De quoi schtroumpf est-il le nom ?

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Y a-t-il du politique dans la société des schtroumpfs? Depuis de nombreuses années déjà, circulaient les interprétations les plus invraisemblables sur la signification idéologique des schtroumpfs, notamment pour y discerner une société communiste et collectiviste, parfois, il faut le préciser d’emblée, sur un mode assez distancié et potache.

Récemment, un livre s’est complu à rebondir sur ces lectures pour faire un coup éditorial assez réussi, non sans ambiguïtés sur le statut à accorder à ces interprétations.[1] C’est l’occasion de s’interroger plus sérieusement sur la place du politique chez les schtroumpfs.

Il pourrait être tentant d’accorder un peu de crédit à des analyses de ce type. Au fond, les bandes dessinées décrivent souvent des sociétés où le pouvoir est organisé, et ce serait bien là la preuve qu’on peut se livrer à un petit exercice de politique comparée en classant leurs régimes politiques et en identifiant les différentes idéologies dont ils se réclament. Bien utilisées, ces approches peuvent être utiles, comme dans la mise en valeur des différences qui peuvent exister entre les petites sociétés imaginées par Macherot dans ses séries animalières.
Mais d’une façon générale, les liens entre politique et bande dessinée se posent plutôt du côté des contraintes externes, notamment lorsque l’éditeur entend promouvoir certaines valeurs. On pense bien sûr au conservatisme bon teint de la maison Dupuis en écrivant cela. S’il fallait chercher des connexions idéologiques chez Peyo, elles résideraient plutôt dans une certaine adhésion aux valeurs catholiques défendues par son éditeur, ce qui n’était pas sans signification politique (assez indirecte tout de même) du fait des particularismes institutionnels belges, relatifs au poids du pilier catholique dans la vie sociale et politique de ce pays.
Mais prenons-nous quand même au jeu de l’analyse du politique chez les schtroumpfs.[2] Que voit-on en premier lieu ? Tout d’abord que le politique en tant que tel y occupe une place assez réduite : peu de conceptions explicitement politiques sous-tendent cet univers, à la différence des univers de Macherot, justement, où le pouvoir politique s’incarne dans des institutions distinctes et peut ainsi faire partie de l’intrigue : il s’agit pour les méchants de la série de le conquérir, de le noyauter, de le subvertir. Chez Macherot, ces noirs desseins sont très souvent sur le point d’aboutir, d’autant que les appareils de pouvoir y sont aux mains de personnages médiocres. Mais la série de Peyo explicite assez peu pareils enjeux, l’ensemble de l’univers offre peu de prise au repérage du politique. On peut dire que le politique y est d’une faible intensité thématique. Cette remarque en guise d’avertissement. Mais une fois ceci précisé, l’idée de pouvoir n’est pas non plus absente : elle s’incarne en premier lieu dans le Grand Schtroumpf. C’est la principale difficulté.

L’autorité chez les schtroumpfs est avant tout de l’ordre du domestique, avant d’être du civique. Le Grand Schtroumpf est surtout une figure paternelle, avant même d’être un chef politique : il rassure les petits schtroumpf, agit lui-même lorsque ceux-ci sont apeurés et brave le danger tel le bon père de famille qui protège ses enfants. Dans l’album Les schtroumpfs et le Cracoucass, c’est lui qui sort la nuit pour aller chercher le pétard qui va leur permettre d’effrayer le Cracoucass. Dans Le pays maudit, c’est lui s’engouffre dans la gueule de Fafnir parce que les schtroumpfs, bravaches au moment de se porter volontaires, ont finalement trop peur d’y aller. La vraisemblance de cette explication est renforcée par le comportement souvent puéril des schtroumpfs eux-mêmes, qui permet par contraste au jeune lecteur de voir dans le Grand Schtroumpf une figure paternelle bienveillante. Voilà pour la tonalité dominante.
Mais s’il fallait absolument définir cette autorité sur un plan non plus domestique mais civique, alors il est assez manifeste que le Grand Schtroumpf s’apparente à une autorité traditionnelle, au sens où l’entend Max Weber : elle repose sur l’habitude, elle est totalement naturalisée et fait partie de l’ordre des choses. Dès l’apparition des schtroumpfs dans Johan et Pirlouit, on apprend que le Grand Schtroumpf doit son rang à son âge, «542 ans aux chanterelles», alors que les schtroumpfs sont des jeunots de cent ans à peine. Plus jamais la série n’y revient et ne justifie autrement l’autorité du Grand Schtroumpf.

En somme, seul Le Schtroumpfissime a une portée véritablement politique. Cela en fait un album un peu à part, mais en même temps il est étonnant de voir qu’il ne remet pas en cause l’équilibre décrit ci-dessus.
L’histoire du Schtroumpfissime est connue. En l’absence du Grand Schtroumpf, des élections sont organisées pour le remplacer, mais le vainqueur, après une campagne électorale outrageusement démagogique, se comporte en despote. Des schtroumpfs fondent alors une société secrète, les insoumis, avant que n’éclate une guerre civile que ne fait cesser que le retour du Grand Schtroumpf, abasourdi par le comportement (politique) des schtroumpfs. La satire politique est évidente, même si l’album peut être lu au premier degré. Que montre cet album ? Il ne montre pas des idéologies agitant la société des schtroumpfs, il montre surtout ce que la sociologie historique du politique a appelé un processus de différenciation politique, ce qui signifie que les structures d’autorités se démarquent les unes des autres et que les rôles d’autorité politique se distinguent des autres rôles d’autorité.
C’est ce qui se produit dans cet album : certes, l’histoire repose sur la mise en valeur d’une figure de tyran, mais elle crée par ailleurs un hiatus avec l’univers habituel des schtroumpfs en introduisant un rôle d’autorité relatif à une convention politique (l’élection), et non à la tradition. Par ailleurs, face à cette émergence d’un rôle politique spécifique et institutionnalisé, la question qui se pose aux schtroumpfs dans l’intrigue imaginée par Peyo et Delporte est celle qui a été résumée par Albert O. Hirschman : exit, voice or loyalty. Après avoir tenté une manifestation insurrectionnelle (voice), les schtroumpfs fondent une opposition politique qui finit par prendre le maquis (exit), pendant que les soutiens du Schtroumpfissime (loyalty) se réduisent comme peau de chagrin. Nulle démonstration idéologique là-dedans, mais plutôt la mise en évidence de stratégies grâce auxquelles construire l’intrigue.
Cette situation est bien illustrée par le cas du schtroumpf à lunettes qui, de tempérament légitimiste, commence par faire allégeance au nouveau pouvoir avant de rejoindre les insoumis. Eternel dindon de la farce, il est le personnage choisi par Peyo et Delporte pour illustrer la répression du régime du Schtroumpfissime, puisqu’il reste en prison jusqu’à la fin de l’épisode.

La dynamique est donc bien celle d’une politisation de la société des schtroumpfs, de la fin de l’indifférenciation de l’autorité dont le Grand Schtroumpf est l’incarnation. L’histoire du Schtroumpfissime peut sembler d’un pessimisme décapant sur la politique, puisque l’épisode se solde par le chaos, lorsque la bataille rangée dans le village schtroumpf tourne à la guerre d’anéantissement (seul le retour inopiné du Grand Schtroumpf empêche l’assaut final contre le dernier carré de défenseurs du Schtroumpfissime). C’est d’ailleurs l’un des coups de génie du scénario de Delporte et de Peyo que d’exploiter jusqu’au bout le principe de l’histoire, plutôt que de faire le choix prudent de ne pas montrer au jeune lecteur la dislocation de l’univers enfantin auquel il est accoutumé.
Mais cette histoire est aussi porteuse de valeurs positives, comme la dénonciation de la démagogie électorale et de la propagande, le refus de l’obéissance aveugle, la dérision des symboles du pouvoir. Un passage de l’album est spécialement révélateur de cette distance par rapport à l’autorité politique, quand le Schtroumpfissime s’habille d’un costume que les schtroumpfs voient «jaune» mais que lui-même désigne pompeusement comme «un costume or». L’hilarité que cela provoque chez les schtroumpfs est au fond une violente déflation du capital symbolique qui s’attache au pouvoir — le Schtroumpfissime ne peut pas être le chef parce que les symboles de son pouvoir ne sont pas identifiés comme tels et apparaissent crûment comme grotesques, ce qui l’oblige à recourir à la coercition.
De la même façon, si le schtroumpf farceur est jeté en prison, c’est parce que, indifférent au crime de lèse-majesté, il fait exploser à la tête du Schtroumpfissime l’un de ses cadeaux piégés. Dans cette scène qui fait la couverture de l’album, il ne prend pas au sérieux la revendication d’autorité du Schtroumpfissime : il lui offre un cadeau sans tenir compte de son rang, suivant le registre domestique qui régit habituellement les rapports sociaux entre les schtroumpfs. C’est ce qui explique son incrédulité une fois les fers aux pieds : «ben ça alors ! ben ça alors ! !» (pl. 17).
D’une certaine façon, la tension portée par l’intrigue se joue entièrement dans cette absence de reconnaissance du rôle politique que définit le Schtroumpfissime en se proclamant Schtroumpfissime.

L’album Schtroumpf vert et vert schtroumpf est un cas plus délicat. Le conflit qui agite les schtroumpfs dans cet épisode est certes de nature politique, mais il n’est pas explicitement désigné comme tel par certains éléments de scénario. Par exemple, il n’y a pas de parti politique se créant sur la base du conflit linguistique. Ce qui s’observe s’apparente plus à ce que Charles Tilly et Sydney Tarrow appellent contentious politics, ou politique du conflit, qui prend ici la forme de violentes controverses publiques (le petit chaperon rouge porte-t-il un schtroumpf de beurre ou un pot de schtroumpf ?) et de manifestations de rue, voire d’affrontements violents. Si l’épisode est à part, c’est parce que c’est le seul dans lequel le Grand Schtroumpf est impuissant à liquider définitivement la source de disharmonie sociale.
Mais on le sait, l’album est inspiré par la fédéralisation de la Belgique, il oppose schtroumpfs du nord et schtroumpfs du sud (et non, comme tous les agités de la thèse communiste ne peuvent évidemment pas le remarquer, schtroumpfs de l’est et schtroumpfs de l’ouest). L’un des rebondissements de l’intrigue réside dans le tracé d’une frontière par un schtroumpf séparatiste, qui départage en deux le village, mais passe en plein milieu d’une maison dont l’occupant s’en trouve complètement désorienté, ne sachant plus comment s’exprimer. Compte tenu du contexte auquel l’album fait allusion, il est difficile de ne pas penser à la création de la frontière linguistique en Belgique en 1962, qui s’est traduite par des situations inextricables à Bruxelles et dans ses alentours.
Ici, la discorde des schtroumpfs est culturelle, et non idéologique. L’album montre une facette des rapports politique qui n’a rien à voir avec un quelconque propos normatif sur la société ; sa portée est plus ponctuelle et plus limitée que celle du Schtroumpfissime. Au passage, cet épisode va à l’encontre de l’idée que Peyo n’était pas politisé : il l’était manifestement (l’erreur ici est de confondre intérêt pour la politique partisane, envers laquelle Peyo ne déclarait en effet aucun intérêt, et politisation au sens de capacité à interpréter les luttes politiques d’après leurs enjeux spécifiquement politiques).

L’analyse pourrait au fond s’arrêter ici, car ces deux albums sont les seuls dans lesquels l’intrigue a des connotations politiques, directement ou indirectement. Mais ce serait passer sous silence le fait que d’autres aspects de la série sont considérés comme ayant des sous-entendus idéologiques : le parler schtroumpf, amalgamé à une sorte de «novlangue» totalitaire porteuse de manipulation du langage et le mode de différenciation entre les schtroumpfs, qui nie supposément leurs individualités.[3]

S’agissant de la question de la langue, on peut à nouveau citer l’album Schtroumpf vert et vert schtroumpf. Il s’avère que celui-ci ne confirme guère l’interprétation confusionniste du langage schtroumpf. Le conflit est purement linguistique, il ne porte pas vraiment sur les catégories d’entendement dont la langue est porteuse : les schtroumpfs ne se disputent pas sur la nature du tire-bouchon, mais pour savoir s’il faut dire tire-bouschtroumpf ou schtroumpf-bouchon, et aucune ambiguïté n’est introduite sur la finalité pratique que cet objet revêt à leurs yeux.
De façon plus générale, le langage schtroumpf n’est pas présenté comme un langage imprécis, mais plutôt comme une langue semi-étrangère que les jeunes lecteurs peuvent s’approprier avec facilité pour parler comme les schtroumpfs. On pourrait à loisirs s’appuyer sur certains dialogues pour montrer que l’introduction du mot schtroumpf dans une phrase ne nuit pas à l’inter-compréhension entre les schtroumpfs. Mais ce n’est pas la bonne méthode, car il est évident que les auteurs répondent aussi à un impératif de clarté pour la lecture.
L’argument décisif réside plutôt, par exemple, dans la mise en évidence des dialogues de sourds entre certains schtroumpfs et Pirlouit, quand celui-ci se vante de parler schtroumpf mais ne parvient pas à se faire comprendre. Il maîtrise mal cette langue, et par contraste il est évident que les contresens ne sont pas possibles entre les schtroumpfs eux-mêmes. On peut s’en convaincre à la lecture du Pays maudit : les interrogations de Pirlouit sur le «schtroumpf qui schtroumpf du schtroumpf» sont un fil directeur comique de l’épisode, et lorsque Pirlouit fanfaronne après avoir compris qu’il s’agissait d’un dragon qui crache du feu, le petit schtroumpf qui les accompagne depuis le début de l’épisode répond médusé : «ben oui» (pl. 39). Là encore, il ne faut pas oublier de relativiser de telles interprétations : c’est principalement le récit qui commande cet usage du langage schtroumpf, pour ménager le suspens et créer des effets comiques, et non une vision systématique de la langue elle-même.

Quant à la différenciation entre les schtroumpfs, les choses sont en fait assez simples. Elle ne survient qu’avec l’autonomisation de la série. Dans un premier temps, lorsque Johan et Pirlouit rencontrent les schtroumpfs, la différenciation se fait surtout entre leur propre univers (duquel ils sont dédoublés par l’enchanteur Homnibus) et celui des schtroumpfs. Mais lorsque cet élément de différenciation externe disparaît, les impératifs d’intrigue conduisent Peyo et Delporte à introduire des différences entre les schtroumpfs eux-mêmes.
Ainsi, l’idée semble être venue en partie du schtroumpf grognon, qui aurait conservé ce trait de caractère après avoir été mordu par la mouche bzz dans les Schtroumpfs noirs. Il apparaît alors nettement que le premier mouvement de différenciation concerne les tempéraments des schtroumpfs (farceur, gourmand, moralisateur, coquet), bien plus que des fonctions sociales déterminées par la position dans la sphère productive (hypothèse d’une société ultra-réglée). Ce n’est que plus tard, et comme par extension, que de telles fonctions productives contribuent à différencier les schtroumpfs. On peut pour s’en convaincre se reporter au poster paru dans le Spirou n°1354 (en 1964), dans lequel tous les schtroumpfs sont énumérés. On peut constater que les différences principales se font par les traits de caractères, mais aussi par de simples postures physiques destinées, une fois mise en relation avec leur appellation, à produire un effet comique, par exemple le schtroumpfobole, qui tient un bol.
Cette différenciation ne nie donc pas les différences individuelles mais les exprime ; elle permet au jeune lecteur de repérer des personnages d’après des traits de caractères assez enfantins (l’espièglerie du schtroumpf farceur, par exemple). Il faut donc faire une lecture littéraire de ces différences, car elles instillent toute la fantaisie et le charme qui se dégage de la série — et si, ultérieurement, des différences plus «fonctionnelles» ont pris le pas, c’est aussi en même temps qu’un net appauvrissement de la série.

En somme, le repérage du politique chez les schtroumpfs doit être guidé par deux principes. Tout d’abord tenir compte de la simplification de l’univers, inhérente à la réalisation d’une bande dessinée destinée à de très jeunes lecteurs, qui n’accorde de ce fait qu’une place réduite à une vision sophistiquée du politique. Ensuite, conserver à l’esprit que repérer le politique n’est pas forcément identifier des «messages» idéologiques ou, pour utiliser un terme savant, une sociodicée — il n’y a pas chez les schtroumpfs d’explicitation d’une vision cohérente du social, ce que montrent bien les directions très différentes prises par les deux épisodes les plus teintés de politique. En fait, le politique est mobilisé comme argument pour construire des intrigues. Mais c’est au même titre que des arguments issus d’autres registres d’imaginaires comme le conte — témoin l’album La Soupe aux schtroumpfs qui met en scène l’ogre Grossbouf, par exemple. Ce sont précisément cette diversité et cette richesse qui empêchent toute lecture univoque de la série de Peyo.

[Merci à Guillaume Duez pour ses idées et conseils au cours de la rédaction de ce texte.]

Notes

  1. Antoine Buéno, Le petit livre bleu, analyse critique et politique de la société des Schtroumpfs, Paris, Hors Collection, 2011.
  2. On insistera volontairement ici sur les dix premiers albums de la série, qui précèdent l’envolée commerciale des années 1980, laquelle a sensiblement altéré l’univers originel et a par ailleurs correspondu à une phase de moindre implication artistique de Peyo dans sa production, ainsi que sur les albums de Johan et Pirlouit dans lesquels apparaissent les Schtroumpfs.
  3. Je laisse délibérément de côté les accusations d’antisémitisme. La biographie d’Hugues Dayez (Peyo l’enchanteur, Niffle, 2003) montre que Peyo a de son vivant été en butte à ces accusations. Une analyse qui évite les raccourcis provocateurs sur ce point nécessiterait une sociologie fine des conventions de la caricature dans la bande dessinée, dans la lignée des pistes posées par Thierry Smolderen (Naissances de la bande dessinée, Les impressions nouvelles, 2009, notamment chap. 1), ce qui exigerait des développements séparés.
Dossier de en juillet 2011