Bulles à Gogo, brève histoire d’un prozine critique

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Bulles à Gogo est une revue trimestrielle critique de bande dessinée éditée de 1988 à 1990 par l’association « Pleine Page », à Tours. Très professionnelle dans sa maquette, la revue propose à chaque numéro de brèves recensions d’environ 70 à 80 albums, ainsi qu’un article de fond et un éditorial. Ce modèle anticipe sur celui de l’Avis des bulles, créé en 1998 à Bordeaux et qui va devenir jusqu’à aujourd’hui une référence pour tous les professionnels de la distribution de bande dessinée, libraires ou bibliothécaires. Bulles à Gogo offre donc le témoignage d’une facette souvent invisible de la construction de la bédéphilie : le rôle de prescripteurs et des éducateurs, dans une forme plus souvent utilisée par des fans et des enthousiastes.

Cette opposition est bien sûr en partie artificielle, car Bulles à Gogo est aussi une revue de fans, même si sa création découle d’une opération de prescription culturelle. Ses prémisses se mettent en effet en place dans le cadre d’un événement de promotion de la lecture à destination des enfants et adolescents : La Quinzaine du livre. Cet événement qui existe en Indre-et-Loire depuis les années 60, cofinancé par la Fédération des œuvres laïques, réunit libraires, bibliothécaires et éducateurs pour mettre sur pieds une liste raisonnée d’ouvrages destinés à la jeunesse. Ceux-ci sont lus, critiqués et sélectionnés par des bénévoles avant d’être proposés aux écoles sous forme de liste de recommandations ou d’expositions-vente, avec également des rencontres avec les auteurs. Il s’agit donc non seulement d’évaluer les ouvrages mais encore de les classer par tranche d’âge, en suivant ou non les recommandations des éditeurs.

Bulles à Gogo reflète cette origine, puisque la revue met aussi en avant une double grille de lecture. Un petit personnage rappelant le Ulysse de Télérama résume par l’étendue de son sourire la qualité de la bande dessinée, sur la base d’une évaluation par au moins trois membres du comité de lecture, mais la revue est d’abord organisée par tranches d’âges : 6-12 ans, 12-18 ans et adultes. La filiation de la Quinzaine du livre est manifeste dans la volonté de parler des jeunes lecteurs mais aussi de les faire parler de leurs lectures.

Le projet de revue naît à l’automne 1986, au sein du groupe chargé de lire et critiquer les bandes dessinées pour La Quinzaine du livre. Ce groupe organise d’abord une manifestation physique, une exposition-vente en septembre-octobre 1986 déjà appelée « Bulles à Gogo », qui bénéficie d’une affiche originale de Michel Lelong, l’auteur tourangeau de Carmen Cru.

Les statuts de l’association Pleine Page, déposés en 1988, soulignent d’ailleurs cette ambition d’organiser des événements, puisqu’il s’agit de : « promouvoir et développer la bande dessinée, le graphisme, l’image et le livre, organiser le festival Bulles à Gogo ». Il n’y aura cependant qu’une seule autre édition du Festival en question — la difficulté à trouver des locaux y est pour quelque chose — et c’est sur le projet de revue que va se concentrer le travail de l’association.

Un numéro zéro de Bulles à Gogo est présenté au Salon du livre de Paris en avril 1988, puis le numéro un, deux ans après l’exposition-vente, en septembre 1988 ; il contient des critiques d’albums parus entre octobre 87 et mai 88. Il coûte 20 francs pour 48 pages et accueille des publicités pour la Caisse d’épargne, la Macif, ainsi que pour l’Association des libraires spécialisés pour la jeunesse (dont le siège est la librairie Libr’Enfants, lieu de réunion consacré des comités de lecture de la Quinzaine du livre). La revue reçoit aussi le soutien de la Direction régionale des affaires culturelles, ainsi que de l’association AGIR, ancêtre du Centre régional du livre, qui fournira le matériel information nécessaire, un Macintosh SE. Il s’agit donc d’un projet avec une forte légitimité culturelle auprès des institutions locales, même si ce soutien se révélera difficile à maintenir. Nous sommes à la fin du premier mandat de François Mitterrand, et Jack Lang a signalé l’intérêt des pouvoirs publics pour la bande dessinée, avec notamment le CNBDI en 1984, la période est donc propice à ce type d’entreprise.

 

L’équipe de Bulles à Gogo a cependant un versant plus punk, en la personne Pierre-Yves Delarue, graphiste et auteur, co-responsable du teigneux fanzine Trisonik 21 (1984-1987), qui avait fait scandale auprès la mairie de Tours lorsque celle-ci avait réalisé ce que finançaient ses subventions. Delarue sera largement responsable de l’éducation à l’image et au graphisme du reste de l’équipe.

Quinze personnes participent au comité de lecture de ce premier numéro. Si la revue s’appuie, sur un réseau de structures de soutien au livre et sur de nombreuses amitiés dans le réseau des bibliothèques de la région, l’héritage de la Quinzaine du livre, la revue n’est dans l’ensemble pas le fait de professionnels de la bande dessinée, mais bien de lecteurs et d’amateurs décidés à produire une revue de qualité, au fil de réunions informelles chez les uns ou les autres.

Catherine Dampierre, alors documentaliste et déjà familière des outils d’édition informatique, en est la rédactrice en chef, elle le restera pour les 7 numéros, et Claude Bio joue le rôle de directeur de publication, qu’il cèdera à Marie-Jo Destouches pour les 6 numéros suivants. Les albums chroniqués sont quant à eux fournis d’abord par le quotidien La Nouvelle République, puis par la librairie La Maison de la presse plus que par les services de presse des éditeurs, garantissant incidemment une forme d’indépendance des critiques.

La revue conserve une apparence constante du premier au dernier numéro. Pour 20F, Bulles à Gogo se présente sous forme d’un A5 agrafé avec une couverture souple en bichromie. Les pages intérieures sont imprimées sur papier glacé, en noir et blanc. Présentée sur deux colonnes, la revue propose une mise en page très claire et très professionnelle ; la comparaison avec un prozine établi comme Scarce à la même époque est ainsi très flatteuse. L’ensemble des textes est mis en page sur Macintosh, mais la grande majorité des illustrations ponctuelles (logo et bulles d’appréciation) est en fait découpée puis ajoutée à la main : en l’absence de disque dur, l’ordinateur n’aurait pas pu gérer des images à une résolution suffisante. A quelques défauts d’alignement près, le résultat est cependant transparent. Les couvertures d’albums sont quant à elles reproduites à partir de clichés destinés à produire des images aux tons tramés (l’opération est effectuée en interne par Franck Weckonski), reproductibles de façon lisible par l’imprimeur. Si la couverture du n°1 est « empruntée » à Florence Cestac (attribuée en page intérieur), les illustrations des numéros suivants sont des travaux originaux, toujours déclinés en rouge et noir. Tout ceci sert de support à des résumés d’albums associées à de brèves critiques, un dossier thématique de quelques pages par numéro, et un éditorial souvent bref.

Malgré sa faible pagination, la revue parvient à chroniquer une part très importante de la publication d’albums de l’époque. Anne-Marie Baron Carvais cite le chiffre de 600 albums parus en France pour l’année 1989, en incluant nouveautés et rééditions (mais en excluant poches et petits formats). Bulles à Gogo présente de son côté 415 critiques en deux ans de parution. En sus des critiques, chaque numéro présente un court dossier thématique signé par Pierre-Yves Delarue, dans lequel on retrouve des notes sur Don Martin, la pratique des festivals ou encore les frontières de la bande dessinée.

La revue joue aussi un rôle d’encouragement à la publication, en aidant à la sortie d’albums les éditions locales Week-end doux, fondées entre temps par Pierre Yves-Delarue, qui éditent une trentaine d’albums entre 1989 et 2000 (à en croire le catalogue de la BNF, il faudrait sans doute y ajouter des fanzines et autres productions hors dépôt légal), dont l’un des premiers albums de Pascal Rabaté (À Table)[1], et qui prennent désormais en charge l’organisation de nouveaux festivals. En 1989, Les Aventures de Borrnéo, de Pehel et Alain Duchêne est ainsi publié avec la Drac, suite à une souscription réussie, tandis que les auteurs week-end doux offrent à Bulles à Gogo ses couvertures inédites.

Les premiers numéros sont un succès au point que l’association parvient à acheter son propre matériel, un nouveau Macintosh circulant entre les différents membres chargés de la conception graphique et de la mise en page (d’abord externalisée, puis réalisée en interne par Claude Labarre). Si les premiers numéros sont réalisés avec un petit imprimeur, le succès amène rapidement à changement d’imprimeur (Le Chat), et à un passage à l’impression offset.

Les abonnements atteignent alors le nombre de 150, essentiellement des collectivités. Toutefois, en parallèle le nombre de pages de publicités baisse rapidement, et la pagination décroit à son tour. Le nombre de membres du comité de lecture reste constant, une vingtaine, mais une certaine lassitude se fait jour, qui se traduit par une réduction de la longueur et de la précision des critiques. Il est facile de trouver de nouveaux lecteurs pour ces nouveautés, mais plus délicats de les convaincre d’écrire des textes. Alors que les six premiers numéros paraissent peu ou prou au rythme trimestriel annoncé, neuf mois séparent le sixième et le septième. Certains des albums critiqués sont alors sortis un an auparavant.

L’éditorial de ce dernier numéro ne dit rien de cet essoufflement, mais les difficultés considérables pour sortir ce numéro 7, l’épuisement de l’équipe, la difficulté croissante à obtenir les livres ainsi que la diminution des abonnements, en l’absence de relances, se conjuguent pour décourager toute volonté de poursuivre l’aventure. L’association Pleine Page continue à exister pendant quatre ans, mais ne sortira pas d’autre numéro ; les restes de trésorerie seront versés à Week-end doux.

Numéro Pages publicités (pages) critiques (nombre) article spécial
1 (sept-88) 48 3 88 “Don Martin”, par Pierre-Yves Delarue
2 (déc-88) 48 2 77 Révolution française
3 (avr-89) 52 1 76 Editions Ampere – moralisation de la BD”, par Pierre-Yves Delarue
4 (sept-89) 32 1 43 Petits éditeurs (recensement de petites maisons d’édition, dont Week-end doux).
5 (avr-90) 36 1 65 “La BD en culottes courtes”, sur le renouvellement du lectorat de bande dessinée.
6 (sept-90) 36 0 66 “Sur les frontières, limites de la BD”, par Pierre-Yves Delarue
7 (juin-91) 36 0 76 “Que faites-vous à Angoulême ?”, par Pierre-Yves Delarue

Les deux années de parution Bulles à Gogo correspondent à une période charnière, celle de la fin du basculement de la publication en périodiques vers la parution directement en albums, symbolisée par la disparition de Métal Hurlant en 1987 et celle de Pilote en 1989. Bulles à Gogo peut encore ambitionner de rendre compte de la quasi-totalité des parutions en librairie de l’époque — le numéro 2 déplore même la « maigre production » sur la période de mai à septembre 1988 — ce qui n’allait pas tarder à devenir impossible en quelques dizaines de pages trimestrielles. Le corollaire de cette multiplication des titres, la réduction du temps d’exposition des livres en librairie, aurait d’ailleurs lui aussi érodé le modèle de publication proposé. En ce sens, Bulles à Gogo n’est pas seulement un témoignage de ce moment de l’histoire éditoriale de la bande dessinée en France, il est aussi le produit de ces circonstances. L’équipe de la revue n’ignore pas ces transformations, et en prend par exemple acte dans le dossier (anonyme) du n°5, qui appelle à une réinvention de la presse jeunesse :

Dans la situation actuelle du marché : disparition de Tintin, stagnation de Pif, l’appauvrissement de Spirou (privé de ses séries réalistes) et les prix élevés des publications Bayard et Milan, il reste difficile aux enfants de découvrir de nouveaux styles, de nouveaux auteurs, de nouvelles formes de bande dessinée. En effet, la politique de l’album, dirige obligatoirement le lecteur vers les best-sellers et le prive (pour des raisons diverses mais surtout financières) de la découverte d’autres bande dessinée.

Un journal de qualité serait donc nécessaire à cette ouverture, puisque l’avantage du journal est de proposer non seulement les grandes vedettes, mais aussi de moins célèbres et des nouveautés, et de faire goûter des styles ou des genres, qu’a priori le lecteur aurait pu dédaigner. Ce journal, d’un prix très abordable, devrait parler directement aux enfants de ce qui les concerne et leur permettre de retrouver fréquemment de rendez-vous amical que nous avions enfants avec les Spirou, Tintin, Pilote, Pif des années 70. (« La BD en culotte courte », n°4, pp. 20-21)

A la fin de ces années 80, la nature des bandes dessinées éditées se transforme également. Cette période est ainsi celle durant laquelle s’amorce une pratique de traduction de nombreux comics en albums cartonnés à leur taille d’origine (par opposition aux albums souples Aredit, par exemple), les petits formats des éditions Comics USA. Ces récits, qui témoignent souvent du virage « adulte » de la production grand public aux Etats-Unis, sont souvent reçus de façon sévère par la revue.

Le point de vue rétrospectif nous invite aussi à chercher dans ces pages les futurs grands auteurs des années 90, ceux qui deviendront des symboles du renouveau de la bande dessinée européenne, dans cette période intermédiaire ou la collection X de Futuropolis (en 1989), tandis que les indépendants de la décennie suivante, Ego comme X, Cornelius ou l’Association, ne sont pas encore formés[2]. La critique de Feux, de Mattoti, note que le dessin « déroutera sans doute les amateurs de ligne claire » et ravira « les amateurs d’arts graphiques d’avant-garde » (n°3, p. 42). Plus tard, un article de Pierre-Yves Delarue, cite justement Feux comme exemple d’une nouvelle bande dessinée qui investit les frontières de la forme, que ce soit en matière d’esthétique ou de rapport au livre : « On peut être plus ou moins conservateur en la matière, mais on admettra que ces bandes dessinées d’aspects nouveaux, restent cependant de véritables bandes dessinées. » (« Sur les frontières », n°6, p.18-20). Le paysage éditorial compte cependant peu d’albums de ce type, et il est frappant de voir à quel point les maisons d’éditions poursuivent alors un modèle et des séries hérités au mieux de la fin des années 70. En ce sens, une des vertus de Bulles à Gogo est d’offrir un panorama du banal, du médiocre parfois, dans lequel un chef d’œuvre depuis consacré se voit accordé autant de lignes qu’un tome du Goulag de Dimitri.

Bulles à Gogo offre donc un document singulier sur cette époque charnière, le témoignage d’amateurs éclairés, de bibliophiles méticuleux mais non fan, écrivant critique après critique une chronique tourangelle des évolutions du secteur et de sa perception.

Notes

  1. « Publié avec le concours de l’Association Pleine Page »
  2. Certains des auteurs de Bulles à gogo connaissant pourtant les futurs auteurs de la bande dessinée indépendantes des années 90, comme en témoigne la page de publicité dans Trizonic n°1 pour le Journal de Lapot de Jean-Christophe Menu.
Dossier de en mars 2019