De quoi Astérix et Gaston deviennent-il le nom ?

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Essai de comparaison avec les X-Men et Spirou

Ces jours-ci, parcourir les rayons bandes dessinées des librairies revient à voyager dans le temps. On y retrouve les énièmes épisodes de séries d’une autre époque : Astérix, Gaston Lagaffe, Blake et Mortimer, Corto Maltese, Lucky Luke, Largo Winch (un petit jeunot par rapport aux autres !) pour n’en citer que quelques-uns… Seul Tintin manque à l’appel ! Comme si le monde de la bande dessinée était resté figé il y a quelques décennies. Certes, la bande dessinée n’est pas le seul médium à chercher à user jusqu’à la corde les franchises à gros succès : Hollywood fait la même chose (voir les interminables Star Wars, Indiana Jones ou histoires de super-héros) et les étagères des disquaires sont remplis de rééditions collectors d’artistes morts il y a plusieurs années. D’ailleurs, les Beatles viennent de ressortir un titre ! La bande dessinée reste cependant un cas à part : ces reprises génèrent de nombreux débats sur la pertinence ou non de maintenir de séries à succès sous perfusion grâce au recours à de nouveaux auteurs et autrices. Symptôme des avancées critiques sur le sujet, Le Monde a même consacré un article au sujet en reconnaissant que ces reprises « n’auront jamais le talent des originaux ».[1]

Ce point de vue ne fait pas consensus. Par exemple, le directeur de Dupuis, cité dans un autre article, n’est pas d’accord : « pourquoi les héros de bande dessinée qui occupent une place mythologique dans la culture européenne ne pourraient-ils pas perdurer, à l’image des super-héros américains, que reprennent à tour de rôle de grands artistes ? Pourquoi faudrait-il les condamner à l’oubli ? »[2] Cette comparaison avec les super-héros revient régulièrement dans la bouche des défenseurs des reprises (soit, en règle générale, les éditeurs), avec en filigrane une critique du modèle franco-belge trop conservateur, et un éloge du système américain qui permet plus de liberté aux auteurs (et aux éditeurs).[3] La reprise d’Astérix ou de Gaston Lagaffe serait justifiée quand on prend comme référentiel les comics books américains ou Spirou, dont les noms ne sont pas ou peu attachés à leurs créateurs[4].

Le parallèle a cependant ses limites que les défenseurs des reprises de séries classiques feignent d’ignorer : Astérix ou Gaston Lagaffe sont tellement liés à Goscinny et Uderzo ou Franquin que leurs noms figurent sur les couvertures d’albums. Tous les trois sont pourtant décédés et n’ont donc aucun mot à dire sur les albums parus ces derniers mois (et il existe de sérieux doutes sur le fait que Franquin aurait accepté que Gaston soit repris par un autre, sa fille s’y est même opposée et l’histoire a dû être réglé devant les tribunaux[5]… qui ont donné raison à Dupuis).

A l’inverse, les nouveaux auteurs et autrices des comics ou de Spirou bénéficient d’une marge de liberté, certes réduite, mais réelle, pour transformer les personnages, le monde dans lequel ils évoluent, voire les thèmes des histoires. Spirou et les super-héros sont des personnages qui, s’ils ne vieillissent pas (du moins pas tous), évoluent, s’adaptent aux changements du monde, interagissent avec l’actualité. En outre, les dessinateurs et dessinatrices peuvent imprimer leur style à ces séries, tandis que les qualités graphiques des nouveaux Astérix et de Gaston Lagaffe sont uniquement jugées par rapport à leur capacité à faire oublier que l’album n’a pas été dessiné par Uderzo ou Franquin[6].

Les métamorphoses de Spirou, pour mieux conquérir de nouvelles audiences

Attardons-nous donc sur Spirou  : la série est régulièrement rattrapée par l’Histoire, ce qui lui permet d’aborder des thèmes contemporains. Déjà, sous Fournier, on avait pu voir Spirou et Fantasio se battre contre un projet d’implantation de centrale nucléaire en Bretagne (L’Ankou), et sous Tome et Janry, on les avait suivis dans une URSS vivant ses derniers moments (Spirou à Moscou). Surtout, la série L’espoir malgré tout, créée par Emile Bravo, confronte le groom aux horreurs de la Seconde Guerre mondiale (même s’il est vrai que ces albums appartiennent à une collection spéciale : « Une aventure de Spirou et Fantasio par… »). En outre, les personnages de la série évoluent, notamment en abandonnant leur chasteté. Machine qui rêve avait abordé le sujet ô combien tabou de la relation entre Seccotine et Spirou, tandis qu’Aux sources du Z de Morvan et Munuera se termine avec un Spirou marié et heureux qui se sépare de Fantasio – ce dernier continue ses aventures avec un autre Spirou plus jeune débarqué d’une autre époque. Le dernier volume en date, La mort de Spirou innove également : non seulement le scénario a été co-écrit par une femme (Sophie Guerrive), une première pour la série (il était temps !), mais en plus il se termine par la mort supposée de Spirou. Il est remplacé par Seccotine aux côtés de Fantasio.

Cette (relative) liberté d’exécution est cependant encadrée et obéit, on s’en doute, à des impératifs commerciaux. Les albums d’Emile Bravo dressent un état des lieux subtil de la Belgique occupée et évitent le pathos facile. Il n’empêche que Bravo s’attaque à une période de l’histoire récente qui fait consensus, et a l’avantage de pouvoir être présentée de manière manichéenne. La volonté de ne pas franchir certaines lignes rouges se manifestera dans la transition entre le deuxième et le troisième album : Un peu plus loin vers l’horreur se conclut alors que Spirou est embarqué dans un train de la mort qui doit le conduire à Auschwitz. S’ouvre alors la possibilité de la représentation des camps de la mort dans une bande dessinée destinée traditionnellement à un public assez jeune, mais aussi de la possibilité de voir le héros en prisonnier victime de la barbarie nazie. D’où la question de savoir si le personnage de Spirou pourrait rester Spirou face à l’horreur concentrationnaire. Autant d’interrogations qui restent en suspens, puisque dès les premières pages du troisième volume, Spirou s’évade avec deux enfants, laissant la mort s’éloigner avec le train – Emile Bravo botte en touche au dernier moment. Les camps seront indirectement représentés via la reproduction du Triomphe de la mort, de Felix Nussbaum, peintre déporté et assassiné à Auschwitz, avec lequel le groom se lie d’amitié.

De même, quelques années plus tard, le titre de la Mort de Spirou constitue un excellent argument de vente pour l’album et le(s) suivant(s), le lecteur étant incité à vérifier par lui-même la véracité du titre, tout cela dans un contexte où les éditions Dupuis cherchent à revigorer la série dont les ventes ont significativement baissé ces dernières années[7]. Ainsi, chaque reprise attire son lot de critiques et fait ressurgir la nostalgie de l’époque Franquin. Seuls les albums de Bravo auront pu faire consensus, en convoquant la gravité de la Shoah.

Signalons enfin les séries dérivées, notamment Le Petit Spirou, manifestation de la liberté des auteurs par rapport à la série originale. Ce spin-off a fait des émules : Gastoon, Kid Lucky et bien d’autres. Autant d’occasions de tenter de relancer les ventes des séries classiques, quitte à massacrer les personnages.

Les super-héros, parangons du wokisme

Le cas des super-héros est encore plus parlant. Très tôt, les super-héros sont engagés. Par exemple, Superman est un extraterrestre créé par deux auteurs juifs et qui réussira à s’intégrer à la société américaine. Ses origines n’échapperont d’ailleurs pas à la propagande nazie[8]. Le Captain America de Joe Simon et Jack Kirby, lui, sera représenté en 1941 sur une couverture devenue célèbre cognant Hitler, soit un an avant l’entrée en guerre des Etats-Unis. Un tel dessin vaudra des menaces aux auteurs, auxquels le maire de New York finit par offrir sa protection[9]. Plusieurs décennies plus tard, dans les années 1970, certaines séries ont décidé de devenir plus représentatives de la diversité de la société américaine. Il s’agissait de mettre en avant des équipes féminisées et racisées. Les X-Men en sont une parfaite illustration, préfigurant ce qui serait appelé aujourd’hui une vague woke chez les super-héros.

Le groupe de mutants a été créé en 1963 par Stan Lee et Jack Kirby. Il est alors composé de quatre jeunes gens, d’une jeune femme et dirigé par le professeur Xavier. La série est rapidement mise en pause, faute de succès. Elle est reprise dans les années 1970, sans la plupart des membres de la première équipe et avec de nouveaux ajouts internationaux censés mieux représenter la diversité. On compte ainsi entre autres une Kenyane (Ororo surnommée Storm), un Allemand (Kurt Wagner, Nightcrawler), un Russe (Piotr Raspoutine, Colossus) et un Canadien (Logan, Wolverine). Pendant un temps, un Japonais, un Indien américain et un Irlandais rejoignent aussi l’équipe. Pour quelques épisodes, Ororo dirige le groupe. La composition de celui-ci ne cesse d’évoluer, tout comme les relations sentimentales ou les rivalités entre les héros. En 2013, le scénariste Brian Wood va jusqu’à créer une équipe d’X-Men entièrement féminine[10]. Le scénariste Brian Michael Bendis s’amuse de l’évolution des équipes en fonction des époques : dans All New X-men, paru dans les années 2010, il fait se rencontrer les premiers X-Men avec les X-Men d’un présent alternatif et ceux d’un futur dystopique.

Autre exemple : les différentes incarnations de Capitaine Marvel. Le premier personnage est créé en 1967 par Stan Lee et Gene Colan et meurt d’un cancer dans un épisode de 1982, pour être remplacé par Monica Rambeau, une noire-Américaine de la Nouvelle Orléans. Capitaine Marvel était à l’origine secondé d’une Miss Marvel, dont la première incarnation est une blonde américaine (Carole Danvers). En 2013, Ms Marvel devient une Pakistano-Américaine, Kamala Khan, première héroïne musulmane de l’Univers Marvel[11].

N’idéalisons pas pour autant les encapés de Marvel. Les changements constants d’auteurs et d’autrices, parfois au sein d’un même chapitre, ont des conséquences sur la qualité et la cohérence des récits. Les variations de style d’un album à l’autre rendent les personnages parfois impossibles à reconnaître d’une page à l’autre (d’où l’utilité de leurs costumes), mais toujours bodybuildés[12]. Quant aux femmes, si elles sont beaucoup plus présentes dans les productions actuelles, elles restent habillées légèrement et invariablement représentées avec des corps aux proportions extravagantes. Il s’agit de susciter l’excitation des lecteurs en pleine puberté[13].

La plupart des personnages manquent terriblement de profondeur et cohérence psychologique et leurs destins sont soumis aux caprices de leurs auteurs successifs : tel personnage central pendant plusieurs volumes disparaitra sans explication, un autre donné pour mort ressuscitera sans raison, etc. La majorité des histoires de X-men continueront à se passer sur le sol américain (ou dans des géographies et espaces imaginaires, mais dont on n’accèdera en général qu’en partant des Etats-Unis). Enfin, les histoires se règlent presque toujours à coup de combats dantesques, nourris par une surenchère d’explosions et de pouvoirs magiques, et visant à démontrer l’infinie puissance des super-héros américains face à des méchants dont la puissance croît à chaque épisode (les batailles d’Astérix ont le mérite d’être beaucoup plus ludiques).

Nos héros ringardisés

Les allusions historiques abondaient également dans Astérix, notamment dans les albums réalisés en solo par Uderzo (voir par exemple Le grand fossé, référence évidente au mur de Berlin ou Le ciel lui tombe sur la tête, souvent considéré – probablement à raison – comme le pire album de la série, et qui se veut une critique des mangas). Celles-ci ont principalement disparu dans les derniers albums. L’ancrage d’Astérix dans le monde contemporain se résume à des clins d’œil, ou des critiques de sujets légers, inoffensifs et consensuels, comme la pensée positive dans L’Iris blanc.

Au contraire d’Astérix, les bandes dessinées de Spirou ou des super-héros restent en mouvement. Elles s’adaptent aux évolutions de la société et du lectorat, ce qui amènent leurs éditeurs à prendre des risques mesurés. La continuation d’Astérix consiste en la répétition à l’infini des filons inventés par Goscinny. Probablement Hachette, éditeur actuel des aventures actuelles du Gaulois, pourrait-il encore minimiser ses risques et son travail en confiant l’écriture du prochain scénario à une intelligence artificielle… Notons que les héritiers du célèbre mangaka Osamu Tezuka expérimentent en ce moment cette option, avec l’objectif de donner une suite à la série Black Jack. ((« Au Japon, le manga « Black Jack » ressuscite grâce à l’intelligence artificielle, plus de 30 ans après la mort de son créateur Osamu Tezuka », franceinfo, 22 novembre 2023.)).

Finalement, à moins de donner un peu plus de liberté à leurs nouveaux auteurs, Astérix (et probablement Gaston Lagaffe) sont condamnés à devenir des œuvres de nostalgie, un peu réac, évoquant une époque et des valeurs révolues, symptômes de sociétés conservatrices effrayées par un futur peu prometteur. Au lieu de préserver ces grands classiques de la bande dessinée comme ils disent le faire, les éditeurs prennent le risque de les rendre définitivement ringards pour les futures générations.

Notes

  1. « Astérix, Gaston Lagaffe, Spirou… Les albums de BD reprise n’auront jamais le talent des originaux », Le Monde, 20 octobre 2023.
  2. « Après le « Gastongate », Gaston Lagaffe est de retour en BD, (m’)enfin ! », Le Monde, 21 novembre 2023.
  3. Je me contente ici de parler d’Astérix et de Gaston Lagaffe, il existe naturellement de nombreuses autres reprises dans la bande dessinée franco-belge.
  4. Certes, Spirou reste attaché par le nom de Franquin. Mais rappelons que lui-même n’a fait que reprendre en 1946 la série, créée en 1938 par Rob-Vel.
  5. C’est ce que Le Monde a poétiquement appelé le « Gastongate » : « Après le « Gastongate », Gaston Lagaffe est de retour en BD, (m’)enfin ! », op. cit.
  6. On sait par exemple que Delaf, autour du nouveau Gaston Lagaffe, a créé un classeur numérique à partir des albums de Franquin, pour mieux s’en inspirer au moment de la réalisation de son album.
  7. « A 80 ans, où court Spirou ? », Libération, 20/06/2018.
  8. Voir un article tiré de Daz schwarze Korps, de 1940, traduit et reproduit par l’Université Calvin.
  9. « Captain America was punching Nazis in 1941. Here’s why that was so daring.”, The Washington Post, 17 août 2017.
  10. Pour aller (beaucoup) plus loin que ce rapide survol, on pourra se référer à Lund M. (2015) « The Mutant Problem : X-Men, Confirmation Bias, and the Methodology of Comics and Identity », European Journal of American Studies, été 2015, 10-2, https ://journals.openedition.org/ejas/10890
  11. Pour aller plus loin, on pourra lire Kent M. (2021) « »Let’s rewrite some history, shall we ? » : temporality and postfeminism in Captain Marvel’s comic book superhero(ine)ism”, Feminist Media Studies, 23 :2, 394-410, DOI : 10.1080/14680777.2021.1979069. Le phénomène s’est aussi étendu au cinéma. Voir « Marvel’s next wave of heroes will tear up tradition in the name of progress », The Guardian, 12 mars 2021 . Cet engagement de Marvel envers les minorités a généré de nombreuses critiques sur les forums en ligne. Certains se sont rebellés (avec, semble-t-il un succès financier et populaire) contre cette présence du wokisme chez les super-héros en créant des maisons d’éditions non-woke : « Eric D. July gets 30,000 Orders Worth USD2.5 Million for ‘Non-Woke’ Comic », Bleeding Cool, 22 juillet 2022.
  12. On pourra par exemple se référer à cet article qui cherche à caractériser le visage de Superman (qui reste probablement l’un des superhéros les plus reconnaissables), et décrit son évolution à travers les décennies : « Truth, Jawlines And the American Way : The Changing Face of Superman », NPR, 1 décembre 2011.
  13. Les choses sont peut-être en train d’évoluer doucement sur ce sujet, comme on peut le voir par exemple avec le costume et le physique de Ms Marvel.
Dossier de en avril 2024