Charlie Brown, Calvin, Lévi et les secrets de l’enfance

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Depuis ses origines ou presque, le 9ème Art a compris que l’enfance regorge de savoirs inaccessibles aux adultes. Non, l’enfance n’est pas l’âge de l’insouciance mais bien celui de l’apprentissage du monde et de toutes les angoisses qui y sont liées. Plusieurs classiques des dernières décennies viennent le rappeler.

Voyons d’abord Charlie Brown et ses camarades de Peanuts : leur vie n’a rien de cette innocence qu’on imagine propre plus jeune âge ; on y retrouve cruauté, angoisses et solitude. Le premier strip de la série est éloquent : les amis  de Charlie Brown (Shermy et Patty) le saluent chaleureusement : «ce bon vieux Charlie Brown» («Good Ol’ Charlie Brown») répète un garçon trois fois, comme une litanie, avant d’avouer quand il est loin : «ce que je peux le détester !» («how I hate him !» — strip du 2/10/1950). Peanuts regorge tant de sarcasmes que, sans surprise, la jeune Lucy van Pelt se décide un beau jour à proposer des services de soutien psychiatrique (psychiatric help) dans la rue pour cinq cents (27/03/1959), alors que les jeunes de son pays vendraient plutôt jus de fruits ou gâteaux…

Prenons également Calvin, qui recompose la réalité en s’évadant dans des aventures imaginaires avec son seul ami, le fameux Hobbes[1]. Enchante-il un réel trop ennuyeux ? Ses constructions sont-elles un moyen d’échapper à une réalité quotidienne à laquelle il ne se sent pas adapté ? Ou alors ce monde que nous voyons imaginaire à travers nos yeux d’adultes, est-il bien réel ? Calvin doit-il être considéré comme un rêveur, un artiste, un geek, un autiste, un incompris, un visionnaire… ? Il faudrait également citer Cul de Sac de Richard Thompson et ses personnages étranges, souvent gentiment malsains, qui évoluent dans ces absurdes banlieues américaines (les fameux sprawls).

Tous ces personnages ont en commun d’avoir choisi de ne pas vieillir. En réalité, ces enfants se comportent déjà comme des adultes[2]. Et ils affrontent pendant toute la durée de leur publication (soit pas moins de cinquante ans pour Peanuts !) la répétition des douleurs de l’enfance. Certaines scènes ne cessent de revenir, sans offrir aucun échappatoire à leurs protagonistes, sorte de damnation éternelle — aussi l’équipe de  baseball de Charlie Brown perdra-t-elle toujours ses matches (sauf quand leur manager ne joue pas) ; aussi Charlie Brown  ne cessera-t-il de tomber dans le piège du ballon de football que Lucie lui retire à la dernière minute ; aussi ne trouvera-t-il jamais le courage de parler à la petite fille aux cheveux roux. Et si le destin peut sembler moins cruel vis-à-vis de Calvin (dont la vie active ne couvre que dix ans, soit cinq fois moins de misères que Charlie Brown), celui-ci ne cesse de subir les réprimandes de sa mère et de sa maîtresse Ms. Wormwood, les boules de neige de Susie Derkins, les coups de Moe, les accueils musclés de Hobbes ou encore les histoires abracadabrantes de son père.

D’autres illustres figures du 9ème Art ont, elles, choisi de grandir pour le meilleur ou plus souvent le pire : l’évolution de Skeezix évoque le passage du temps[3]. Notre contemporain japonais Punpun se protège tant que faire se peut dans un imaginaire qui lui échappe au fur et à mesure qu’il grandit. En parallèle, il devient de plus en plus solitaire, son groupe d’amis se dispersant. Pire, il devient soumis à ses désirs sexuels qui progressivement se transforment en frustrations. Si le premier tome de Bonne nuit Punpun comprend des scènes presque burlesques (voir les réactions des professeurs déjantés, le monde imaginaire — dieu du caca par exemple — de Punpun et ses amis), l’humour disparaît progressivement de la série[4].

Toujours au Japon, les héros de 20th Century Boys subissent également de plein fouet l’éloignement du monde de l’enfance : plus ils grandissent, plus se referme sur eux le piège qu’ils avaient imaginé quand ils étaient gamins. Ainsi, le «livre de prédictions» conçu dans leur base secrète se réalise progressivement, les enfants devenus adultes étant assassinés, blessés, emprisonnés ou obligés de se cacher pour organiser la résistance. Leur monde d’adulte est un cauchemar qui va en s’empirant tout au long de la série ; et son origine et sa solution se trouve dans une exploration de l’enfance[5].

Et puis il y a le plus jeune d’entre tous, le Lévi du Livre de Leviathan. Certes, Lévi est un bébé, si jeune que son visage n’est pas encore dessiné. Probablement parce que celui-ci n’est pas encore formé, représentant la page blanche d’une bande dessinée en devenir. Ou tout simplement parce qu’il figure le bébé dans son exemplarité. Ou enfin parce que tel Tintin, il n’est qu’une coquille vide. En outre, en tant que nouveau-né, Levi possède le souvenir des Limbes prénatales — souvenir qu’un jour, il oubliera (et il en est conscient). On se doute que l’expulsion des Limbes ait été un traumatisme pour le jeune Lévi — traumatisme probablement équivalent à l’éparpillement des Lévites dans la Genèse, suite aux meurtres des hommes de la ville de Shechem.

Lévi envisage la vie comme une traversée à quatre pattes, qui le mène de ces Limbes à la mort (chapitre V). Il ignore l’énigme du Sphinx à Œdipe : l’homme selon Lévi ne grandit pas, ne connait pas le passage de quatre à deux puis trois pattes. Et le bébé n’est pas dupe de ces artifices qu’ont créés les adultes pour ignorer les implacables réalités de la vie. La preuve, on la trouve dans son commentaire sur le vélo de chambre : la bicyclette, nous explique-t-il, a été inventée pour se rendre plus rapidement d’un endroit à un autre. Le vélo de chambre, lui, a été inventé pour faire du sur-place en s’imaginant s’éloigner de la mort (chapitre VI). Quelle ironie… ! Le vélo de chambre aurait-il pu être à l’énigme du Sphinx ?

Lévi vit dans cet état de nature hobbesien marqué par une insécurité constante. Rappelons que d’après Hobbes, la vie est «solitaire, pauvre, dure, violente et courte» et exposée à une «peur continuelle et au danger d’une mort brutale»[6].  Insécurité telle que pour retrouver ses parents (très imprudemment sortis dîner !), il doit s’improviser en Orphée, et les mener hors d’un paysage montagneux et désolé, sans jamais se retourner. Mais, Lévi, contrairement à Orphée, résistera à la tentation de regarder derrière — encore une fois, parce que le bébé a plus de savoir mais aussi plus de responsabilité que des adultes (Chapitre I). Voici un autre détournement de la mythologie grecque.

Pour toute protection et amis, Lévi n’a que son petit lapin en peluche (appelé Lapin ou Lapinou, c’est selon) et son camarade chat — possibles incarnations de Hobbes (celui de Calvin, pas Thomas). Lévi et son lapin viennent visiblement d’une autre dimension, puisqu’ils sont les seuls personnages en couleurs de tout le récit. Et le chat reste un personnage ambigu, qui disparaît curieusement quand Lévi dresse les lignes de défense qui entourent sa maison (Chapitre III).

Le livre de Léviathan fonctionne comme un ouvrage de pataphysique de nouveau-né, convoquant figures mythologiques grecques et autres images de l’inconscient collectif ; et qui pourrait facilement dialoguer avec les personnages de Francis Masse ou de Beckett. L’absurde est à chaque tournant de planche, générant tour à tour humour, nostalgie, mélancolie et parfois gêne. L’absurde apparaît même dans l’objet de l’ouvrage : Léviathan est déjà un livre. Le livre de Léviathan constitue-t-il donc un livre de livre ? Le titre anglais entretient lui aussi l’ambiguïté, dépouillé de son «livre», l’ouvrage s’appelle simplement Leviathan, facilitant la confusion avec l’œuvre de Hobbes.

Craintes de l’état de nature, angoisses du passage à l’âge adulte, peurs du monde extérieur… Peter Blegvad décrit avec virtuosité l’obscurité des tous petits. Une telle approche pourrait parfois rappeler celle de Maurice Sendak, grand connaisseur de l’imaginaire enfantin. Sendak, justement dans sa dernière interview, contait à Gary Groth une anecdote survenue le 11 septembre 2001 (événement dont la signification hobbesienne n’aura pas échappé aux politologues[7] ). Il évoque des parents partis chercher leur petite fille dans une école située à côté du World Trade Center : quand ils la retrouvent, elle s’exclame : «oh, c’est merveilleux, Papa, on passé un excellent moment. Il y avait de la fumée partout et des papillons volaient dans tous les endroits. On a vu des papillons !». Après une journée passée à essayer de lui changer les idées, elle finit le soir par confesser à ses parents : «Papa, je n’ai pas vraiment vu des papillons. C’étaient des gens». Et Sendak de commenter «Quand j’ai entendu cette histoire pour la première fois, j’ai pleuré parce que je suis un ami proche de son père, et je lui ai dit : « Tu te rends compte qu’elle te protégeait ? ». Et il a répondu : « oui, on sait que c’est ce qu’elle essayait de faire. Elle prenait soin de nous alors qu’on prenait soin d’elle »»[8]. Et Lévi de chercher lui aussi à protéger ses parents et probablement nous aussi, lecteurs, en ne révélant pas tout ses secrets[9].

Notes

  1. Le palmarès de l’édition 2014 d’Angoulême aura donc été marqué par la présence invisible de Thomas Hobbes, en récompensant Bill Watterson (créateur de Calvin et Hobbes) et Le livre de Léviathan.
  2. Sur l’âge de Calvin, voir Philip Sandifer (2007) : «When Real Things Happen to Imaginary Tigers», ImageTexT, vol. 3, n°3, paragraphe 24.
  3. Walt and Skeezix, série entamée en 1918 par Frank King et en cours de réédition chez Drawn & Quarterly.
  4. Bonne nuit Punpun, série dessinée de 2008 à 2013 par Asano Inio et en cours de publication chez Glénat.
  5. 20th Century Boys, série fleuve de Urasawa Naoki, publiée de 2000 à 2007 et sortie en français chez Panini.
  6. Chapitre 12 du Leviathan. Précisons que Hobbes parle ici de la vie dans ce qu’il définit comme «l’état de nature».
  7. Voir Pierre Hassner, «La signification du 11 septembre. Divagation politico-philosophique sur l’événement», article repris dans La terreur et l’empire. La violence et la paix II, Paris, Le Seuil, 2003.
  8. pp. 80- 81, The Comics Journal, 302, Janvier 2013.
  9. Signalons que les éditions anglaises et françaises ne révèlent pas non plus tous les secrets de Lévi, ayant opéré une sélection des strips. Certains d’entre eux sont visibles sur un site dédié.
Dossier de en mars 2014