Editer Breccia : déambulations d’un Maître argentin dans le monde de l’édition française
Il y a tout juste trente ans, le 10 novembre 1993, disparaissait l’auteur argentin Alberto Breccia, figure incontournable de la bande dessinée, dont l’influence a touché jusqu’aux auteurs de comic books américains les plus populaires[1][2]. Pendant longtemps, trouver en France les livres du Maître argentin a été une gageure : ses ouvrages restaient peu traduits, souvent épuisés ou mal (voire très mal) publiés. A croire que Breccia avait été frappé d’une malédiction. Les choses ont néanmoins commencé à changer depuis quelques années. D’abord grâce aux rééditions entreprises par Rackham au début de la décennie 2010, mais aussi en raison de la profusion d’éditeurs s’attaquant à l’auteur argentin, souvent dans des logiques de mise en valeur du patrimoine du 9e Art : aux Etats-Unis d’abord, avec Fantagraphics qui a récupéré ses droits auprès de sa famille et commencé en 2020 à publier plusieurs de ses œuvres (Dracula, L’Eternaute 1969, Evita, La vie du Che, Mort Cinder, Perramus), puis aussi en France, de Futuropolis à Delcourt, en passant par Revival ou iLatina.
Mais commençons par présenter Breccia : auteur d’un certain âge d’or de la bande dessinée argentine, il passa une bonne partie de sa carrière à dessiner des westerns et des policiers (voir le succès de son détective Vito Nervio) ou autres séries B, avant de se lancer dans des ouvrages plus ambitieux. Il travailla d’abord avec Hector Oesterheld (Sherlock Time, Mort Cinder, l’Eternaute 1969) puis avec d’autres scénaristes (Carlos Trillo, Juan Sasturain) et aussi avec des écrivains de renom, ou plutôt avec leurs textes qu’il a adaptés (Lovecraft – avec Norberto Buscaglia, Edgar Allan Poe, Ernesto Sábato). Plus rarement, il travailla seul (Dracula, Cauchemars). Il publia aussi des biographies de personnages politiques (Che sur Che Guevara, avec Oesterheld et son fils Enrique Breccia, et aussi l’hagiographie Evita sur Evita Perón, toujours avec Oesterheld, dont l’apport artistique à la carrière des deux auteurs reste très discutable) (voir la liste de ses œuvres traduites en français ci-dessous).
La politique fut au cœur de nombreux travaux de Breccia, de manière allégorique quand il utilisa la bande dessinée pour dénoncer la dictature (Dracula et Eternaute 69) ou, plus directement pour attaquer l’impérialisme américain (Perramus). S’il ne fut jamais inquiété par la police, son compagnon de route Oesterheld, politiquement très engagé, fut arrêté et disparut, tout comme ses quatre filles[3]. Oesterheld est par ailleurs, l’auteur d’un classique argentin, l’Eternaute, dont la première version a été réalisée avec Solano López aux pinceaux. Breccia en a dessiné en 1969 et sa version est beaucoup plus engagée et anti-impérialiste, constituant une dénonciation plus évidente de la dictature. L’œuvre reste aujourd’hui encore conspuée par l’extrême droite argentine. Ce qui n’empêche pas la série d’être en cours d’adaptation sur une célèbre plateforme de vidéo à la demande[4].
L’évolution de l’art de Breccia est celui d’une maîtrise progressive des codes des séries B, en particulier celle du récit de fantastique et d’horreur, pour mieux s’en émanciper. Mort Cinder, première œuvre traduite en français au début des années 1970 et passée par quatre éditeurs différents en France, constitue l’une des apogées du genre, avec ses contrastes, ses visages angoissants, ses jeu sophistiqués d’ombres. Mais aussi ces utilisations d’à-plats blancs qui semblent saturés comme des photographies trop exposées, et utilisés paradoxalement pour illustrer le noir de la nuit et le rendre plus inquiétant. Ou encore cette mise en page énergétique, alternant entre gros plans serrés et recontextualisation par des cases plus aérées, permettant d’admirer des décors semblant venir d’outre-tombe.
Ayant atteint un premier sommet, Breccia ne s’en est pas moins mis à expérimenter : notamment à partir de collages, en couleurs (Qui a peur des contes de fées ?) ou pas, et parfois mêlées à d’autres techniques (L’Eternaute 1969) ou à des figures plus abstraites. Le volume d’histoires rassemblées sous le titre Le Cœur révélateur donne à voir la palette de ses talents et l’éventail des styles qu’il maîtrisait et qui surprennent, encore aujourd’hui, par leur virtuosité, audace et expérimentation[5].
Liste des publications françaises de Breccia (sont exclus les publications dans des périodiques)
- Mort Cinder¸ avec Hector G. Oesterheld : Serg (1974, 1er volume uniquement), Glénat (1982), Vertige Graphic (1999), Rackham (2016)
- Les Mythes de Cthulhu, adaptation de H.P. Lovecraft, avec Norberto Buscaglia : Les Humanoïdes associés (1979), Rackham (2004 puis 2018)
- Perramus, avec Juan Sasturain : Glénat (1986 en un tome, 1991 en trois tomes), Futuropolis (2021)
- L’agonie de Haffner – Antiperiplea, avec Joao Guimaraes Rosa et Juan Sasturain : Vertige Graphic (1992)
- Ombres et lumières : Vertige Graphic (entretiens, 1992) puis Rackham (réédité en hommage au trentième anniversaire de sa mort, 2023)
- Rapport sur les aveugles, adaptation d’Ernesto Sábato : Vertige Graphic (1993)
- L’Eternaute avec Hector G. Oesterheld : Les Humanoïdes associés (1993), Rackham (2010, sous le titre L’Eternaute 1969)
- Dracula Dracul, Vlad ? Bah : Les Humanoïdes associés (1993), Rackham (2006)
- Le Coeur révélateur, adaptations d’œuvres d’Edgar Allan Poe : Les Humanoïdes associés (1993), Rackham (2018)
- Che, avec Hector G. Oesterheld et Enrique Breccia : Fréon (2001), Delcourt (2020)
- Buscavidas¸ avec Carlos Trillo : Rackham (2003)
- Cauchemars : Rackham (2003)
- Qui a peur des contes de fées ? avec Carlos Trillo : Revival (2019)
- Conversations avec Juan Sasturain : Rackham (entretiens, 2019)
- Evita, avec Hector G. Oesterheld : Delcourt (2020)
- Sherlock Times avec Hector G. Oesterheld : Revival (2021)
- Un Certain Daneri, avec Carlos Trillo : iLatina éditions (2021)
- Les mystérieux voyages de Cornelius Dark, avec Carlos Trillo : Revival (2022)
- Versions : Adaptation de littérature sud-américaine : iLatina éditions (2023)
Comme indiqué plus haut, la publication de l’œuvre de Breccia en France n’en a pas moins connu toute sorte d’aléas en passant d’un éditeur à l’autre, avec parfois de bricolages de planches, ruptures de stock, ou encore impressions de mauvaise qualité. Quelques exemples : Perramus, scénarisé par Sasturain, sortit une première fois en un épais volume en 1986 et chez Glénat, avant d’être réédité en trois tomes au début des années 1990 – eux-mêmes épuisés 10-15 ans après, puis réédités, à un nouveau en un volume, par Futuropolis en 2021 après une levée de fonds sur KissKissBankBank.
L’histoire Mort Cinder reste probablement la plus édifiante. Ce fut la première parution hexagonale de l’auteur, édité chez les éditions Serg (défuntes depuis longtemps) dès 1974, l’ouvrage fut par la suite réédité par Glénat en 1982, puis par Vertige Graphic en 1999, avant d’être repris par les éditions Rackham dans la seconde moitié des années 2010 (voir la liste ci-dessous, que j’espère exhaustive). La version Serg, adaptée par Claude Moliterni, a fait preuve d’une déroutante inventivité. D’abord, il a fallu remonter 47 planches, originellement parues au format à l’italienne et éditées cette fois à la verticale. Pour compliquer les choses, l’éditeur a fait le choix de ne pas reproduire la cartouche figurant en lieu et place de la première case de chaque planche (et utilisée pour reproduire le titre de l’histoire, comme c’est souvent le cas dans les publications parues dans des périodiques). Résultat, les cases ont été agrandies, décadrées, certaines parties ont été redessinées, et certains détails des vignettes reproduits dans de nouvelles cases, afin de boucher les trous trop importants. Les répétitions ainsi créées venaient casser le rythme du récit[6]
Comparaison entre l’original (à gauche) et la version Serg (à droite).
On peut comparer en illustration le travail effectué sur une planche célèbre, sur laquelle on voit le personnage principal, Ezra Winston, courir la nuit dans une forêt, avec des arbres représentés en à-plat blancs pour mieux encercler le personnage et le rapetisser, créant de fait une saisissante sensation d’étouffement[7]. Serg a supprimé la cartouche d’introduction, agrandi la première case en y ajoutant une bande blanche à gauche, rogné la partie supérieure de la case de la fuite dans la forêt et ajouté une case reprenant un détail d’Ezra Pound tiré de la page précédente. Ce charcutage a été effectué sans l’assentiment de l’auteur (rappelons que le livre est paru au début des années 1970 et que la conception du respect de l’œuvre et de son auteur a beaucoup évolué depuis – ce charcutage était donc à l’époque moins choquant)[8]. Curieuse ironie, cette répétition de cases n’est pas sans évoquer celle de l’adaptation du Cœur révélateur (El Corazon delator est sorti en 1975 en Argentine, que Serg n’a donc très probablement pas eu ses planches sous les yeux). Comme si Serg avait eu l’intuition de l’œuvre de Breccia à venir….
Aujourd’hui, publier Breccia reste une gageure, ce qui explique en grande partie pourquoi ses œuvres ont connu toute sorte d’aventures éditoriales. Le principal problème reste la disponibilité et la qualité des planches originales. La plupart d’entre elles ont été au cours des ans abîmées, perdues, volées, vendues, parfois retrouvées. Editer une œuvre de l’auteur argentin signifie souvent au préalable partir à la chasse au trésor. Quand les originaux sont introuvables, il faut alors retrouver des publications précédentes et essayer de scanner les travaux la manière la plus propre possible. Le résultat peut parfois être d’une qualité discutable, ce qui a poussé Rackham à renoncer à la publication de certaines œuvres. En outre, Breccia avait pour habitude de coller les phylactères sur ces planches et certains se sont décollés et ont été perdus. Il est même arrivé que des éditeurs redécouvrent des phylactères, révélant des dialogues jusqu’alors ignorés. Pour en revenir à Mort Cinder, son éditeur, Latino Imparato, avoue que malgré le travail consacré à l’identification des planches et à leur nettoyage, son édition pourrait encore être améliorée, notamment en utilisant en prenant exemple sur la publication espagnole de l’œuvre, qui d’après lui reste à ce jour indépassable.
Les éditions Revival ne se sont pas moins attelées à des traductions du Maître, avec des résultats inégaux. Plusieurs inédits en langue française sont récemment sortis : Qui a peur des Contes de fées ? ; Sherlock Times et Les Mystérieux voyages de Cornélius Dark. La qualité très inégale des originaux et le travail peu scrupuleux de l’éditeur se fait sentir sur certaines planches, créant parfois d’étranges contrastes entre les planches qui se font face, ou rendant des cases illisibles car beaucoup trop sombres. On peut voir en illustration deux comparaisons. La première concerne le récit intitulé « Faites vos jeux » lors d’une première parution en français dans la défunte revue 9e Art, présentée par José Munoz[9], et reprise sans titre dans l’édition de Revival. La version de 9e Art laisse apparaître les nuances du pinceau, les différents niveaux de gris, et souligne des formes hypnotiques créées par l’artiste pour représenter la végétation. La version de Revival est beaucoup plus sombre (au sens propre), laissant voir un trait gras et sans grande subtilité. Autre exemple, avec le détail tiré cette fois du scan de planches originales trouvées en ligne : on peut voir à quel point certains éléments du décor deviennent illisibles car saturés de noir[10]. Un travail qui fait peu honneur à la virtuosité de Breccia. Peu importe, répondront certains amateurs, car Revival a enfin permis aux lecteurs français d’accéder à des œuvres clé d’un des piliers de l’histoire de la bande dessinée, qui semblaient voués à rester éternellement introuvables[11].
Comparaison entre l’original (en haut) et la version de Revival (en bas)
D’autres raisons, de natures commerciales, viennent probablement expliquer les difficultés de Breccia sur le marché français. Lors de la parution des premiers volumes dans les années 1970, 1980 mais surtout 1990, l’œuvre est passée plus ou moins inaperçue hors de cercles d’amateurs éclairés de bande dessinée : on peut imaginer qu’elle a été considérée comme trop difficile, élitiste, sombre, abstraite parfois et avec trop de références littéraires par les lecteurs traditionnels de bande dessinée de l’époque. Et elle a certainement été disqualifiée d’office par les cercles plus intellectuels qui de toute façon ne lisaient pas de bandes dessinées.
En outre, l’impressionnante maîtrise plastique de Breccia n’a malheureusement pas été suffisante pour préserver son œuvre des effets du temps. Certaines de ses histoires appartiennent font preuve d’un machisme d’une autre époque, possible traduction de la fascination pour le prototype du héros argentin viril, Martin Fierro, dont les exploits ont été chantés par de nombreux auteurs. Ainsi, il n’y a quasiment aucune présence féminine dans les bandes dessinées de Breccia et les amitiés masculines entre des personnages comme Ezra Pound et Mort Cinder (dans la série éponyme) et Julio Luna et Sherlock Time (là aussi, dans la série éponyme) semblent aussi datées. Elles rappellent ces relations ambigües entre hommes de la bande dessinée européenne classique (on pense naturellement à Tintin et au Capitaine Haddock, Blake et Mortimer, Spirou et Fantasio…), dans un contexte sombre et dramatique. En outre, les récits fantastiques ou policiers sont souvent ancrés dans un style des années 1970 et 1980 (Buscavidas, Rapport sur les aveugles). Enfin, les références politiques, elles aussi, viennent d’un autre âge, en particulier dans Perramus¸ série imprégnée par le romantisme latino révolutionnaire macho des années 1970.
Autant de raisons qui viennent probablement expliquer que l’œuvre de Breccia est aujourd’hui principalement abordée par les éditeurs dans une perspective patrimoniale. Ce qui n’enlève rien à la qualité de ses travaux, qui en font assurément l’un des plus grands auteurs de l’histoire du 9e Art.
Notes
- La page de Wikipedia en anglais nous apprend que Frank Miller himself considère le Maître argentin comme une inspiration majeure, et cite l’article (en espagnol) : « Frank Miller, la mayor leyenda del cómic, llega la Crack Bang Boom de Rosario », Infobae, 12 octobre 2017.
- Mes chaleureux remerciements à Latino Imparato et LL de Mars. Cet article doit énormément à une série d’échanges avec eux, notamment sur Twitch à l’automne 2021, et disponible ici.
- La « disparation » est un euphémisme pour dire que Oesterheld et ses filles ont probablement été assassinés en captivité. Ils auraient fait partie du groupe clandestin d’extrême gauche Montoneros.
- “A murdered Argentinan writer’s comic finds a new audience – and far-right haters”, The Guardian, 3 octobre 2023, disponible ici.
- Pour en savoir plus sur le contexte des inventions de Breccia, on pourra se reporter à ses conversations avec Juan Sasturain, sorti chez Rackham fin 2019.
- Pour en savoir plus, et aussi s’informer de la genèse de Mort Cinder, on pourra se reporter à l’introduction de Latino Imparato au premier volume de Mort Cinder, paru en 2016 chez Rackham.
- Illustrations prises en photo, mes excuses pour la mauvaise qualité.
- J’avoue que jusqu’à très récemment je pensais que l’œuvre originale était telle que présentée dans l’édition de Serg. J’avais trouvé le livre d’occasion à une époque où Mort Cinder était introuvable en France et n’avais pas racheté la nouvelle édition de Rackham, qui réparait le dommage…
- « Portfolio : Alberto Breccia & Hector Oesterheld. Sherlock Time : ‘Faites vos jeux' », 9e Art, numéro 3, janvier 1998.
- On peut retrouver le récit ici.
- Je n’ai moi-même pas caché mon plaisir (coupable) à découvrir ces œuvres, dont j’entendais parler pour certaines depuis plusieurs décennies.

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