Éditer (modestement) dans la tourmente

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Alors que le déconfinement approche, Alexandre Balcaen et Jérôme LeGlatin (des éditions Adverse) livrent leurs réflexions sur la situation de l'édition, dans un texte que nous reproduisons ici dans son intégralité.

[Cet essai est également un livre, disponible sous une forme maquettée par Richard B / Atelier Octobre et imprimable à domicile. Le strip de couverture est signé François Henninger.]

Par-delà des faits récents relatifs au commerce du livre (l’opportunisme mortifère d’Amazon tardivement et inutilement tempéré, le service minimum d’enlèvement toléré depuis peu pour les librairies, une reprise commerciale presque générale annoncée à partir du 11 mai), il nous importe de témoigner ici du point de vue d’une maison d’édition à l’économie particulièrement modeste, néanmoins en prise avec les enjeux de la filière dans son ensemble.

En ces temps de bouleversements socio-économiques majeurs, ce témoignage s’est élaboré selon un triple enjeu : informer nos lecteurs de la situation concrète de la maison, contextualiser et analyser les mouvements plus globaux du secteur, essayer de dégager des pistes d’action.

Adverse, moment t

Pour Adverse, outre quelques dettes de montants faibles (certains droits d’auteurs, prêts de particuliers) pour lesquelles les concernés ne sont pas soumis à l’urgence, la trésorerie nette est à jour. Elle le restera, en l’attente d’encaissements des factures impayées qui permettront de solder les dus, et en l’absence effective de charges (bénévolat intégral et locaux professionnels à domicile).
C’est-à-dire que les comptes sont proche de zéro : la norme.
Soit une position économiquement nulle mais singulièrement confortable, comparativement à nombre de nos collègues et concurrents, confrontés à des déficits de trésorerie. D’autant que le parti pris de la vente ferme (condition de survie plus que jamais déterminante) nous protège a priori des vagues de retours sur invendus dont l’ampleur, dans les semaines à venir, s’annonce inédite.
La position d’Adverse se trouve ainsi à la lisière des troubles de la chaîne du livre, ni étrangère à ceux-ci, ni fondamentalement tributaire.

Industrie (t – 1)

Comme il devrait toujours l’être, et plus que jamais aujourd’hui, en cette nouvelle transformation de l’organisation capitaliste du monde, le secteur du livre en France est à considérer à partir de son centre de commande : la distribution. Les entreprises de distribution, le plus souvent adossées à des grands groupes éditoriaux, organisent les flux physiques (livraison et stockage des marchandises) et financiers (facturation, remboursement) entre les éditeurs et les libraires. À ce titre, la distribution est le vecteur essentiel, dans la chaîne du livre, du virus capitaliste, dont deux des symptômes principaux sont l’accroissement du profit et l’expansion spatiale et temporelle de la circulation marchande.

Une erreur d’analyse des plus courantes consiste à envisager que la surproduction qui gangrène l’économie du livre trouve sa cause première dans des stratégies éditoriales. Combien de fois nous aura-t-il fallu entendre, par exemple, que la recherche du « gros coup » éditorial explique la funeste dérégulation du système du retour sur invendus ? Ou bien, encore plus aventureux, que c’est à la multiplication des auteurs de bande dessinée, débarquant en bon ordre et fraîchement diplômés depuis trente ans sur le marché, qu’on doit la hausse vertigineuse des publications ? C’est bien sûr, ici comme là, étudier le problème tout à l’envers (en particulier lorsqu’on s’en tient à rendre responsables les travailleurs précaires d’un secteur industriel, soit-il appelé « culturel », des ravages opérés par ce dernier).

Plus qu’une erreur d’analyse, il faut savoir reconnaître en ces égarements, lorsqu’ils ne sont pas simplement tactiques, un travail acharné de refoulement socio-politique. Le procédé permet à certains de s’imaginer détachés du projet capitaliste, y compris dans ses effets les plus pernicieux et les plus destructeurs. Tourne ici à plein un fantasme de l’exception culturelle qui, en offrant tous les bénéfices de la bonne conscience, dissimule ce qui, dans l’industrie elle-même, ressort ici des brutalités subies, là des accointances salopardes.

Nous aimerions donc, au contraire, poser comme problème, question ouverte, piste de réflexion, le fait que les entreprises de distribution, et leur bras armé commercial qu’est la diffusion, agissent directement, vecteurs viraux, à tous les niveaux de la chaîne du livre : jusque dans les décisions éditoriales, jusque dans les productions artistiques, jusque dans les sélections des libraires, jusque dans les attentes des lecteurs. Autant d’intermédiaires, plus ou moins volontaires, plus ou moins conscients, nécessaires à la distribution pour accélérer et massifier le flux du livre-marchandise (de 500 titres annuels dans les années 1990 à 5000 aujourd’hui, en ce qui concerne par exemple la bande dessinée francophone), ceci en parfaite adéquation avec la logique hyper-productiviste du capitalisme mondialisé. Et si une résistance est indéniablement livrée, par certains individus ou structures, en chacune des sphères d’activité du secteur, distribution comprise, leur marge de manœuvre — dont l’effectivité sous ascendant capitaliste peut fondamentalement s’interroger — s’est vue réduire ces dernières années comme peau de chagrin.

La dérégulation du protocole du retour sur invendus aura ainsi fait sauter toute contrainte relative au délai, à la quantité, ou à l’état des marchandises retournées par les librairies. Cette politique du pire a décuplé l’ampleur et la vitesse des flux, autant d’effets circulatoires débridés bénéficiant en priorité aux entreprises de distribution. A pu alors apparaître, entre autres pratiques éditoriales délétères, le « remplacement instantané » : opération de blitz-commerce, où un éditeur inonde le marché d’un produit, teste la réponse du public, et fait rapidement retirer la marchandise en cas de réaction négative. La nature même des métiers d’éditeur (plus que jamais pourvoyeur de marchandises en quête d’une visibilité éphémère sur des étals encombrés) et de libraire (par une accentuation dramatique et chronophage du rôle de sous-gestionnaire comptable et physique des flux) a aussi été changée en profondeur. Comme ont été déboussolés nombre d’acheteurs, débordés sinon sidérés par une offre rendue insaisissable. Tout ceci entraînant in fine une explosion des profits pour les entreprises de distribution — alors même que le reste du secteur plongeait dans une dépression systémique.

Qui imaginera enfin que sortent indemnes du grand lessivage culturel ceux-là mêmes qu’une sensibilité moderne s’entête à distinguer : les artistes (variable d’ajustement industriel type, ayant vu leurs conditions de vie s’effondrer) et les œuvres (que la qualité de marchandise affecte dès l’origine, ou bien rattrape, ainsi qu’en témoignent les phénomènes d’institutionnalisation des pratiques dites brutes et outsider) ?

Mais si tout cela semble encore tenir, si l’on peut encore parler d’un secteur du livre et non pas simplement d’un champ de ruines, c’est grâce à la puissance d’aliénation du système. Ainsi, exemple symptomatique, dans le cas de retours importants d’invendus effectués par le libraire — ce qui est aujourd’hui devenu la règle, puisqu’un tiers des livres distribués sont retournés par les librairies, allers-retours aussi massifs qu’expéditifs dont on pourrait interroger la raison, sinon qu’elle est simple : chaque mouvement rapporte au gestionnaire des flux… Ce dernier, qui centralise aussi les flux financiers, a versé dans un premier temps à l’éditeur une somme correspondant à l’ensemble des marchandises reçues et payées par le libraire. Lors du retour des invendus, le libraire se voit non pas remboursé, mais crédité par le distributeur d’un avoir pour une future commande. L’éditeur quant à lui, de par les livres réglés mais désormais retournés, se retrouve endetté auprès du distributeur. Pour éviter d’avoir à régler son dû (qu’il n’est, sinon taux de ventes exceptionnel, presque jamais en mesure d’honorer), l’éditeur relance pour un tour, via de nouvelles parutions qui lui assureront de nouvelles liquidités, la circulation virtuelle de l’argent et des dettes.

Autrement dit, pour ne pas avoir à payer l’échec annoncé (de par l’état de saturation du marché) des livres parus, l’éditeur publie de nouveaux livres, forcément toujours plus déficitaires au vu de l’évolution logique, irrésistible, de l’économie capitaliste. Dans le secteur du livre, comme partout ailleurs, l’endettement est devenu de fait un ralentisseur utile de l’effondrement en cours. Quelques acteurs, toujours plus minoritaires, dans la distribution comme en d’autres points du circuit, en bénéficient largement, le temps que ça tiendra.

Autrement dit, aussi : il n’y a aucun dysfonctionnement particulier dans l’économie actuelle du livre, dans son régime terminal de surproduction marchande et de paupérisation, économique et libidinale, généralisée, sinon à considérer que le dysfonctionnement est général, que le dysfonctionnement est l’ordre de ce monde, capitaliste.

Et il n’y a, dans le secteur du livre comme partout ailleurs, de la part de tout ce qui participe de ce mouvement historique de destruction, aucune manière d’accommodement ou d’amélioration à espérer ni attendre.

Tout fonctionne à l’idéal, droit dans le mur.

Industrie (t)

Ces dernières semaines ont vu s’ouvrir un mouvement de déconfiture socio-économique globale. Cette ruine accélérée a été amorcée par le « surgissement » d’un virus en bordure de l’espace-temps capitaliste. Rien de surprenant à ce surgissement, d’innombrables études le rapportent depuis des années : en ces limites biotopiques, où déforestation massive rime avec extinction de masse du vivant, le capitalisme, pour mieux profiter, s’amuse à jouer avec le feu. L’incendie prévu est désormais déclaré, et traverse de part en part l’espace-temps capitaliste. Nommé Covid-19, il éclaire tout sur son passage, non seulement de l’invalidité chronique du totalitarisme mondialisé, mais de l’urgence de son abrogation. L’épidémie ne provoque en rien la crise, latente depuis des années, elle la révèle, froidement, à certains de ceux qui ne voulaient pas la voir.

Pendant ce temps d’embrasement, en France, certains distributeurs ont drastiquement réduit leur activité, tandis que d’autres ont fermé boutique pour rouvrir ces jours-ci. L’incendie n’est en rien éteint — au contraire il ne fait, événement social total, que débuter —, mais le retour aux affaires est déjà programmé pour la fin mai. La date choisie par les distributeurs s’inscrit dans la continuité du déconfinement progressif décidé par l’exécutif, et selon les souhaits de reprise exprimés par le ministre du Travail, sans ne rien oublier des pressions économiques et sociales (entre autres via le système de l’endettement des ménages) qui forcent tout actif à désirer d’y retourner. La première salve de nouveautés est envisagée dès les dernières semaines de mai.

Par-delà les beaux discours tenus par différents rouages du secteur — sempiternelles défenses abstraites de l’importance de la lecture comme activité générique, supposée aussi nécessaire à l’homo sapiens que l’air ou l’eau —, les distributeurs savent se faire plus précis. Leurs recommandations, pour la reprise annoncée, incitent les éditeurs à diminuer le nombre de parutions en 2020 et à privilégier les titres à « fort potentiel ». Cette tactique, issue du poste de commande, vise à faire redémarrer le plus vite et fort possible la machine à profits — dont tous dépendent et si peu profitent — dans un secteur qui, à l’instar de toute l’économie, chancelle.

Il faut alors, par exemple, savante gestion des flux, essayer de rééquilibrer le nombre de parutions avant et après l’été. Les reports des titres prévus à l’origine entre mars et juillet sont conséquents (près de 40 %), certains éditeurs espérant une meilleure conjoncture à l’automne. Le vœu est pieux, mais la marchandise est matérielle : la rentrée se voit donc promise à un engorgement massif, sinon cataclysmique, qu’aucun redémarrage de la consommation, même miraculeux, ne saurait fluidifier. Au point que certains distributeurs, qui n’ont pourtant jamais répugné à entretenir la catastrophe continuée qu’on nomme surproduction, s’en inquiètent. On rééquilibre donc, en espérant que les acheteurs se pressent au portillon dès la fin mai.

Une autre partie des livres prévus pour l’année, en particulier ces livres que le métier caractérise de « difficiles », ont été décalés à 2021, ou purement et simplement annulés. Une sélection ciblée qui promet de changer, en profondeur, le visage d’une industrie déjà pas toujours des plus ragoûtantes. Mais l’urgence culturelle prime.

Les distributeurs (et les éditeurs avec eux, et tout le monde au-delà) redoutent aussi un déstockage sauvage de la part des libraires. Exsangues après plusieurs semaines d’inactivité, ceux-ci pourraient n’avoir d’autres choix que d’opérer des retours massifs, pour récupérer de la trésorerie et acquérir les nouveautés. De par cette vague de retours, les éditeurs se retrouveraient mécaniquement surendettés auprès des distributeurs. Et pour peu que les nouveautés se vendent mal, ce qui est des plus probable au cœur de la récession historique qui s’amorce, alors… Alors, on ne sait pas. Le capitalisme n’anticipe rien, il détruit, tout, jusqu’à lui-même. On compte sur la responsabilité des libraires — on leur demande beaucoup, comme à tant d’autres.

La fermeture des frontières de l’espace Schengen, voire celles de la France durant tout l’été, la suppression ou le report des congés pour certains, les interdictions ou restrictions de déplacements pour d’autres, autant d’éventualités qui entraîneraient un ancrage sur le territoire du lectorat francophone vacancier, et de son pouvoir d’achat. Une campagne de communication bien organisée soutenue par quelques stars du métier, des distributions de chèques-livres pour tempérer l’achat en ligne, l’appel poignant d’un ministre de la Culture soudain galvanisé, suffiraient-ils à aiguiller le chaland vers les titres à « fort potentiel » qui s’accumuleront d’ici un mois ? Des dates de livraisons ont d’ores et déjà été ajoutées au calendrier de juillet, et on s’interroge pour les premières semaines d’août (période habituellement morte pour les parutions dans le secteur).

C’est que les gestionnaires de flux n’avaient jamais envisagé l’interruption. L’écoulement productiviste ne peut connaître la moindre suspension — chaque état démocratique s’est même armé d’un bras policier pour cela. Tuyaux bouchés, la pression est montée bien trop fort : la reprise va consister à essayer de contrôler la portée de l’explosion, sans rien pouvoir atténuer de sa puissance.

Pour ce faire, la profession se recroqueville aussi sur l’espoir, plus que jamais équivoque, d’un soutien institutionnel : régional, étatique, voire européen. Les aides publiques permettent depuis des décennies, dans tous les secteurs de l’économie réelle et financière, de diluer dans le temps et l’espace nombre des conséquences directes du désastre capitaliste. Ce système de protection rallonge ainsi, paradoxalement, la durée de l’effondrement global, prolonge l’espace-temps du profit prédateur, lui permet de développer toujours plus avant ses effets de nuisance. Les aides et subventions, quels que soient les endroits de la chaîne où elles sont injectées, quels que soient les acteurs qui les reçoivent, aboutissent à accroître l’endettement, outil premier d’asservissement. Les aides publiques sont aussi vitales pour la majorité d’entre nous, réduits à la dépendance et la précarité, qu’elles composent au final un système organisé de captation de la richesse publique par le secteur privé, un hold-up généralisé.

Au vu de l’ensemble de ces éléments, nous pouvons donc, sans grand risque de nous y tromper, prévoir que le nouveau jeu va être exactement le même que d’habitude, mais vécu par chaque « citoyen » de manière encore plus intense, douloureuse et aliénante. Le jeu va consister, pour chaque secteur de l’économie mis en compétition, et pour chaque acteur de chacun de ces secteurs, à essayer de recueillir le maximum de profits en fidélisant les survivants du désastre en cours. Ici, en lorgnant sur ce qu’il restera de finance des ménages, là en se voyant gratifié d’aides aussi astronomiques que sélectives, de plans de sauvetage nécessairement inefficaces à moyen terme.

Qu’une immense majorité de la profession manifeste aujourd’hui son désir de reprendre au plus tôt l’activité selon ces modalités précises, celles du capitalisme terminal, laisse pour le moins perplexe.

L’immédiateté espérée d’une reprise du secteur (quand rien d’humain en nous ne saurait désirer que cela recommence en ces termes) ; les questions relatives au déplacement des personnes en temps d’urgence sanitaire déclarée ; les réponses politiques qui vont y être apportées, et imposées, par des pouvoirs (politiques, industriels, financiers) de plus en plus ouvertement violents, liberticides et assassins ; les conséquences que ces réponses auront pour tous, y compris les préparateurs de commande, transporteurs, coursiers du livre ; tout ceci reste très loin d’être envisagé raisonnablement, c’est-à-dire à la hauteur du bouleversement en cours.

Il apparaît enfin que, dans cette situation, la majeure partie des livres appelés à paraître d’ici la fin de l’année seront essentiellement des livres sacrifiés. Pur flux de marchandises, sans quasiment plus de lecteurs, sinon peut-être pour le dernier best-seller en date, l’énième torche-cul transitoire. Ces livres serviront, d’un rapide aller-retour, à créer juste assez de mouvement de dettes pour signifier la reprise. Ils finiront pour la plupart stockés ou pilonnés, conservés pour rien ou bien détruits. Les deux prestations étant assurées par les entreprises de distribution, ce sont donc elles qui empocheront, en faisant monter les palettes et tourner les broyeuses, les tout derniers bénéfices, le plus petit reste.

Adverse (t + 1)

Du côté d’Adverse, au regard de cette situation et avec la pleine conscience des « atouts » particuliers offerts par le fonctionnement de la maison, notre stratégie s’est d’abord établie en faveur d’un ralentissement ponctuel, dégagement d’un temps nécessaire à observer les réactions de la profession, puis à tenter de mesurer l’ampleur des conséquences prévisibles. En parallèle, les blocages de la circulation des corps et des biens nous ont enjoints à vérifier la relative efficience de notre modèle, notamment son potentiel d’adaptation aux reconfigurations générales en cours.
Autant de préalables nécessaires avant de pouvoir envisager la question cruciale de comment poursuivre une activité éditoriale. (Quant au pourquoi, rien ne nous semble encore justifier, et peut-être moins que jamais, que nous abandonnions nos efforts et notre attachement à traquer, motiver, révéler et transmettre autant de gestes et pensées vivaces que possible.)

Dans un premier temps, un problème « simple » se pose à nous. L’impression du 2e numéro de la revue À partir de était en voie d’achèvement au moment de l’injonction au confinement. L’imprimeur ayant repris son activité, nous venons de recevoir le stock des exemplaires achevés. Comment ne pas sacrifier ce livre-ci ?
Programmer sa parution dès juin paraît suicidaire : quand bien même la reprise serait effective (hypothèse à laquelle nous ne souscrivons pas, en l’absence de tout indice encourageant), la majorité des libraires auront évidemment nombre d’autres problèmes à considérer que la défense des approches minoritaires. On peut craindre en effet qu’ils se retrouvent submergés par la déferlante instantanée de l’offre, autant que par les contraintes d’aménagement et de circulation dans leurs espaces de vente, ou encore d’invraisemblables difficultés de gestion. Quoiqu’il en soit, notre diffuseur-distributeur Serendip Livres (de ceux qui mènent une lutte inégale au cœur même du secteur) a fait le choix, raisonnable mais non moins risqué, et en accord avec les éditeurs de son catalogue, de ne proposer aucun report et aucune nouveauté avant septembre.
Nous avons au final décidé de proposer À partir de n°2 aux lecteurs, abonnés, ainsi qu’aux libraires éventuellement intéressés, exclusivement en vente directe (et ce, dès que nous considérerons l’envoi de colis de nouveau possible, problème épineux que nous évoquons ci-après). Nous avons aussi décidé d’une sortie « officielle » pour octobre, afin de ne pas condamner sine die le stock, et de ne pas différer de trop une poursuite espérée de la revue, et des travaux d’écriture de l’équipe constituée, pour le premier semestre 2021 (au mieux, la revue semestrielle connaîtra donc un retard de parution de six mois).

Plus avant, s’ajoutent deux problèmes encore peu soulevés, tant du côté médiatique que de celui des échanges interprofessionnels :
– si l’on s’est beaucoup ému du sort des manutentionnaires des entrepôts d’Amazon (à juste titre, alors que les directives de l’entreprise se sont révélées, sans surprise, proprement inhumaines), on s’intéresse hélas bien moins au sort des agents de la Poste (dont la part étatique dans le capital s’est d’ailleurs effondrée en ce début de mois de mars), pourtant plein de griefs et d’inquiétudes quant aux façons dont ils sont mobilisés. Une décision de justice a récemment enjoint la direction à rendre des comptes sur la protection sanitaire des employés.
– sans nous étendre ici sur les problématiques spécifiques auxquelles ils sont et seront eux-mêmes confrontés, l’avenir des nombreux événements publics (salons, festivals, expositions, rencontres), s’ils pèsent peu dans l’économie de maisons installées, s’avère une question névralgique pour la circulation des livres Adverse. De fait, les ventes directes (sur le site internet mais essentiellement à l’occasion d’événements) représentent pour nous environ 70 % des ventes en chiffre d’affaire, 60 % en volume. Au-delà de leur importance économique, les salons sont surtout les moments déterminants de rencontres humaines entre le public et les professionnels, auteurs et éditeurs. Lieux d’échanges soutenus, ils nous offrent de pouvoir défendre, avec la précision et l’enthousiasme nécessaires, chacun des ouvrages présentés, voire l’exhaustivité d’un catalogue complexe (échappant aux stéréotypes), ramifié (en ces multiples correspondances souterraines) et largement méconnu (car invisibilisé).

Aujourd’hui, quand bien même la Poste s’affiche opérationnelle, nous restons d’une grande prudence, n’incitons pas à la vente en ligne, et réservons les rares commandes pour un envoi ultérieur.
Quant aux événements publics, nous sommes déjà concernés par cinq annulations pour la période mars-juin. Certains de ces événements espèrent reporter à l’automne, au risque d’entrer en concurrence avec ceux déjà programmés, suspendus à un espoir auquel le réel n’offre pourtant que peu de prise.

Croisant ces différents paramètres, il paraît alors a priori impossible d’envisager sérieusement la moindre publication avant de nombreux mois. (Quant à l’argument de la réinvention vers d’autres supports : la fondation même d’Adverse s’est établie selon un certain rapport au papier, à l’impression et aux possibles de l’objet-livre. Nous savons ce rapport partagé avec les artistes, les auteurs et le public de nos éditions. Aujourd’hui plus que jamais, nous l’affirmons comme une position de résistance, alors que l’enfermement joue massivement en faveur d’une dématérialisation accrue de nos vies.)

Dans ce contexte complexe, Adverse envisage pourtant des modalités d’action.

Ce qui relevait préalablement, en partie, de la contrainte économico-technique, se révèle aujourd’hui un avantage de poids : les pratiques de la maison l’ont rodée aux modes de production semi-artisanaux (mobilisant diverses méthodes et un outillage basique pour les opérations de découpe et d’assemblage), tandis que l’impression numérique permet d’échelonner les tirages, sans modulation trop sensible des coûts unitaires de production. Aussi, nous devrions être en mesure d’imprimer et de fabriquer, dans des conditions dignes, de nouveaux livres à tirage réduit (une centaine d’exemplaires pour commencer), pour une mise à disposition dès septembre.
Mise à disposition et non pas parution : dans un premier temps, ces livres ne seraient pas proposés en librairies via la diffusion classique (amis libraires, notez que nous vous réservons la possibilité de vous fournir en direct sur demande). Les nouveautés seraient ainsi accessibles aux particuliers par voie postale et, nous l’espérons, dans certaines librairies (problème latent : par-delà la question des coûts d’expédition prohibitifs, il reste à s’assurer que les conditions de travail des salariés de l’entreprise deviendront acceptables à court terme).
Ce fonctionnement prendrait le pas sur celui habituel, au moins jusqu’à la fin 2020.
Les différents livres ainsi publiés seraient programmés pour une sortie « officielle » plus tardivement, occasionnant un second tirage, avec l’espoir qu’au regard de l’évolution des obligations sanitaires, des possibilités de fréquentation effective des lieux essentiels que sont les librairies auront été aménagées.

Même avec l’émergence de cette stratégie — que nous croyons viable, reposant sur l’assise de circuits que l’on peut considérer courts, donc encore praticables, alors que nos deux pôles de production sont répartis dans un rayon de moins de 200 kilomètres —, le moment révèle néanmoins notre dépendance en ce qui concerne l’accès aux outils de production (machines d’impression) et aux matières premières (encre et papier).
De même, notre assujettissement à la sous-traitance, pour les impressions offset avec façonnage industriel (encore nécessaire pour une part du catalogue), rend particulièrement incertain le moment où nous pourrons revenir à de telles publications. En effet, la viabilité de celles-ci nécessite des tirages, et donc des perspectives de ventes, notablement plus importants, qui ne peuvent faire l’économie d’une visibilité en librairies ou sur des événements publics.
L’autonomisation totale de la production nous paraît alors un objectif des plus pressants, brassant déjà nombre de questions (partenariat, mutualisation, investissement, formation, diversification technique, accès aux matières premières, etc.).
Il est à préciser que si ces directions paraissent concrètement envisageables, pour une production quantitativement modeste telle que la nôtre (quelques centaines d’exemplaires), elles le seront assurément moins pour beaucoup de nos collègues. Nombre d’entre eux, plus inscrits dans la chaîne marchande (et mécaniquement forcés à des tirages plus conséquents), se sont résolus à délocaliser massivement leurs productions vers l’est de l’Europe, voire jusqu’en Asie, afin de tenir la concurrence des prix moyens fixés par le système industriel de surproduction. Ce qu’il va advenir de cette part mondialisée du secteur est pour l’instant difficile à estimer.

Non moins urgente, la réactivation de la plate-forme Livre Avenir, espace collaboratif visant la constitution d’une communauté d’acteurs, lecteurs compris, sensibles aux enjeux d’indépendance, de création minoritaire et de partage des savoirs, nous serait, ainsi qu’à d’autres, un soutien d’importance.

Autant de premiers pas auxquels ne manquera alors qu’une alternative au système actuel de diffusion des œuvres, soit une occasion de faire réémerger l’utopie concrète Communes du livre, élaborée par L.L. de Mars dans un texte en accès libre, disponible sur le site des éditions Adverse, et qui trouve dans le contexte actuel une validité prospective étonnamment renforcée.

En parallèle, nous travaillons à réenvisager en profondeur un programme prévisionnel qui courait déjà jusqu’en 2022, avant le suspens brutal de nos activités.
On y trouve des propositions de J.-M. Bertoyas, Gary Colin, Jul Gordon, Démoniak, Guillaume Soulatges, Jean-Luc Guionnet, L.L. de Mars, Rosaire Appel, Loïc Largier, Jean-Pierre Marquet, C. de Trogoff, Veronica Graham, Erin Curry, Michel Vachey, Tim Danko, Ronald Grandpey, François Henninger, et enfin notre revue critique À partir de (incluant les contributions régulières d’Alexandra Achard, Docteur C., Éric Chauvier et Thomas Gosselin), dont au moins quatre numéros restent à élaborer, publier et diffuser.
Si des difficultés inattendues se profilent pour certains de ces projets, aucun d’entre eux n’est pour autant remis en cause.

Dans les jours et semaines qui viennent, nous comptons préciser nos objectifs de publication de fin d’année. Nous inaugurerons aussi un site internet intégralement remis à neuf, dont nous espérons qu’il suscitera quelques élans d’intérêt et de soutien, via des commandes et souscriptions. Et nous voulons croire que des évolutions et annonces relatives à la situation des travailleurs de la Poste nous permettront d’envisager une réouverture plus sereine des expéditions.

Enfin, attentifs aux mouvements interprofessionnels existants ou en cours de constitution, nous ne manquerons pas de continuer à nous impliquer dans les débats internes et certaines actions du Syndicat des Éditeurs Alternatifs, ni de présenter nos positions au Collectif Édition indépendante nouvellement créé.
À rebours des tendances majoritaires qui s’y expriment, plutôt que l’aumône faustienne des pouvoirs publics, nous tenterons d’y défendre une véritable organisation en réseaux, sans rien oublier des possibles dégagés par les techniques D.I.Y., ou de l’importance déterminante de la réouverture aux circuits courts.

Dossier de & en mai 2020