principe. Etc.). Joli travail éditorial, mais dont les illustrations manquent souvent de chair (comme si le ou les illustrateurs n’étaient pas parvenus à s’y investir vraiment et s’étaient toujours tenus dans la distance). Peut-être devrais-je en faire éprouver la lecture par un sympathisant naturel du capitalisme, pour mieux estimer son efficacité ? Mais ayant depuis bien longtemps éliminé toute personne de droite de mon espace de respiration, je ne sais pas à qui je pourrais l’offrir…

26Les sentiments du Prince Charles, de Liv Strömquist. À l’exception de quelques cadres théoriques américains un peu vaporeux (les hypothèses de N. Chodorow, par exemple, sont hypo bancales), Liv Strömquist, dès ce premier bouquin publié chez Rackham, mettait en branle une solide machine de guerre politique, terrifiante, grinçante et juste sur des questions sociales envisagées sous un angle féministe et historique ; ici, l’institution du mariage et ce qui la sous-tend historiquement dans les rapports hétéronormatifs. Je déplore seulement que Liv Strömquist, comme tant d’autres, croie si peu en la puissance de la bande dessinée qu’elle ne fasse qu’un usage poli et discipliné de ce qu’elle en perçoit comme signes, de l’organisation de la page à une version minimum de son vocabulaire graphique (bon, c’est quand même infiniment moins repoussant que l‘Olympe de gouges chez Casterman, dans la catégorie des bandes dessinées qui n’en sont pas vraiment) . Quoiqu’il en soit, c’est un bouquin passionnant, même si c’est une bande dessinée médiocre et ça vaut une fois de plus franchement le détour (j’avais commencé par L’origine du monde qui m’avait amené aux même réflexions et au même sentiment mêlé de joie et de déception).

1Factotum Pop-Up O.O.N., de Mr T. Il fallait toute l’innocence du débutant découvrant, dans les joies de la fabrication, les possibilités créatrices qu’offre le pop-up pour oser s’arrêter à la forme la plus primitive du kirigami et lui donner une place centrale, une telle ampleur, et faire un livre entier qui décline la figure rudimentaire de la diminution. Les successions de logettes hypnotiques qui viennent cristalliser les pages, étager le regard et inviter à une manipulation du livre que la lecture arrête habituellement, sont à peine touchées par une mosaïque de couleur, établissant une sorte de dialogue dans un autre plan sur le thème et selon le mode de la contamination. Il s’agit pour moi d’une première bande dessinée abstraite, toute tentative antérieure étant invalidée par le mimétisme des assonances implicites aux processus de narration figurale ou cinétique (cf. Pré Carré 2, Synoptikon) ; ici, ce sont les purs aménagements de technicité et les phénomènes qui en découlent qui produisent une narrativité sans recours analogique. Sinon, Mister T. produit aussi ce joli Scalp (37), à la couverture roneotypée en quatre couleurs ; c’est le cinquième numéro de ces récits feuilletonnés qui vient de sortir. Clôture au huitième.

29 – Quelques numéros de la célèbre et fructueuse et enthousiasmante et bordélique et tenace revue slovène Striburger (ici, le numéro spécial 25 ans), dont je rencontre enfin l’équipe après quelques années de correspondance. Leur stand présentait également quelques livres, dont ce petit livre de jeunesse de Ju-Hyun Choi, Over the river (8).

9 – Trois numéros de la merveilleuse série d’expériences autoproduites de Sébastien Lumineau, L’avancée des travaux. On pourrait décrire ces récits, muets pour la plupart, comme autant de déclinaisons d’une matérialité double, en lutte, celle du dessin et de ses règles, celles des figures et des lois du monde que le dessin interroge : mise à l’épreuve de forces physiques, qu’il s’agisse du dessin produisant les effets plastiques de ces forces comme autant de contraintes sur un corps figuré, ou de la représentation de forces figurées reprenant leurs droits dans un récit en images. Le personnage donne à ce qui pourrait n’être qu’une série de vecteurs des incarnations, par ses propres actions, qu’une sourde et minuscule suite tragique semble motiver ; ces séries de luttes composent épisode après épisode une sorte de mimodrame tantôt vissé implacablement dans le monde des choses, dans la brutalité de ses lois physiques ; tantôt dans le dessin qui peut renverser ce qu’il représente à tout moment, construire ses masses en se détachant de leurs causes, produisant de nouveaux effets narratifs sur le monde et de nouvelles contraintes sur la figure chétive qui s’y débat. On doit ajouter l’incroyable soin que Sébastien Lumineau apporte à la conception matérielle de ses fanzines, à ce qu’il exige de découpes périlleuses pour accéder aux pages, à la notion, tout simplement, de manipulation. Toutes choses précieuses dont une réédition chez un éditeur risque hélas de ne pas pouvoir rendre compte…
Ajoutons à ces deux incroyables choses une mise en bandes à couper le souffle des animaux malades de la peste. N’importe qui d’autre se serait sans doute gamellé à tenter de donner à cette fable de La Fontaine une présence. La force politique de La fontaine est décuplée par la mise en scène simple que compose pour elle Sébastien Lumineau.

10Fitful Sleep, extrait de Mister Ewing, de Uri Amitai et Roni Fahima. Pour l’instant inédit ailleurs qu’en Israël, le solide récit autobigraphique de Uri file de longues métaphores visuelles pour tenter de rendre sensible par le dessin et une bichromie dialectique la grande variété des sensations traversant un corps malade, violenté, opéré. Seul un chapitre a été traduit en anglais, que les auteurs ont distribué abondamment au festival dans l’espoir maladroit de trouver un éditeur français ; cette méthode a peu de chances de convaincre (elle risque au contraire de faire négliger ce qui aurait dû être confié avec choix à une poignée d’éditeurs), et c’est vraiment très dommage ; ce chapitre rend peu compte de la richesse du récit et de la belle bigarrure des procédés graphiques, narratifs, qu’il prodigue. j’espère qu’un éditeur attentif aura su saisir ce chapitre volant comme la promesse du chouette livre qui l’abrite et le traduira très bientôt de l’hébreu.

36Syrtis Major, par Neoine Pifer et Barbara Meuli.  De loin la plus belle chose que j’ai découverte au festival cette année. Le travail d’Hécatombe, comme celui de Superstructures (un vrai crève-cœur de devoir repousser à plus tard pour de bêtes raisons financières l’acquisition du dernier volume, Home Camouflage), est de plus en plus beau, de plus en plus exigeant, tant éditorialement qu’artistiquement. Si je n’avais dû ramener qu’un livre, c’était ce Syrtis Major. Chaque double page est un monde subtil de profondeurs palpables, de hors-champ qui viennent balayer en ressac la page de pelures transparentes ; travail délicat de la nuance, pas moins sauvage ni acéré. Ça lave les yeux de tous les effets de mode plastiques et colorés qui saturent la production sérigraphique de ses enfantillages (bon dieu que le monde de l’image est devenu mignon jusqu’au vomissement !) C’est le troisième volume des expérimentations dialoguées de Neoine Pifer avec les membres du collectif Hécatombe dans son atelier.

23Blanco, de Ilan Manouach. Lettre volée de l’édition de bandes dessinées, ce format est si consubstantiel à leur production qu’il en est l’imperçu surculturel, manifestation d’une évidence inévidente que ce dernier jeu de Ilan Manouach ramène à l’expérience sensible, à la considération. Fallait-il en faire une publication ? Je ne sais pas. Je ne sais jamais avec ces espèces de coups conceptuels de la 5e qu’en penser vraiment… Je pourrai toujours le reconvertir en album de dessins…

28Absconcités, de Klub. Dessin indéniablement moche et hors d’âge dont il faut dépasser le mouvement de rejet qu’il inspire pour découvrir l’humour qui s’y cache ; déplacement furtif d’une belle et franche idiotie à une brutalité franchement libératoire ; c’est une gamme de l’aberration qui s’y décline, tragique, grotesque, burlesque ou noire, et c’est souvent si drôle qu’on en oublie ce dessin ingrat. Je ne doute même pas que ce politicien de Maël Rannou me l’ait filé entre les pattes pour que j’en parle dans ma chronique annuelle… Je prends ça pour l’aveu de sa pleine conscience de la difficulté à ouvrir spontanément ce petit livre pas très sexy. Le choix éditorial d’avoir regroupé thématiquement les dessins bousille un peu le plaisir, le recueil aurait gagné rythmiquement à mélanger tout ça de façon plus syncopée (certaines cohabitations donnent une impression de répétition qu’un tout petit peu de rigueur éditoriale aurait évitée).

14 – L’arabe du passé. Ça accompagne une des expos de cette année. Ça essaie de causer sur un ton amusé, dans une espèce de distance forcée, de la nouvelle bd arabe avec l’air de pas croire vraiment en son existence (comme catégorie réelle) pour y revenir à fond, pour lui offrir un bon petit coup d’incarnation. Mais, quand même, je vois pas de quoi ça cause ; ou si je vois, d’emblée, ça me navre. Les coupes anthropologiques à la serpe, les grandes conneries abusives, les ensembles athéoriques convoqués pour d’inavouées foutaises morales, qu’il s’agisse de rattraper des fautes ou d’en cacher d’autres. Vous écouteriez quelqu’un vous parler plus de dix minutes de la bande dessinée européenne sans lui conseiller d’aller se cultiver un peu plus loin ? Moi pas. J’ai jamais pigé pourquoi c’était si difficile de faire comprendre que c’est pas la France qui écrit Bovary, c’est Flaubert. Et que c’est même plutôt contre elle, que ça s’écrit, un truc pareil. C’est quoi la musique allemande, c’est Lachenmann ou c’est Atrocity ? Le cinema américain, c’est Kern ou c’est Malick ? Ah bin faudrait savoir. Si ça veut rien dire, pitié, le dites pas.
Ma question n’est pas plus stupide que la réponse flamboyante qui frappe les couvertures d’anthologies ou les expositions absurdes comme celle de cette année. À partir de quel moment Bertoyas rentre dans la bande dessinée française ? Quand le dernier gros nigaud critique s’est enfin rendu compte qu’il était mort ou quand il sort son premier fanzine ? Faut être sérieux, aucune catégorie utile, sensée, manipulable ne peut faire cohabiter Mazen Kerbaj et Fatma n’Parapli. À part ça, la préface de ce l’arabe du passé est le plus surprenant tissage de lieux communs anti-intellos autosatisfaits ramassés dans un tout petit nombre de signes. Prouesse.

5 a à i Revue 1.25 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29 et 30, de Loïc Largier. Chaque numéro de sa revue remet en crise tous les autres avec l’air de rien du tout, modestement, par petites touches. Chaque fascicule est aussi l’occasion pour lui de dérouter la manipulation des livres, de développer des jeux de pliages savants, de changer, tout simplement, le cours du verbe lire. C’est toujours étonnant, gracieux, et l’extension de son espace poétique — qu’un regard trop pressé étrique — est visiblement sans limite.

6 – Alchimie, rupture partie 1, de Pierre Ferrero, chez Arbitraire. Difficile de mesurer encore tout ce que le travail de Pierre Ferrero aura gagné à prendre ses distances avec la potacherie branleuse de ses premiers bouquins, mais une vraie force plastique, érotique et poétique se dégage déjà très nettement des dernières planches que je vois de lui. Alchimie, hanté par de robustes figures masculines linéaires, les malmène, les soumet à des jeux de forces, de contraintes, de chutes, les perd, en les opposant plastiquement à un monde granuleux, graphite. Soit elles s’y moulent, s’y absorbent, soit elles traquent l’avant-plan dans lequel elles pourraient échapper à ses règles et à sa capture.

Notes

  1. Les fruits d’or, Nathalie Sarraute.
  2. J.-L. Borgès.
Dossier de en février 2018