Architecture et bande dessinée

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Ce dossier avait été conçu pour la revue Archistorme dans le cadre d’un numéro spécial «Architecture et fiction».[1] Pour diverses raisons, il ne put être publié dans son intégralité, et de plus de 20,000 signes il fut réduit à moins de 7,000.
Voici donc ici l’article en entier (seconde partie ici), qui se proposait d’être une petite histoire de la bande dessinée à travers ses rapports avec l’architecture (au sens large) pour initier des lecteurs sensés être peu familier du neuvième art.
Dans son approche et sa forme, l’article s’inspire aussi d’un texte de Gilbert Lascault publié en 1985,[2] qui me semblait idéal pour cultiver l’impression de balade architecturale dans les milles et une contrées de la bande dessinée.

Merci et amitiés à Frédéric Ciriez pour son aide et sa vigilance.

[Jessie BI|signature]

Architecture et bande dessinée

Aujourd’hui, pour la majorité des historiens, le père de la bande dessinée est Rodolphe Töpffer, auteur et théoricien d’un genre qu’il inaugure en 1833 avec la publication de l’Histoire de Monsieur Jabot.
C’est au tiers de sa déjà longue existence que le neuvième art commence vraiment à s’intéresser à l’architecture, ou pour le moins à lui accorder quelque espace. Auparavant, découvrant son langage, c’est l’illusion du mouvement, l’expressivité de ses personnages en quelques traits et la maîtrise de ces textes qu’il ne sait alors trop où et comment placer au milieu des images qui monopolisent son énergie.

Au tournant du vingtième siècle, on ne parle pas de bande dessinée, mais d’illustrés. Le terme témoigne d’un défaut d’identité la rendant hésitante, en faisant, au pire, les béquilles du langage qu’accentue un public strictement circonscrit à l’enfance, au mieux, un petit théâtre de papier. L’architecture se limite donc principalement à des scènes d’intérieurs pouvant être marquées par les modes ou les évolutions stylistiques du moment, et à des décors dont l’économie de conception doit beaucoup aux arts de la scène.

A quelques exceptions près, dont celle, fameuse, du Little Nemo de Winsor McCay faisant entrer le genre dans sa véritable modernité, la situation va perdurer jusqu’à la fin des années 20.
A cette époque, la bande dessinée va changer de statut et devenir un cinéma de papier, aussi bien dans ses possibilités narratives (cadrage, montage) que thématiques, où l’aventure, l’exotisme, deviennent ses éléments moteurs, là où dominaient exclusivement ceux de l’humour et de la comédie.

Le décor devient espace où les personnages ont leurs aventures. L’aspect sériel de toutes ces productions, essentiellement publiées dans la presse hebdomadaire, fait aussi que cet espace devient une véritable géographie imaginaire se charpentant au fil des histoires et au fur et à mesure des tours et détours des différents personnages. Des bâtiments, des villes, des pays naissent et l’identité des héros ne se limite plus à leurs costumes mais aussi aux lieux qu’ils habitent ou fréquentent. Les années qui suivront resserreront et étendront cette appropriation spatiale.

Au milieu des années 70, aidée en cela par l’émergence d’un lectorat adulte devenant majoritaire, va se construire une véritable mythologie de la bande dessinée où apparaissent et se mélangent récits, personnages et objets qu’il s’agit alors d’interroger, de déconstruire ou de citer. Une sorte de postmodernité du neuvième art, dont le mouvement dit de «la ligne claire», qui hanta toutes les années 80, apparaît alors comme la figure de proue la plus médiatique.

A partir des années 90, la bande dessinée va explorer de nouvelles directions, en devenant un phénomène d’édition plutôt que de presse, ce qu’elle avait quasiment toujours été auparavant. Epaulés par de petites structures éditoriales dynamiques, des auteurs cherchent désormais à étendre l’architecture à la planche, aux albums et à la conception d’une histoire, poursuivant ainsi différentes recherches ou fulgurances qui s’étaient manifestées les années précédentes. Une «archi bande dessinée» en somme, affichant la compréhension de ses mécanismes et de son histoire, tout en affirmant une présence au monde inédite.

La bande dessinée reste actuellement foisonnante, dynamique, et fait preuve d’une inventivité renouvelée que d’autres formes artistiques pourraient lui envier.
Les exemples qui vont suivre vont s’efforcer de donner corps à ces tendances rapidement ébauchées de rencontres, de rendez-vous manqués ou de relations poussées qu’ont entretenus et entretiennent encore l’architecture et le neuvième art.

I – Planter le décor

Diorama pour l’édification du public
En 1890, La famille Fenouillard décide de visiter le Mont Saint-Michel, et c’est l’un des premiers monuments qui se voit ainsi explicitement abordé par la bande dessinée. Elle devient pour l’occasion un diorama de six cases par pages où l’illusion se donne par le récit qu’entretient et accompagne ce panorama d’une aventure burlesque induite par la multiplicité des images. En même temps, elle y affirme à l’exclusive ce rôle qu’elle tiendra jusqu’au milieu des années soixante-dix, d’édification d’un jeune public avide d’aventures et d’amusement.
Mais pour ce début, le monument est trop grand pour la petite case. Il apparaîtra soit lointain et informe, soit trop près, dans des synecdoques graphiques où les parties feraient un tout monumental. Ce voyage sera un échec pour la famille, le Mont restera une mosaïque plus qu’incomplète imposant ses cachots à Madame, le sommeil à Monsieur, et les pleurs tonitruants des demoiselles Artémise et Cunégonde à la population montoise. A la fois trop théâtrale et picturale dans sa conception, les petites cases oscillent entre des scènes à l’échelle de leurs acteurs et une série de portraits sur le vif de leurs travers comiques.
Ce n’est pas le talent qui a manqué à Christophe, mais un cinéma et une photographie autonome servant d’exemple à suivre, et l’envie de continuer à faire des illustrés une fois devenu professeur à la Sorbonne…

Autonomie du décor, mauvais rêve d’enfance
Chaque semaine, dans les pages dominicales et en couleurs du New York Herald, propriété du citoyen William Randolph Hearst, Windsor McCay devait endormir son Little Nemo pour essayer de lui faire atteindre le Slumberland, ce pays des rêves où le plus absurde et le plus poétique deviennent possibles.
En ce début de siècle, les grands journaux de la côte Est s’arrachent les auteurs de bandes dessinées tant leurs personnages peuvent être synonymes d’excellents tirages. Pour McCay, c’est la garantie d’une liberté, c’est la possibilité de laisser libre cours à son génie privilégiant l’image et l’attention à la modernité de son époque. Avec parfois des décennies d’avance, il fera évoluer son Little Nemo dans les possibilités et les spécificités de la bande dessinée avec la même fécondité qu’il met à créer l’univers de son personnage.
Que des immeubles puissent bouger, être bousculés, servir d’obstacle à un lit en cavale était chose naturelle pour cet auteur venu de Chicago avant de s’installer à New York, deux villes de la démesure et de l’art nouveau où les immeubles utilisent alors de toutes nouvelles ossatures métalliques. En tant que pionnier du dessin animé, il sait aussi ce que les autres dessinateurs ignorent : c’est un squelette, la conscience d’une ossature, qui permet l’animation de toute chose. Dans ce célèbre extrait, une ville américaine et une époque se dévoilent en décor. De la banlieue cossue au centre ville aux immeubles toujours plus haut, où les pinacles d’église ne se distinguent plus guère et deviennent des chausse-trappes.

L’aide de la «polis»
Dans les années 30, la bande dessinée peut créer des villes, des pays, il y a désormais de la place dans ses images et dans ses histoires qui s’ouvrent enfin à d’autres genres que l’humour. S’inspirant à la fois du cinéma, des littératures populaires et de leurs formes feuilletonesques, elle va laisser le quotidien à l’humour et s’intéresser aux marges géographiques et temporelles où rien n’est affaire de reconstitution, où tout est de l’ordre de l’imagination. Les cités perdues et fantastiques se multiplient alors, attachant souvent à leur nom le suffixe «polis», qui leur offre suffisamment d’antiquité et de fondations mythiques pour s’élever toujours davantage, à l’image de ces villes américaines décrites alors par Georges Duhamel.
Comme Tintin, les héros du présent passeront par New York. Les autres, les pionniers des marges, en visiteront de plus lointaines, qui épousent les logiques de l’anticipation ou de la «fantasy».

Avec toute cette verticalité, c’est le ciel qui devient possiblement habitable. Alex Raymond, comme d’autres, en a conscience, et se permet de créer une ville fonctionnelle, affranchie de ses fondations terrestres. Mais attention, Mongo est une autre planète, ses peuples sont élémentaires (l’eau, l’air, la terre, etc.) et développent des villes en conséquence, des villes qui leur ressemblent. Les hommes oiseaux ne sont pas des anges, cette ville est uniquement la leur, supportée par des colonnes de lumière qui valent bien les branches ou le tronc d’un arbre (eux-mêmes se nourrissant de lumière d’ailleurs). Il ne s’agit pas d’une Jérusalem céleste mais d’un nid douillet ultramoderne qu’enviaient certainement tous ses plus ou moins jeunes lecteurs qui, à l’époque, se savaient déjà intuitivement dans l’entre-deux-guerres.

L’habit habitable
Nous sommes dans les années 40, quels sont les points communs entre ces trois personnages, Tintin, Superman et Batman ?
Oui, certes, tous sont des héros super, mais plus précisément ils partagent au moins deux points communs : tous ont un costume qui les identifie parfaitement. Tous ont un lieu, une tanière, un chez eux où se loger entre deux aventures, d’où partir et où revenir.
Haddock achète Moulinsart après avoir découvert le trésor de ses ancêtres et toute la «famille» Tintin s’y installera au fil des albums. Batman possède une Batcave grâce à son argent de milliardaire dans le civil et Superman a une Secret Citadel,[3] cachant en haut d’une montagne (puis au pôle Nord) son héritage extraterrestre.
Dans les cas du Kryptonien et du héros à la houppette, ces lieux serviront de musée personnel où ils logeront les objets, portraits, animaux (pour Superman) ramenés de leurs aventures et de voyages imaginaires à nos yeux. Batman, lui, en tant que Dark Knight, possède une base, une Batcave véritable forteresse souterraine surarmée réactualisant le château du moyen âge dans l’urbanité à la fois moderne et gothique d’Arkham. Il possède une salle des trophées quand les deux autres ont des cabinets de (leur) curiosité.

II – L’architecture source de fiction

Sous le monument, le mystère
Chez Jacobs le mystère est au sous-sol. Les paysages de carte postale, les monuments sont des icebergs cachant leurs vrais mystères, qui peuvent être proportionnels à leur taille et à leur célébrité.
Face à la Roche-Guyon, le professeur Mortimer visite moins une architecture témoignant du génie de l’homme qu’une architecture façonnée par le temps, trouvant ses fondations dans le Crétacé et ses murs dans le moyen âge. On le sait, en y cherchant ce qu’elle a été, toute ruine fait voyager dans le temps tout en donnant à celui-ci une trace le rendant palpable par ses ravages. Dans cette forteresse en ruine, le scientifique sera piégé par Septimus, devra voyager littéralement dans le temps, dans le passé comme dans le futur pour continuer à vivre pleinement son présent des trente glorieuses.
Dans un lointain avenir, Mortimer se découvrira monument lui-même, dont l’antiquité servira de renaissance à un futur apaisé. Le XXe siècle n’est donc pas le moyen âge, ce sont les siècles futurs qui en prendront le visage. Jacobs avait-il conscience que ses personnages pouvaient devenir des classiques d’un point de vue littéraire mais aussi stylistique (la ligne claire) comme certaines architectures antiques ?

Se ruiner à reconstruire
Cette histoire se termine comme elle avait commencé, débutant par des plans ne se distinguant que par des détails de celui de fin. Cette colonie romaine promise à un bel avenir sera ruinée par une malédiction matérialisée par une statue découverte non loin du lieu d’implantation. C’est la Grèce vaincue du Dernier spartiate qui se venge ici de Rome en façonnant un Apollon, un kouros radiatif ruinant morale et santé. Les colons devront fuir, laissant une ville à l’état d’ébauche inhabitable. Jacques Martin s’interroge : ces ruines qu’il reconstitue ont-elles existé ? Jusqu’à quel point témoignent-elles de constructions achevées ? Cette ville détruite par obstructions invisibles, par ce dieu sauvage au sourire énigmatique, est une ruine pour les romains comme pour les archéologues, une esquisse de cité que le dessinateur d’Alix, pour une fois, n’aura pas à reconstituer.

Lieux de genre
Manga et comics, deux types de bandes dessinées, l’une au Japon, l’une aux Etats-Unis, ont en commun d’avoir créé un style directement lié à leur architecture locale contemporaine.
Dans les années 60, Stan Lee et Jack Kirby donnent vie aux plus fameux des super-héros en les faisant se battre ou évoluer à deux pas de leurs bureaux de la Marvel. New York n’est plus la ville du futur, mais elle assoie alors son statut de capitale du monde. Devenue par là-même le ring naturel de forces surhumaines, elle offre un décor idéal aux Fantastic Four, à Daredevil ou à Spider-man, qui ne seraient rien sans elle. Les premiers ont un immeuble entier à Manhattan — le Baxter building — et y ont combattu Galactus l’avaleur de planètes. Le second affronte un mal plus intime et quotidien dans Hell’s Kitchen, quartier de la Grosse Pomme dont il a fait son fief. Enfin, le troisième, le tisseur, ne serait que la moitié de lui-même sans New York, tant sa skyline caractéristique semble idéalement faite pour qu’il puisse y tendre ses toiles.

A la même époque, au Japon, apparaît un genre de manga visant clairement les publics d’adolescents, où collèges et lycées deviennent le théâtre de tous les possibles, des histoires les plus sentimentales aux plus fantastiques. Le fameux bâtiment scolaire préfabriqué[4] devient un archétype que l’on retrouve alors dans tout les manga, et que le monde entier découvre ensuite dans leurs différentes adaptations en dessins animés.

Les œuvres d’Adachi Mitsuru (Tough, Katsu, H2), d’Umezu Kazuo (L’école emportée), ou de Fujizawa Tôru (G.T.O.) témoignent, par exemple, de cette permanence archétypale s’identifiant et identifiant un genre qui n’en finit pas d’être interrogé. Ces bâtiments ont certes évolué depuis, se sont modernisés heureusement, mais désormais, au même titre que l’uniforme des écolières, ils sont des lieux faisant intrinsèquement partie du code des manga, jusqu’à être repris tels quels dans des manga à succès conçus hors Japon, comme la série Pink Diary de la dessinatrice française Jenny.

Architecture objets
S’emparer d’un bâtiment en entier et en faire un objet que l’on peut poser n’importe où, c’est ce que fit la bande dessinée à une époque où, dans les années 70 et 80, elle était la seule à pouvoir se permettre cette débauche d’effets spéciaux.
On dit des cathédrales que ce sont de vastes vaisseaux, leurs structures de fines ossatures, de gigantesques créatures, ou bien de luxuriantes forêts de pierre comme aimait à le penser Châteaubriand. Andreas prend ces métaphores au mot, faisant d’un vaste morceau de jungle l’équivalent d’un cimetière de bateaux ou d’éléphants, où différentes cathédrales se côtoient en quinconce, copies conformes des plus célèbres d’entre elles.

Dans Les contrebandiers du futur, Godard et Ribera imaginent une planète hésitant entre le parc d’attraction, le musée et l’entrepôt d’œuvres volées au cour de voyages dans le temps, qui ne sont plus des tableaux ou des sculptures mais des monuments entiers. Beaubourg côtoie le Taj Mahal et l’Atomium, tandis qu’émergent ça et là des structures inconnues, témoignages de lointaines civilisations ou de lointains futurs.
Dans ces deux cas exemplaires, l’architecture n’est plus qu’objets engendrant un univers fantastique ou de science-fiction par le simple fait de leurs présences juxtaposées, leurs aspects monumentaux suggérant des forces démiurgiques démultipliées.

Architecture image
Si l’architecture devient objet, elle est aussi image. Au Japon, les auteurs de manga (manga-ka) n’hésitent pas à puiser dans des stocks d’images pour gagner du temps lorsqu’il s’agit de réaliser des décors ou des moyens de transport. Par l’usage de la photocopie ou de filtres informatiques, ils abaissent la qualité descriptive des images choisies pour les amener à celle de leur style et des codes propres aux mangas. Cette pratique se fait souvent pour les décors introduisant une scène dans un temps et un espace donnés.

Dans Le Chien Blanco, Taniguchi Jirô fait naturellement lui aussi appel à cette technique, avec cette étrangeté ici que, pour décrire les lieux de réunions secrètes d’une république «R» que l’on suppose être de l’Est, il fait appel à des images de chefs-d’œuvre d’architectes viennois, comme le Palais Stoclet (fig.II.8) à Bruxelles de Joseph Hoffmann, ou le siège de la Caisse d’Epargne de Vienne d’Otto Wagner. (fig.II.9)[5]
Les plus pessimistes y verront la mise à profit de l’inculture architecturale de lecteurs passionnés par autre chose que l’architecture elle-même, les autres, un clin d’œil savoureux d’un auteur se jouant des images et d’une technique propre aux manga.

(Suite et conclusion de l’article dans la seconde partie.)

Notes

  1. N°27, juillet/Août 2007.
  2. LASCAULT (Gilbert) : «22 paragraphes et beaucoup de courts récits autour des histoires en images du XIXème siècle», in Autour de la b.d., Bruxelles, Lebeer-Hossmann, 1985, pp. 51-82.
  3. Qui deviendra la forteresse de la solitude cachée au pôle Nord à partir des années 50.
  4. Aux fenêtres rectangulaires, de deux à quatre étages en moyenne, avec toit-terrasse grillagé pour éviter les suicides diront les mauvaises langues, plus certainement pour en faire un espace supplémentaire où pratiquer des activités sportives par exemple. L’accès principal de ces bâtiments, qui peut prendre l’aspect d’une tour s’il donne directement sur les circulations verticales, est aussi généralement flanqué d’une horloge bien visible.
  5. Notons qu’ici les images sont inversées, car l’édition française n’était pas dans le sens de lecture japonais.
Dossier de en novembre 2007