Charlie Schlingo était-il poète ?

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Poète : quel épithète sournois. Surtout en bande dessinée, où l’image est, dit-on, reine et le mot, subordonné. On scande la chose tel un trophée à la moindre phrase bien écrite, à la moindre image contournant le récit, au moindre effet qui ne relève pas de la prose pure et simple. On l’offre à tel auteur en guise de prix de consolation, cadeau parfois empoisonné et souvent posthume.

Un artiste se dit-il jamais lui-même poète ? Oui, s’il fait dans le métrique et le versifié : rien à faire, il faut avouer. Mais pour l’auteur qui ne compose rien qui ressemble à des poèmes, mais qui pourtant, parfois, se prend à imaginer que ses travaux sont, en quelque sorte et pour épuiser le cliché, empreints de poésie ? N’insistez pas, c’est inutile : l’auteur ne s’humiliera pas à ce point. Comme l’explique l’écrivain Éric Chevillard : «Poète, […] il me paraît impossible de se prétendre tel, c’est dire froidement « je suis une sorte de Rimbaud ».»[1] À l’étiquette «poète» s’attache toute une mystique dont il est quasi impossible de se défaire : le poète est ce singulier personnage, cet acteur de la littérature, brûlant, incontrôlé, dont toute la vie est consacrée la confection de son propre tombeau, qui s’appelle l’Œuvre. Depuis le Romantisme, le poète est, presque par définition, maudit. Donner du poète à quelqu’un, c’est, en un sens souterrain mais ô combien réel, lui souhaiter une trop courte vie faite de souffrance et d’incompréhension, avec la gloire, peut-être, mais longtemps après le trépas.

Aussi n’est-il pas étonnant que l’on appelle rétrospectivement poètes des auteurs maudits de tout acabit. C’est une forme de respect posthume à un créateur que l’on considère n’avoir pas été suffisamment compris de son vivant, mêlé à l’espoir que son œuvre fleurira sur sa tombe. «Poète» cesse alors d’être une tare, le mot devient magique. Il fait soudain vendre des livres ! Pas seulement ceux de l’auteur lui-même, mais aussi ceux qu’on fera sur lui. Je ne veux pas mettre en doute les bonnes intentions exprimées par Jean Teulé et Florence Cestac, auteurs de Je voudrais me suicider mais je n’ai pas le temps, seulement noter qu’eux aussi, en faisant la promotion de cette biographie de Schlingo, tiennent à souligner le mot «poète»,[2] comme s’il était la clé qu’on avait négligée. Soudain, le mot est une circonstance atténuante, la raison secrète expliquant la malséance affichée en public par un auteur qui, on ne peut que le voir aujourd’hui, vivait hors de notre monde, perdu d’avance, «dans sa bulle» sans doute…

Soit. Mais encore ? C’est à dire que si on peut se servir d’un mot à la connotation glissante dans un but de réhabilitation, on peut également se poser une question plus prosaïque qui est : en quoi l’œuvre du poète Charlie Schlingo est-elle de la poésie ? Et au fait, est-elle de la poésie ? La question est compliquée du fait que l’on n’a jamais vraiment défini ce qui, dans la bande dessinée, pouvait être considéré comme de la poésie — pas plus qu’il ne va de soi d’identifier telle ou telle œuvre à de la «prose», d’ailleurs. Le problème se rencontre aussi au cinéma où l’on dira de certains films qu’ils sont «poétiques» mais toujours de manière assez intuitive, parce qu’ils nous rappellent une certaine idée de la poésie. Mais quelle idée ? Le poème n’est pas tant une idée qu’une forme, un rythme, mais aussi quelques manières d’arranger le langage qui lui sont propres. Le poète, pour nous faire accéder à son monde intérieur, use d’images, ce qui nous fait une belle jambe, puisque en bande dessinée l’image est partout. Mais ne faisons pas plus bêtes que nous sommes : l’image n’est qu’un symptôme, ce qui compte c’est ce qu’elle énonce, en autant qu’il s’agisse de quelque chose d’autre qu’elle-même. On a raison de dire que chaque figure de Fred est poétique, parce qu’elle nous mène toujours ailleurs qu’en elle-même. De même que chez Herriman, le texte est une fête du langage et le dessin une libération de l’image. Quant aux pages de La Beauté de Blutch, elles sont poétiques car tout en étant narratives elles ne nous racontent rien, elles évoquent, elles font penser à. Mais à quoi ? À ce que vous voulez qui ne soit pas déjà sur la page. Là où la prose, et à plus forte partie le roman (et la bande dessinée populaire est bien une forme courte de roman), tente de faire tenir son monde en une unité temporelle et spatiale, le poème se veut comme un portail magique qui mènerait dans quelque chose qui n’est ni un endroit, ni un temps.

Mais Schlingo, donc ? Poète ? Allons donc. On peut bien sûr étendre nos définitions mais jusqu’à quel point ? Northrop Frye, par exemple, s’en remettant à l’autorité d’Aristote, a pu proposer que, dans la critique littéraire, le mot «poème» soit autorisé à devenir un terme technique signifiant n’importe quel construit littéraire analysable, ceci faute de meilleur terme. Mais Frye avoue dans le même souffle que cet usage par synecdoque (i.e. la partie signifiant le tout) est insatisfaisant, un «abus du langage ordinaire».[3] Et une fois abusés, les mots «poème», «poète» et «poétique» ne nous diront plus grand-chose d’utile. Car voilà, Schlingo ne joue pas avec l’ambiguïté des images, il n’est pas un orfèvre du verbe, il raconte simplement des histoires débiles.

Nous sommes bien moins avancés qu’au début de ce texte. Il faut dire que nous critiques avons toujours eu du mal à parler de Charlie Schlingo. Nous aimons son œuvre, nous aimerions expliquer pourquoi elle nous touche, au moins donner envie qu’on la découvre, mais elle nous échappe, elle rend ridicules tous les mots que l’on trouve pour la décrire et l’expliquer. Et les critiques qui ne se taisent pas peuvent s’y casser les dents : même un Groensteen ne semble y trouver rien d’autre que des personnages qui «se comportent comme s’ils avaient cinq ans d’âge mental»[4] et un auteur «qui a conservé son âme d’enfant et qui s’amuse en toute candeur de mots comme « chaussettes » ou « saucisson »».[5] À tout le moins, dans son «Ommagio a Schlingo»,[6] Christian Rosset a-t-il le mérite de rappeler que notre auteur est un enfant de Bottaro et de Segar : mais ce rapprochement avec une bande dessinée populaire qu’on appelle «bon enfant» ne saurait nous faire oublier que Schlingo, lui, n’a jamais été populaire.

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Car enfin, Schlingo, qu’est-ce que c’est ? Non pas «qui est-ce ?» : on sait déjà très bien que Schlingo, c’est un enfant qui a souffert de la polio, en est sorti fort amoché. Sa jeunesse sera difficile et cet adolescent chétif et fantasque servira longtemps de punching-bag de service à ses camarades de classe. Une fois adulte, il s’est mis à dessiner, le reste est dans les livres qu’il a faits. Ce qu’il faut savoir, c’est que, malade, Schlingo a tout lu. La bande dessinée, s’entend : Tintin, Walt Disney, Pepito, les choses qui comptent. D’autres que lui se seront contentés de se divertir de ces modestes fascicules, mais le jeune Schlingo fait de toutes ces lectures une étude sérieuse. Il en est déjà à se cultiver, et son jardin aura des dents, et donnera des coups de poings (Gr !).

Charlie Schlingo est un lettré. Un érudit, si vous voulez. Quelqu’un qui canalise ses lectures, les transforme, les rejoue, les remanie, les habite, comme s’il s’agissait d’appartements que l’on peut investir, remeubler à loisir. Il me semble que si l’on voulait rapprocher Schlingo d’un auteur qui lui était contemporain, c’est à Chaland qu’il faudrait penser, justement à cause de cette érudition qui était la leur. Autant Chaland que Schlingo travaillent à partir de leurs lectures, oui, mais en faisant revivre non pas la forme des aventures qu’ils ont lues mais des aspects a priori secondaires : onomatopées, acolytes, conventions, éléments de décor. Il s’agit autant de mettre en veilleuse les grands vecteurs du récit (que de toute manière nous connaissons par cœur) que de faire ressortir des objets banals dont nous n’avions jamais remarqué à quel point ils étaient obsédants, essentiels.

La lecture de Chaland passe au «méta» à partir des livres co-écrits avec Yann. C’est le scénariste qui se mettra à organiser le chantier mental du dessinateur en œuvre de citation. Par là, Chaland gagne en lisibilité mais perd progressivement un certain ancrage : dès La Comète de Carthage, on ne cherche plus tant à exposer ce qui est caché qu’à lier toutes sortes de signes distinctifs ensemble en un nouveau point de vue de l’histoire (la grande et la petite), le tout ficelé de main experte, paquet neutralisé qui ne risque plus d’exploser. Yann transforme l’œuvre de Chaland en palimpseste (selon le sens de Genette) : une œuvre à travers laquelle, en transparence, on en voit plusieurs autres.

Parlant d’œuvres bâties sur d’autres œuvres, Judith Schlanger évoque un «mime extérieur du profond, qui nous laisse pris dans une surface lettrée où des textes peuvent toujours engendrer des textes, mais jamais rejoindre les mythes.»[7] Alors que, lorsque Chaland fait Bob Fish ou le Jeune Albert, il ne repique rien qui ne fasse déjà partie de lui-même : il ne calque pas Tilleux ou Hergé, ces lectures l’ont nourri, construit, structuré, elles sont profondément ancrées en lui-même : il se met donc en scène sous la forme d’un Tintin mêlé à Gil Jourdan, non pas par fantaisie mais parce que sa personne a été façonnée précisément par ces personnages de fiction et que son monde intérieur y trouve la plus juste incarnation. Chaland, comme Schlingo, s’est laissé manger par ses lectures.

Il existe donc, pour autant que je puisse voir, une différence réelle entre deux types d’écriture qu’on pourrait toutes deux qualifier de «référencées» : d’une part un niveau méta, d’autre part un niveau, mettons, souterrain. Différence, donc, entre relecture et réappropriation, comme en écho à la citation polémique d’Oscar Wilde : «Talent borrows, genius steals». Les deux écritures semblent faites de la même pâte mais leur affinité m’apparaît superficielle. Le niveau méta implique une distance, une ironie par rapport à l’œuvre à faire. Cette distance ne se retrouve pas chez Charlie Schlingo, dont chaque emprunt, chaque pillage semble absolument nécessaire à une révélation de soi. L’écriture que j’appelle souterraine est invariablement centripète (au sens de Northrop Frye) : elle n’essaie pas de donner à la citation une signification extérieure en la connectant au monde qui nous entoure (l’écriture centrifuge, toujours selon Frye) : elle se sert plutôt de la citation comme costume, prétexte, manière d’être. L’auteur n’est pas hors de son œuvre en tant que démiurge manipulateur : le livre, ici, est conçu de l’intérieur, déambulation au cœur d’un univers mystérieux et incompréhensible. Aussi, par opposition à ce que l’on appelle couramment le «second degré», je proposerais de parler ici d’une écriture au degré «moins un».

C’est qu’il existe en bande dessinée[8] une écriture moins que neutre, non seulement dépourvue de fioritures, d’agréments, de poésie, mais qui ignore également le désir d’objectivité, de transparence du style, le dévouement au sujet dans sa pureté — ce «degré zéro de l’écriture» que Barthes associait à une certaine littérature du XIXe siècle. Y sont également étrangers le sarcasme, l’introspection, bref toute forme d’ironie avec laquelle, pourtant, on lui trouve cette troublante et paradoxale affinité.

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En avançant ce genre de «théorie», je m’expose bien sûr à toutes les remontrances de la part de théoriciens trop heureux d’être à l’avant-garde d’une nouvelle guerre terminologique : pourquoi «degré moins un» ? Pourquoi pas trois ou vingt mille ? Pourquoi un nombre, pourquoi un degré ? Ce que j’avance ici est vulnérable car il s’agit, je l’avoue, d’une sorte de rêve par lequel je crois voir quelque chose. Ce moins un, c’est le chiffre de l’écriture en négatif, qui retourne l’œuvre sur elle-même : une trame faite de détails sur fond de bruit narratif. Chez Schlingo, une page résume à elle seule une aventure complète mais en ne s’arrêtant que sur les «Je ne comprends pas !», «Tonnerre ! Il a raison !» et autres «Je suis bien puni, je… Ooooh !» Comme si c’était ça, le propos, avant toute autre chose : ces bouts de phrases qui normalement ne sauraient servir que de charnière et qui, isolées, se révèlent drôles autant que déroutantes, délicieusement malaisées. La distribution n’est pas en reste, qui pique quelques troisièmes rôles à Tintin, Popeye et Mickey Mouse, leur adjoint une flopée de bonshommes chauves et quelques cowboys débiles et y fait apparaître la femme — une seule — celle-là même dont Schlingo aura été amoureux toute sa vie, si on en croit ses biographes. C’est comme si cette bande dessinée se déroulait dans les espaces abandonnés par d’autres dessinateurs, dans de vieux décors désertés, carton-pâte parmi le carton-pâte, troupe clandestine mettant en scène des bouts de scénario déchirés et recollés sommairement, et tout cela sans but extérieur perceptible, question de rendre la chose encore plus troublante.

De ce point de vue-là, Schlingo n’est plus seul en son genre. Il est facile de reconnaître dans ce type d’écriture les travaux de Pierre La Police (Les Praticiens de l’infernal), Jean-Michel Bertoyas (Ducon, Princesse…), Luc Giard (Le Pont du Havre, Tintin et son Ti-gars) ou du collectif Paper Rad (Paper Rad, BJ & Da Dogs, chez Picturebox), mais aussi des étonnants livres de Yokoyama Yûichi (Combats, Travaux publics, Voyages) dont toute l’œuvre semble consacrée à l’exploration de l’image à partir de l’intérieur : collision du banal et de l’inexplicable.

Mais le degré moins un n’est pas qu’une écriture, il est aussi une lecture : c’est la manière dont on parvient à s’approprier certains comic books du golden age parmi les plus étranges, telles que l’œuvre de Fletcher Hanks (dont beaucoup ont cru à sa réédition qu’il s’agissait d’un canular) mais aussi les pages qu’a compilées l’éditeur Dan Nadel dans son Art Out of Time : Unknown Comics Visionaries, 1900-1969. Cet aspect exploratoire tout autant qu’explosif se retrouve également dans les Fantastic Four de Stan Lee et Jack Kirby, pour ne donner qu’un exemple banal. Revenons en Europe : on peut assez bien deviner à quel point il était important pour un Tilleux ou un Macherot que l’univers dans lequel ils se mouvaient soit touffu jusque dans les détails, tactile, invitant même. Ces deux-là allaient jusqu’à plagier leurs propres histoires, juste pour le plaisir de trouver une nouvelle atmosphère, un nouvel univers où les mettre en scène. Et Fred, tiens ! Cette appropriation du globe terrestre tel qu’il est, étiquettes comprises, est une idée tellement naturelle qu’il est inutile de l’expliquer. Goossens ne fait-il autre chose qu’habiter tous ces vieux films américains, ces fables éculées, ces clichés éhontés, ne se souciant qu’à peine de constituer tout son fatras en «récit» ? Et Mathieu Sapin, avec son univers dépareillé, rapiécé, perpétuellement en extension qui accueille la plupart de ses livres, même provenant de séries différentes ? On pourrait continuer…

Ainsi ce n’est plus seulement l’auteur mais également le lecteur qui habite le livre, et à ce niveau-là n’importe quelle œuvre peut faire l’affaire : d’ailleurs, ce que je décris, l’investissement d’une œuvre, de ses décors, de ses personnages, n’est-ce pas une forme de bovarysme ? Mais s’imaginer en Tintin ou en Spirou relève de l’évidence : tout le monde a déjà été atteint de cette maladie-là. Il est plus inusité de se rêver protagoniste idiot dans un univers débile. Schlingo est de ces auteurs qui ne se ménagent pas : non que son œuvre soit une autocritique mais on y trouve sans conteste une part de confession (c’est en tout cas ce que laissent croire plusieurs passages de Je voudrais me suicider). Son travail fait certes montre d’une remarquable cohérence : a posteriori, on peut bien le dire : tout fait système. On pourrait, si on voulait, faire du Schlingo, raconter des histoires à la Schlingo (sauf que ce serait du second degré, justement). Il y a vraisemblablement toute une poétique liée à cet auteur qui ne demande qu’à être écrite, et dont ce texte ne saurait constituer qu’une toute petite introduction.

La poétique n’étudie pas que la poésie, mais laissons-nous quand même glisser dans cette direction pour retrouver intacte notre question de départ. De la même manière que l’on peut lire n’importe quel texte au degré moins un, il est tout autant permis, pour le lecteur, de lire une quelconque œuvre «poétiquement», peu importe qu’elle soit ou non prévue pour ça. La poésie provoque au fond une lecture proche du degré moins un : elle est aussi une écriture de l’exploration intérieure, du dépucelage des signes. Son esthétique est différente mais au bout du compte, elle implique le lecteur d’une manière tout aussi profonde. Schlingo serait donc poète, après tout ? Disons que c’est ma question de départ qui était fausse (ou faussée, qui sait) : ce qu’il faut vraiment demander, c’est si la poésie saurait accueillir un Schlingo dans ses rangs. Hélas ! diront les mauvaises têtes. La poésie, c’est mort maintenant ! Ce à quoi Schlingo répondrait sans doute, paraphrasant Zappa : la poésie n’est pas morte, elle pue juste des pieds.

Notes

  1. Florine Leplâtre, «Douze questions à Éric Chevillard», Inventaire/Invention.
  2. Voir par exemple le quatrième de couverture de Je voudrais me suicider, qui présente Schlingo comme un «poète déglingué», mais aussi dans l’entrevue menée par Nicolas Anspach, «Cestac & Teulé : “Schlingo était un vrai poète et se marrait en dessinant !”», ActuaBD (en notant cependant que la phrase «citée» dans le titre ne se retrouve bizarrement pas dans l’entrevue elle-même).
  3. Northrop Frye, Anatomy of Criticism, Princeton University Press : 1973, p.71. Je traduis.
  4. Thierry Groensteen, Astérix, Barbarella & cie. Trésors du musée de la bande dessinée d’Angoulême, Somogy / CNBDI : 2000, p. 209.
  5. Ibid., p. 224.
  6. Christian Rosset, Avis d’orage en fin de journée, L’Association : 2007, p. 249.
  7. Judith Schlanger, La Mémoire des œuvres, Verdier coll. «poche» : 2008, p. 22.
  8. Sûrement ailleurs, aussi.
Dossier de en mai 2009