Bande dessinée & contemplation

de

L’éventail des significations du mot contemplation, se déploie entre une absorption dans une observation attentive d’un espace ; et une concentration de l’esprit, une considération par la pensée de ce que celle-ci peut abstraire, essentialiser, mettre hors d‘un flux.

La bande dessinée se caractérise justement par un flot narratif bifront, graphique et textuel, qui irait à l’encontre de l’idée de contemplation. Longtemps définie par sa monstration de la parole, de l’oralité à travers l’usage systématisé de la bulle, ou bien par le vacarme emphatique de ses onomatopées, la neuvième chose semble alors bien loin de toute idée de contemplation. Pourtant par les usages éditoriaux qu’elle a fait naître, des thématiques qui s’y sont déployées ou encore les aléas de son histoire, la bande dessinée pourrait, elle aussi, être considérée par le prisme d’une attention profonde faite de silences et de pauses réflexives. Trois mots : Album, Cases, et Echos nous serviront à ébaucher ce spectre d’entendement, ainsi que de fil d’analyse.

Album

L’album de bande dessinée franco-belge classique de 48 pages couleurs cartonné (« 48cc ») représente une année.
Avant d’être un phénomène éditorial à partir des années 80, le neuvième art existait avant tout dans et par la presse. Les deux hebdomadaires qui ont établi ce standard, Spirou et Tintin, publiaient chaque semaine une planche de leurs séries phares qui déployaient leurs histoires sur une année. Celles-ci, une fois conclues et suivant leurs succès, étaient ensuite rassemblées sous forme d’albums.

Comme ceux regroupant des photos de famille, les « 48 cc » recueillent donc un déroulement d’images réalisées sur une période donnée, ici une quarantaine de semaines[1]. L’album de bande dessinée devient de fait un moment de contemplation, abstrayant un récit ou des personnages, du flux de la presse et de l’actualité perpétuelle qui la motive. Pour le jeune lectorat, ces pages reliées et non plus disséminées, permettent une relecture, mais aussi de rétablir la généalogie de leurs personnages favoris dont l’importance de leurs aventures leur donne parfois le statut de famille imaginaire.
Dans les hebdomadaires, le fait de publier une planche par semaine faisait que la toute dernière case, en bas à droite, se devait de distiller un suspens laissant le lectorat dans une expectative de sept jours. Publiée en albums, cette âpreté narrative perd sa pertinence si elle se trouve sur la page de gauche puisque celle de droite élude toute surprise en se donnant à voir de manière synchrone et panoptique dans l’ouverture et le déploiement du livre. Notons que seule cette dernière conserve par ailleurs cette suspension mais en raccourcissant la résolution à la vitesse que l’on se donnera pour la tourner et passer aux suivantes.

La couverture de l’album représente elle aussi un moment contemplatif, synthétisant des situations du récit en une image autonome provoquant une observation réflexive intense dont les questions ne trouveront leurs réponses qu’à la lecture du livre. Elle est à la fois une fenêtre et une porte donnant sur un espace singulier déterminé par le contenu mais aussi l’angle d’ouverture et la dimension de l’album. Aspects pouvant être renforcés par la jeunesse du lectorat et sa taille relative à cet objet. L’auteur américain Richard McGuire a remarquablement exploité cette particularité du livre de bande dessinée comme lieu, comme espace s’ouvrant à la contemplation, avec son ouvrage Ici, publié par Gallimard BD en 2015 et récompensé du Fauve d’Or 2016 au festival d’Angoulême.

Cette dimension spatiale peut se trouver amplifiée par différentes thématiques. Les premières histoires de ces albums, par exemple, décrivaient souvent des tribulations dans des contrées lointaines, poursuivant l’adage, en quelque sorte, affirmant que les voyages forment la jeunesse. L’observation se porte alors sur ces paysages plus ou moins exotiques, certes disséminés de cases en cases mais dont la lecture reconstitue mentalement le panorama, la cadre général. D’Hergé à Hugo Pratt, cette tradition se maintient pour, à partir de la deuxième moitié des années 80 et aidé peut-être en cela par la fin des grands magazines hebdomadaire ou mensuels consacrés à la bande dessinée[2], évoluer vers le carnet de voyage quasi exclusivement vendu dans les rayons ou les librairies consacrées à la neuvième chose. De Loustal à Florent Chavouet, en passant par Jacques Ferrandez, ces livres parfois plus proches de l’illustration que de la bande dessinée stricto sensu maintiennent une présence régulière et accompagnent une autre thématique devenue fondamentale dans l’évolution de la bande dessinée de ces trente dernières années : l’autobiographie.
Peut-être pourrait-on voir ces carnets de voyages comme un jalon important vers l’affirmation de la chronique de soi. Ces livres, en effet, affirment la place et le regard de l’auteur ou de l’autrice de bande dessinée. Il a le rôle du voyageur ou de la voyageuse dévolue auparavant à celui de ses personnages. Ils sont héroïsés. Ajoutons que le fait de dessiner, de faire de la main et du pinceau le prolongement de l’œil qui observe et de la pensée qui s’inscrit in situ sur le papier, accentue la dimension contemplative de ce qui est déterminé ici comme album de bande dessinée

Des auteurs importants s’étant fait connaître pour leurs récits autobiographiques, comme Lewis Trondheim et Edmond Baudoin par exemple, ont raconté leurs voyages tout en se racontant plus explicitement. Dernièrement, le livre de Léopold Prudon, Shangaï chagrin, publié par L’Association en 2021, s’inscrit dans cette veine. Le voyage ici est un moyen pour l’auteur de surmonter une épreuve personnelle. La radicalité des villes et de l’écriture chinoise lui fournissant non pas un prétexte mais plutôt un hors texte, un silence des signes propice à l’introspection, comme un ermite face au désert[3].

L’album 48cc est, nous l’avons vu le journal d’une année, qui, comme un album de famille, est un recueil de moments passés affirmant moins la généalogie que le familier, le souvenir d’un trajet dans la lecture pouvant, rétrospectivement, donner un sens plus large à un instant « T » au cheminement de son existence. En cela lire et surtout relire un album 48cc s’affirmant alors comme documentant une époque donnée, peut avoir une dimension autobiographique pour son lectorat. Un aspect qui a peut-être contribué à l’émergence d’auteurs et d’autrices pratiquant l’autobiographie après avoir perçu plus ou moins consciemment cette dimension, en étant à la fois lecteurs ou lectrices de presse et d’albums. Évoquer ses lectures, se raconter dans un style graphique inspiré ou dérivé de celles-ci, seraient des éléments pouvant faire penser à cela. Le travail de Jean-Christophe Menu, par exemple s’affirmerait dans cette manière, et ce d’autant plus qu’il est l’inventeur de l’expression « 48cc » et qu’il a toujours montré envers celui-ci une véritable attirance/répulsion.

Aujourd’hui, même si les formats éditoriaux actuels s’éloignent de plus en plus de celui des albums classiques, la thématique autobiographique ou autofictionnelle porte autrement cette dimension contemplative liée à l’ouvrage de bande dessinée, en ferait le cœur, le sujet voire le média.

Cases

En 1984 quand Thierry Groensteen prend la direction des Cahier de la bande dessinée édités et initiés une quinzaine d’années auparavant par Jacques Glénat, est inaugurée une rubrique intitulée « La case mémorable » qui durera du numéro 56 au numéro 69. Pendant quatre ans, des personnalités sont invitées à extraire une ou deux cases qui les ont particulièrement marqués lors de leurs lectures. Michel Serre, Pierre Sterckx, Vincent Baudoux ou Jean Giraud dit « Moebius », font partie des philosophes, critiques ou auteurs ayant participé à cet exercice.

A la manière des cases grossies popularisées dans les années 60 par des pop-artistes comme Roy Lichtenstein, les vignettes montrées dans ce bimestriel analysant l’histoire et l’actualité du neuvième art, sont généralement agrandies, reproduites en noir et blanc, accompagnées du commentaire de celui ou celle les ayant choisies. Ces choix reflètent souvent la génération des personnalités et le contexte particulier des années 80, où le marché des albums commence à peine à prendre le dessus sur celui de la presse de bande dessinée.
Deux cases de cette rubrique peuvent particulièrement accompagner notre sujet. La première est celle choisie par le réalisateur, acteur, auteur et metteur en scène Marc-Henri Wajnberg pour le numéro 58 des Cahiers de la bande dessinée daté de septembre 1984. Il s’agit de la dernière image de l’album d’Hergé, Tintin au Tibet, publié en 1958 par les éditions Casterman. La case est ovale est montre le yéti regardant au loin la caravane dans laquelle Tintin ramène son ami Tchang. Par le point de vue qu’elle adopte, cette case n’est pas sans évoquer le célèbre tableau de Caspar David Friedrich, « Le voyageur au-dessus de la mer de nuages », daté de 1818, souvent convoqué lorsqu’il s’agit de parler de contemplation. Les deux personnages de ces images partagent une position ascendante est semblent littéralement en situation d’observation profonde. Celui d’Hergé est décentré sur la droite, permettant au lecteur de partager cette vue avec le yéti, de distinguer malgré leur petitesse les silhouettes des principaux protagonistes composant la caravane. Dans le tableau de Friedrich, certains voient le triomphe de l’homme civilisé. Dans l’image d’Hergè, comme une sorte de contrepoint, le personnage interroge notre humanité et ses prétentions en ayant sauvé Tchang. Une victoire symbolique certes, mais restant amère puisqu’il se retrouve à nouveau seul. Sa contemplation est celle de la fin d’une histoire, qu’accentue l’ovale de la case, forme très rare dans l’œuvre hergéenne. A la manière de certains films anciens se clôturant par la fermeture du diaphragme pour passer d’une image à un écran noir, l’auteur accompagne ici la conclusion de son récit, pour mieux prolonger la réflexion contemplative de son lectorat.

L’autre case de cette rubrique pouvant accompagner notre problématique est celle choisie par Benoît Peeters dans le numéro 65 des Cahiers de la bande dessinée publié en septembre 1985. Là aussi le choix se porte sur une image conclusive, mais cette fois-ci de la onzième planche hebdomadaire de La marque jaune, conçue par Edgar P. Jacobs et publiée en album en 1956 par les éditions Le Lombard. Il s’agit donc d’une suspension de récit laissant les lecteurs dans une série de vives interrogations, en découvrant une marque jaune et une pipe encore fumante sur le bureau du rédacteur en chef du Daily Mail.
A partir de cette image et de son observation, l’écrivain, scénariste et théoricien du neuvième art, Benoît Peeters active son attention sur la nature de l’image de bande dessinée et le dévoilement des mécanismes qui lui sont originalement liés. Sa réflexion sera poursuivie et approfondie dans son livre Case planche récit, initialement publié en 1991 par les éditions Casterman, régulièrement mise à jour depuis et actuellement disponible dans la collection « Champs », des éditions Flammarion. Les notions de séquentialité (suite d’images) et de tabularité (vision panoptique des planches) s’y retrouveront entre autre étayées et théorisées. A la contemplation de cette case et des précédentes déjà publiées dans la rubrique, le scénariste des Cités obscures comprend que l’image de bande dessinée est une image relais, en déséquilibre, répondant à l’image qui la précède, tout en servant de seuil à celle qui la suivra. Elle n’est pas une image autonome dans la mesure où elle se situe dans un strip, une planche et un livre, voire toute une série d’ouvrages. Le choix de cette case était peut-être aussi et plus ou moins consciemment, bien plus propice que d’autres à l’approfondissement de cette attention. La pipe a, par exemple, symbolisé jusque dans les années 60 le travail d’analyse en étant presque l’attribut officiel de l’intellectuel. La marque jaune laissées sur le bureau et signant le crime, renverrait quand à elle à la part maudite de la bande dessinée, sa stigmatisation, que Les cahiers de la bande dessinée, son équipe et ses participants, s’employaient justement à défaire. Le cadre initial d’une case parfait pour contempler tout un art.

Echo

A partir de 1965, Nikita Mandryka travaille dans l’hebdomadaire Pilote, fondé en 1959 et dirigé depuis par René Goscinny. En 1972, il propose à ce dernier une histoire d’une dizaine de planches mettant en scène son personnage fétiche, le Cconcombre masqué, intitulée Le jardin zen. Ce récit est refusé par le co-créateur d’Astérix. Cela provoque la colère du jeune auteur qui quitte Pilote et crée un peu plus tard avec Gotlib et Claire Bretécher le magasine L’écho des savanes qui connaîtra un fort succès. Ce départ en initiera d’autres et verra de manière similaire la création trois ans plus tard du magazine Métal Hurlant.
L’histoire qui a provoqué ce que certains ont appelé un schisme, montre un concombre masqué suractif, qui s’emploie à construire un jardin semblant la copie conforme du célébrissime jardin zen du temple Ryôanji à Kyotô. Une fois les travaux achevés, le cucurbitacée enfile un peignoir et s’installe sur la terrasse pour regarder littéralement les rochers du jardin zen pousser.
A propos de cette bande dessinée, Mandryka a expliqué sur son site qu’une de ces principales caractéristiques était « l’inertie, comme une victoire de l’esprit sur la matière, par renversement des valeurs ». Dans l’après 68, son récit est une vision radicalement différente de celle de Goscinny, peut-être un conflit de génération. Mandryka ajoute : « On pourrait aussi, en même temps, assimiler les rochers à une série d’obstacles que le Concombre se plaît à relativiser en apprivoisant leur caractère menaçant. »
Le jardin mémorable du Concombre a un cadre comme une case de bande dessinée, Il a des sommets en devenir d’où l’on gagne en aplomb et il offre le recul d’une ère géologique manifeste que seule la pensée peut atteindre.

(Ce texte a été écrit en novembre 2021 et a été publié en juin 2022 dans le n°2 de la revue Eclat, réalisée par l’HEAR (Haute école des arts du Rhin de Mulhouse-Strasbourg) et publiée par les éditions 2024.
Il fait suite à la journée d’étude « Images contemplatives » ayant eu lieu le 28 octobre 2021 à l’HEAR de Strasbourg à laquelle j’ai participé. J’en profite pour remercier à nouveau Joseph Béhé et Olivier Deloignon pour leur invitation et leur accueil lors de cette rencontre riche et passionnante.)

Notes

  1. Une année de 52 semaines se voyant réduite à 46 planches par les vacances des auteurs et/ou les numéros spéciaux parfois à double numérotation, des périodes estivales ou de fin d’année
  2. Dans le dernier quart du XXième siècle, l’importance des médias, les distances réduites par le transport aérien et le développement du tourisme de masse changent et interrogent le cadre traditionnel de l’aventure. Le personnage de Milo Manara, Giuseppe Bergman, interroge très bien ce fait à travers ses aventures publiées dans la revue (A Suivre). Il y rencontre par exemple un certain H.P., double fictionnel d’Hugo Pratt.
  3. Notons que Léopold Prudon ne se représente pas comme peuvent le faire Lewis Trondheim ou Edmond Baudoin. En cela il se rapproche aussi des auteurs de carnets de voyages précédemment cités.
Dossier de en février 2023