#TourDeMarché (3e saison)

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(note : cette rubrique reproduit sous forme d’article à fin d’archivage des fils thématiques publiés au départ sur les rézosociaux)

Retour aux affaires courantes ce vendredi, avec le #TourDeMarché qui va se pencher sur le bilan de l’année 2023 présenté par GfK au dernier FIBD, sobrement intitulé : « 75 Millions de BD – Mangas achetés en France ». C’est parti !
S’il ne m’est pas possible de vous partager la présentation complète (parce qu’à diffusion restreinte à la presse sans accord explicite de GfK), il y a toujours le résumé disponible ici. Et la tonalité de ce résumé est assez particulière, puisque l’on indique que « Les résultats 2023 sont en recul généralisé sur tous les univers BD-Manga » (aïe) avant de préciser que « le marché affiche +55 % en nombre d’exemplaires entre 2019 et 2023 » (weee). C’est tout le paradoxe de cette année 2023, où les chiffres sont à la baisse (donc ça va mal ?) mais où beaucoup d’indicateurs indiquent une bande dessinée lancée sur une bonne dynamique (donc tout va bien ?). Bref, c’est compliqué, et on va y consacrer un peu de temps.

Le communiqué le rappelle : « Boosté en sortie de confinement, le marché de la Bande-Dessinée & Mangas affiche une vitalité incontestable ». Et de fait, après une année 2020 quasiment « normale » malgré les événements que l’on sait, 2021 et 2022 ont été des années record. Le marché de la bande dessinée en France est ainsi passé d’une moyenne de 41 millions d’exemplaires vendus par an sur 2003-2019 à 75 millions pour 2023 — en recul par rapport aux 87 millions de 2021 et aux 84 millions de 2022. Soit +55 % par rapport à 2019, année de référence.
Alors oui, le marché a baissé en 2023, mais cela ne devrait surprendre personne. Il est naturel d’observer une correction après une croissance de cette importance, et l’on pouvait en voir les signes durant 2022, comme le soulignaient certains acteurs du marché. Par exemple, cet article du Figaro de juillet 2022 qui titrait : « Le manga tire toujours le marché du livre en France, mais des inquiétudes pointent. » Et de fait, quand on regarde l’évolution du marché en volume (ventes mensuelles en bleu, douze mois glissants en rouge), on voit justement que l’on atteint un pic en juin 2022, avant d’amorcer un repli qui semble se stabiliser sur la fin de l’année 2023.

Ainsi, malgré les -11 % en volume et -5 % en valeur affichés, la bande dessinée aurait donc passé un palier, pour prendre une nouvelle dimension au sein du paysage éditorial français. A voir si le début 2024 confirmera le début de stabilisation observé.

Le manga s’est désormais établi comme une composante incontournable du marché, représentant cette année encore plus d’une bande dessinée vendue sur deux en France. Et par conséquence, il suffit que celui-ci éternue pour tout le marché s’enrhume. Comme le souligne le communiqué de GfK, si la croissance de 2021-2022 a été soutenue par les « séries stars », ce sont également elles qui sont responsables d’une large partie de la correction qui s’opère en 2023. Démonstration rapide : si on considère les dix séries manga les plus vendues sur 2019-2023, voici comment évolue sur cette période la part de marché des trois premières (One Piece / Naruto / My Hero Academia) et celle des sept suivantes… avec deux observations.

Tout d’abord, on voit que le trio de tête renforce son importance au moment de la croissance (passant d’un exemplaire vendu sur six à un sur cinq), pour se maintenir ensuite à ce niveau très élevé. Les nouveaux lecteurs recrutés se sont tournés avant tout vers ces best-sellers. Le reste du top 10 (#4-10) bénéficie dans un premier temps d’une croissance forte (passant d’un volume sur dix en 2019 à un sur cinq en 2021) pour reculer ensuite (un volume sur sept en 2023). Essayons de comprendre ce qui s’est passé.
Regardons de plus près ce groupe de 7 poursuivants : on y trouve deux nouveautés sorties en 2020 (Spy x Family et Jujutsu Kaisen), mais aussi deux titres ayant atteint leur conclusion, l’un en 2021 (L’Attaque des Titans), l’autre en 2022 (Demon Slayer). Et cela a son importance : 2021 est donc l’année où tout fonctionne à fond, avant que l’arrêt des sorties (pour les deux séries terminées) ou leur fort ralentissement (pour Spy x Family, mais aussi Berserk) ne vienne progressivement gripper la belle mécanique. En fait, la baisse des ventes cumulées de ces quatre séries entre 2022 et 2023 représente près d’un tiers (32 %) du recul du manga en 2022 et 2023. Soit une baisse non pas liée à un désamour des lecteurs, mais à une question d’approvisionnement éditorial, si l’on veut.

C’est le même phénomène que l’on retrouve du côté des comics, dont les ventes en volume accusent un recul de 37 % par rapport à 2022… mais « seulement » de 19 % en valeur, signe (mécanique) d’une appréciation du prix moyen, qui gagne 28 % (dans un contexte global de +7 % côté prix). Outre les dynamiques post-confinement, les ventes des comics ces dernières années ont été boostées par les différentes collections à petit prix lancées depuis 2019, souvent éphémères et à destination des grandes surfaces alimentaires. Sur le segment entre 2003 et 2018, le prix moyen était plutôt stable et s’établissait à 15,80€. Sur 2020-2021, le prix moyen était tombé à 13,25€, soit une baisse de 16 %, alors que les ventes en volume enregistraient une progression de 30 %. Mais voilà, alors qu’Urban a décidé d’arrêter ce genre d’opérations pour proposer une collection plus pérenne au format poche, et que Panini a réduit significativement la voilure, le volume généré par ces offres particulières a naturellement fortement réduit.
J’ai toujours exprimé mes doutes quant au potentiel de recrutement d’une telle offre, à mon sens trop éloignée (tant physiquement que tarifairement) des lieux et des standards habituels du segment, même si elle a pu pendant un temps représenter des ventes conséquentes. A nouveau, la baisse que l’on constate est avant tout liée à une décision éditoriale, et non pas à une désaffection des lecteurs qui serait, elle, plus alarmante. De fait, en écartant les titres en-deçà de 7€, les comics ne reculent que de 10 % en volume et 11 % en valeur.

Le communiqué de GfK souligne enfin l’importance des « multi-formats », et si je suis plutôt d’accord avec ce constat, je suis plus dubitatif quant aux exemples choisis pour l’illustrer.
Par exemple, je continue d’être surpris que l’on présente le webtoon (en papier) comme un segment à suivre, alors qu’il « double son nombre de séries disponibles en 1 an et permet au marché d’être stable », ce qui n’est pas pour moi un indicateur de bonne santé (remarquez, le webtoon déchire peut-être côté consommation en ligne, mais j’attends toujours de voir des chiffres sur le sujet).
Ensuite, le retour du format poche, notamment côté Comics, me semble être une évolution à suivre de près, qui pourrait se révéler prometteuse au vu des performances des premiers titres.
Enfin, le roman graphique s’est clairement installé comme une alternative à l’album « 48CC », voyant des titres parfois considérés comme « difficiles » réaliser des ventes très importantes, et ce malgré un niveau de prix bien plus élevé.
C’est ainsi la combinaison de ces facteurs structurels (disparitions des petits prix en Comics au profit du format poche, et installation du roman graphique) avec l’ajustement dû à l’inflation qui explique l’augmentation de 7 % du prix moyen entre 2022 et 2023. Alors oui, les années record de 2021 et 2022, c’est fini, on est désormais revenu à une forme de normalité. mais c’est bien maintenant que les choses promettent d’être intéressantes — et de voir ce que ce nouveau statut nous réserve de richesses et de découvertes à venir.

Dossier de en février 2024