Bienvenue en Francodelphia

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Il me semble que l’on[1] a été très dur avec la dernière version en date de la revue Lapin par JC Menu (celle des numéros 37 à 44) — certainement n’a-t-on pas assez relevé combien chaque sommaire témoignait d’un désir de nouveautés et de propositions artistiques singulières. Donner une visibilité supplémentaire à des auteurs comme Bertoyas, Henninger & Gosselin, Mazem Kerbaj ou Daniel Blancou, ce n’était pas rien. Et au sein de ce plateau d’une tenue remarquable, ce qui m’a le plus frappé à ce moment-là, c’est le travail de François De Jonge.
Plus tard, j’ai eu la chance de tomber sur ses petits livres chez Récit Express, qui m’ont confirmés tout le bien que je pensais de son travail. De Jonge fait l’effet d’être un auteur profondément organique et profondément cérébral. Il y a là une cohabitation d’énergies a priori antinomiques qui m’enthousiasme, et qui me semble relever de quelque chose de central en bande dessinée, un voisinage et une mise en jeu chez le lecteur de différentes échelles de rapport à un récit ou à une page (dans le même temps le détail et l’ensemble, le tumulte et l’agencement), où tout s’emmêle, où le dessin est narratif et la structure plastique.

Les livres de De Jonge réunissent des mouvements opposés mais pas contradictoires : une grande précision et un grand bordel, et une attention au détail du dessin (ça fourmille) dans un travail très présent sur l’architecture générale de la page. Pour le dire vite, les pages laissent autant de place à une sorte de pulsion du geste qu’à un cadre contenant et structuré. Il y a dans un même mouvement un bouillonnement rageur et une précision des plus rigoureuses. Ce balancement constant du lecteur entre le macro et le micro, entre l’organisation fascinante de la page (ou double page parfois) en répétition, symétrie et rimes géométriques d’une part ; et la vigueur sans contenance (apparente) du dessin, son bouillonnement d’autre part, se fait d’une manière précieuse. Les planches de De Jonge ont cette évidence formelle, cette unité qui fait que son travail ouvre très vite vers une densité à laquelle le petit format photocopié de ses livres ne nous avait pas préparé[2]. Cependant, tout cela n’est pas rigide, les énergies se déplacent, s’opposent et se rencontrent en fonction des récits, et développent une tension entre un contenant ordonné et un contenu qui déborde.
L’approche thématique est au diapason : si De Jonge aborde le corps ou la maison comme des contenants en crise, en danger de trop plein (tête énorme, multiplication des corps, amputation, logement défaillant), il porte en même temps son regard vers la cartographie, le recensement des éléments, leur alignement. François De Jonge s’est d’ailleurs inventé un pays, Francodelphia. Il en a dressé la carte, tout autant géographique qu’intérieure ; elle est composée principalement de cabane en bois, un trou noir en son centre et quelques flammes attestent de la catastrophe. Le monde décrit est un  monde d’après la fin du monde, d’après la société, où il faudrait survivre malgré tout dans les ruines. Une sorte d’angoisse du chaos qu’il faudrait réorganiser. Cela s’écroule et s’ordonne en même temps. La prédominance du lieu, du décor, que l’on observe parfois, fonctionne comme une structure et une organisation graphique des pages, et résonne comme une réponse à cette angoisse.

Cet aspect spécifique de son œuvre devient particulièrement intéressant lorsque De Jonge prend la casquette de directeur artistique et de chef éditorial. Déjà pour Les grands Maîtres, petit livre collectif luxueux sorti début 2012, j’avais été particulièrement frappé par la cohérence de l’ensemble, où le tout valait peut être plus encore que la somme de ses parties[3]. Il semblerait ainsi que le goût de De Jonge pour l’architecture et les agencements dans la page se retrouve dans sa réussite à organiser un collectif, à gérer la structure à un niveau plus large en quelque sorte[4]. Pour preuve, le fanzine collectif suivant qu’il a coordonné et sorti en avril 2012, s’appelle Super-Structure[5] et se propose de construire sur le chaos, se préparer à l’apocalypse, et l’on peut y trouver en son centre un mode d’emploi pour construire son propre abri anti-atomique. Le numéro suivant, Super-Structure 1.1, propose carrément un catalogue commenté d’abris et de schéma de toutes sortes. Tout cela est très fécond plastiquement, et emmène la bande dessinée vers la cartographie, la liste, le catalogue, l’architecture, le monumental et le fragment.
Au fil de ses ouvrages, De Jonge précise et d’affirme les contours de son style et de ses obsessions. Se faisant, loin de se scléroser ou de dessiner ses limites, il cherche la collaboration, il s’étend et s’enrichit. La liste, la carte, ne sont pas tant des moyens de contenir ou de brider, que des supports pour s’inventer un territoire où articuler un travail qui entre en résonance avec d’autres. Ainsi, la carte de Francodelphia fait, entre autres, état d’un réseau. Sa structure semble ouvrir sur ailleurs, et ne parait pas avoir de frontière.

Notes

  1. Quand je dit « on », je ne vise personne en particulier, il s’agit d’une ambiance et d’une impression diffuse que j’ai pu ressentir à l’époque, sur les forums par exemple. Je peux très bien me
    tromper.
  2. Pour l’instant, son œuvre s’épanouit parfaitement à l’intérieur du fanzinat et de la micro édition, l’esthétique étant en adéquation avec le support et le format. Ce qui n’exclut pas d’ailleurs l’élégance de certaines éditions.
  3. Sans vouloir minimiser ici la qualité des contributions, toutes très réussies.
  4. Je veux signaler ici combien ce que j’écris peut être injuste et bancal, puisque De Jonge en réalité n’est pas seul aux commandes, ni du collectif Les Grands Maîtres, ni de Super-Structure. Il travaille avec Francesco Defourny dont je connais mal le travail. Mais je suis prêt à parier que si ces deux collectifs sont pleinement le résultat de la sensibilité et du travail de François De Jonge, ils le sont sans doute tout autant de ceux de Francesco Defourny, et c’est bien à cause de mon ignorance que ce texte est certainement parcellaire.
  5. A la même époque avait lieu une exposition de De Jonge où il se proposait de répondre à la question de comment se fabriquer un toit après la catastrophe avec les moyens du bord.
Dossier de en décembre 2012