F'murrr littéraire

de

Monter, descendre, ça glisse pareil : c’est le titre d’un des quatorze tomes du Génie des alpages, et c’est aussi un peu l’illustration du constant (et libre) passage entre les niveaux de récit, ce mouvement à l’intérieur de l’œuvre qui la caractérise tout entier. L’oscillation des cimes et des vallées, des monts et des abîmes (ou abymes), c’est un peu celle du lecteur : vertige des hauteurs, ivresse des profondeurs, l’un équivaut à l’autre, on passe de haut en bas, de bas en haut sans y penser. Dans toutes les directions, ça glisse pareil.

Il arrive pourtant que ce décor alpin se trouve aplati, réduit à son état factice. Je pense au gag 89[1] où deux brebis s’amusent à démolir les alpages qui, tout le monde le sait maintenant par leur faute, «sont en polystyrène de cheval». Les voilà qui se lancent des montagnes par la tête jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un décor dévasté, jonché de sommets comiquement aplatis. Sur ce, le Chien s’offusque — et le gag s’arrête là. Plus étonnant, le gag 103[2] : une journée où tout va mal pour Athanase : son lacet craque, son bol tombe par terre, la fenêtre casse, la cabane choit, et finalement c’est l’avalanche : la chaîne de montagnes se fend en morceaux, tout fout le camp. Bref, la colère d’Athanase casse tout sur son passage (c’est ce qu’on appelle une humeur massacrante). Mais sinon, c’est tout. Pas de jeu de références, presque pas de petit commentaire sardonique en coin de case. Même pas, en fait, de véritable chute, puisque le gag se termine sur une procession de points d’interrogation perplexes, que partagera volontiers le lecteur.

Voilà en tout cas ce qui se rapproche le plus, chez F’murrr, d’une mise à nu du récit. C’est déjà beaucoup, en fait : le décor n’était qu’un décor, mais un décor non dépourvu de substance, dont la fausseté même laisse imaginer qu’il se trouve encore quelque chose en dessous, et ainsi de suite (sur le principe des poupées russes). Quant à la colère d’Athanase, dont les effets sont si puissants qu’ils ébranlent jusqu’aux massifs inanimés, elle montre bien ainsi combien fragile est cet assemblage apparemment fictif ; combien ce petit monde, personnages compris, est à la merci de certaine saute d’humeur dévastatrice, dont on suppose bien l’origine véritable, suivez mon regard.

Cette mise à nu est aussi le lieu, on le voit, d’une transgression : les éléments constitutifs de la fiction sont montrés pour eux-mêmes, quelque chose est dévoilé de la mécanique même de la bande dessinée. Or, il est une pratique courante, chez le critique, qui consiste à qualifier toute pratique transgressive de la bande dessinée de «détournement des codes». Ces «détournements», je le note ici, se trouvent le plus souvent à remplir une potentialité déjà présente dans le médium, non à réellement lui offrir des avenues inédites. Lorsque Philémon parcourt un «découpage panoramique», lorsque Achille Talon manipule une bulle comme si elle était un objet dans l’espace, c’est que leur dessinateur est là prisonnier d’une fascination — finalement un peu naïve — pour la bidimensionalité du papier sur lequel il travaille : ces idées, au fond, vont de soi : la véritable nouveauté est de leur donner une pertinence : soit en mettant ce «jeu avec les codes» au service d’un gag (comme chez Greg), soit en en faisant la clef d’un projet poétique (comme chez Fred) ; autrement, tout «détournement» qu’il soit, le petit jeu devient vite gratuit et par là, risque d’afficher trop ostensiblement son indécrottable superficialité.

Or, on trouve très peu de ce genre de jeu chez F’murrr, et je le soupçonne de s’être tôt méfié de prendre trop au pied de la lettre les deux dimensions fournies par le papier, de sorte que ce qui est réellement dévoilé, à travers les mises à nu que nous venons de voir, relève davantage de la mécanique du récit que de la matérialité du dessin. C’est qu’il y a dans le dessin de F’murrr une profondeur presque tangible ; toujours il cherche à afficher qu’il peut se passer quelque chose derrière et même devant la scène. L’arrière-scène, chez Fred, on le sait, c’est très littéralement le verso de la page. Chez F’murrr, au contraire, il y a potentiellement, à l’intérieur d’une même case, différents niveaux dont aucun n’est par nécessité le niveau «principal». Pluralité de niveaux, pluralité de voix : polyphonie, en somme, généralisée. En se refusant à prendre l’existence physique de la page au premier degré, en s’interdisant cette brutalité toute poétique, F’murrr s’autorise, par abstraction, toutes les autres dissensions imaginaires possibles. Cela se voit dans la manière dont ses mises en scène organisent la simultanéité rhétorique des actions ainsi que l’enchevêtrement des textes, à travers une pratique très libre de la mise en abyme et de la métalepse. Le dessin de F’murrr est une trace de l’artiste, mais il est tout autant cosa mentale : une chose de l’esprit ; il est ce qui provoque l’évidence des constructions les plus retorses et des connexions mentales les plus acrobatiques.

* * *

Ce qui est vrai, ce qui est faux : ici aussi, le glissement se fait dans les deux sens. Les alpages, dans certains dessins, sont des effets de montagne : des formes plus suggestives que réelles, un signe pour remplacer la chose, tracé avec une sensibilité toute calligraphique : caractères triangulaires stylisés aux couleurs souvent fantaisistes. Les alpages sont parfois ainsi moins que des montagnes, mais d’autres fois bien plus que des montagnes, lorsque le dessinateur choisit d’exacerber leur côté escarpé : l’altitude on ne peut plus réelle de ces colosses pointus et solitaires, qui ignorent manifestement les affres de l’érosion. Ces deux statuts ne se contredisent pas, ils proviennent seulement de deux points de vue (deux postes d’observation) bien distincts, et qui pourtant font référence à la même chose. Ou alors : peut-être bien qu’ils ne font pas référence à la même chose, parce que c’est notre vue et pas autre chose qui invente ce que l’on voit. Ou plus précisément : ce qui invente, c’est le crayon du dessinateur, qui sait autant faire jaillir l’inanimé que neutraliser par le symbole les présences les plus massives.

Le trait de F’murrr est un dessin rêvé, qui s’approprie le mouvement et la rondeur d’un Franquin, dont il oublie l’angoisse violente en lui substituant une savante inquiétude. Le mouvement du trait est plus qu’important : il est ce qui, dans l’intelligence du dessinateur, ressort du geste, donc de quelque chose qui s’oublie, qui agit sans se regarder, mais qui pense pourtant. C’est la réappropriation de l’instinct perdu, l’animalité secouant le membre engourdi. Dessiner, n’est-ce pas laisser le corps penser pour soi ? Quant à la rondeur du dessin de F’murrr, c’est bien celle de la mélancolie : c’est le trait qui ne peut s’empêcher, amoureux transi, de caresser la forme qu’il convoite. C’est l’œil du dessinateur, c’est à la fois la distance de son regard (car il faut se reculer un peu pour mieux voir) et sa présence physique, presque gênante, dans l’image.

C’est un dessin qui consigne sur le papier bien plus que ce qui doit absolument être dit, sans jamais cependant passer près de crouler sous son propre poids. F’murrr, dans son dessin, sait aller à l’essentiel ; mais il ne pratique pas le schématisme (et encore moins l’ascétisme). Les formes qu’il trace sont trop charnelles, trop présentes dans l’espace pour relever d’une quelconque volonté d’abstraction. Cette présence, cette tangibilité de la forme dessinée, c’est la pudeur de l’intellect qui refuse de se montrer comme tel et sans apprêt, mais c’est aussi le désir fait chair. Chair pourtant bien volatile puisque constituée de désir à part entière ; et ce jeu du dessinateur sur la page s’anime de ce va-et-vient entre le vrai et le fictif : le vrai qui s’évapore en fiction ; et la fiction qui donne corps au vrai (ou est-ce l’inverse ?).

Ce que F’murrr a retrouvé, dans la rondeur du dessin de tradition franco-belge, c’est une sensualité inédite, qui ne dépend pas d’une quelconque velléité «réaliste», non plus que d’un maniérisme sophistiqué (voir : Sempé, l’école du New Yorker, etc.) qui voudrait s’annexer aux Beaux-Arts. Non, il y a chez notre dessinateur un pragmatisme fondamental, qui cherche d’abord à raconter et au final à dire ; et entre les deux, une volonté plus privée, qui demande peut-être à dévoiler. Ce dessin-là est rhétorique autant qu’il est sensuel, il se prête aux inflexions, aux conjugaisons, aux figures de style. Surtout, il accueille sans condescendance le lecteur qui n’y connaît rien, qui y reviendra volontiers même lorsqu’il aura connu tout le reste. Tout est montré clairement, chez F’murrr : mais cette lisibilité ne sert pas à souligner l’évidence, plutôt à provoquer des mouvements inédits du regard dans la case et sur la page. La composition, sans oublier la profondeur «normale» de la représentation tridimensionnelle, s’arrange pour organiser la scène en petites phrases, dont certaines seront entre parenthèses et d’autres entre guillemets. Ainsi seulement l’auteur arrive-t-il à partager au lecteur son inquiétude, ainsi parvient-il à l’avertir de la nature à la fois factice et véritable de ce qu’il a à dire, qui prend certes la forme d’un récit mais un récit qui se dit lui-même sans importance, qui voudrait en fin de compte qu’on le considère comme autre chose qu’un récit. Un récit qui voudrait inclure son lecteur dans sa diégèse, qui lui fait toute la place sans (presque) jamais l’interpeller directement ; ce serait inutile, du reste. Le lecteur est là, forcément, puisque le livre est ouvert.

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J’ai déjà mentionné ce en quoi les digressions en coin de case, chez F’murrr, se distinguent des interventions de la Coccinelle chez Gotlib, par exemple : la Coccinelle fait œuvre de commentaire, elle mime l’action ou y répond de manière parodique, mais en suivant scrupuleusement son rythme ; on peut trouver ce même procédé, d’ailleurs, dans le Léonard de Turk et De Groot, où le chat, la souris et le crâne se chargent de mimer et de commenter, en toile de fond, l’action principale : il y a, en des mots plus techniques, une relation de subordination entre l’action principale et son commentaire. Chez F’murrr, la relation n’est aucunement hiérarchisée : les niveaux de l’action ont chacun leur autonomie ; ces fils narratifs, volontiers divergents, se croisent mais jamais par nécessité formelle, plutôt de la nécessité du récit global. Pratique qui impose, comme l’indique l’article de Lolek déjà cité, une «impression symphonique». Lolek parle de «micro-histoires», mais le terme me semble porter à confusion (car il réduit ces histoires à leur aspect de petit récit, ce qui n’est pas, à mon sens, leur caractère le plus remarquable). J’y vois plutôt la multiplication, déjà sensible dans les emprunts hypertextuels que l’on a (pas du tout exhaustivement) recensés, des degrés narratifs, en d’autres mots une généralisation tous azimuts de la mise en abyme. Pragmatiquement, la présence de ces récits concurrents provoque la même lecture que s’il s’agissait d’autant de «récits dans le récit». Sauf que l’abyme, ici, se laisse lire dans les deux sens : vers le bas ou vers le haut.

Revenons un moment, si vous le voulez bien (si vous m’avez suivi jusqu’ici) à notre fameux gag 220, où l’on présente, rappelons-nous, Homéotéleute de «Foxy Corneille». Arrêtons-nous sur la première vignette, qui affiche d’emblée le titre de la pièce à laquelle on s’apprête à assister : il est dès lors acquis que F’murrr fera de cette pièce le fil principal de la narration ; or, les digressions éventuelles (qui proviendront du dialogue entre Athanase, le Chien, et éventuellement le bélier Romuald) se déroulent à l’extérieur de cette pièce. On a bien un cas de mise en abyme, mais où le mouvement est inversé, qui va ici du centre au bord, ou bien du fond à la surface : car le récit est libre de se diriger où bon lui semble dans une architecture narrative sans limite de complexité.

La mise en abyme est un processus assez simple à identifier lorsqu’un récit explicite est mis en scène à l’intérieur d’un autre récit (ici, une pièce de théâtre dans une bande dessinée) ; mais c’est au fond la même mécanique qui est mise en branle lorsque se multiplient, sur un même niveau diégétique (i.e. dans le même univers fictif), les scènes divergentes — divergentes mais non complètement indépendantes. Ce qui se passe dans l’arrière-plan de l’image peut avoir un effet sur ce qui se passe en avant-plan ; et vice versa, bien sûr (mais ce mouvement est plus attendu). De même, Renart, auditeur de Tim galère tel que raconté par Grimbert, ne se prive pas d’intervenir dans ce récit même, en un effet que Genette (avec d’autres) appelle la métalepse et qui chez F’murrr ne provoque aucune dissonance, simplement un effet de surprise comique. En d’autres mots, les fils narratifs, qu’ils soient à un niveau diégétique différent (récit dans le récit) ou non, ont, dès le départ, toute la liberté de s’entrecroiser de n’importe quelle manière que ce soit, y compris les moins «naturelles».

Même en deux pages, F’murrr ne se prive pas de tisser ce genre de réseau aux connexions très libres. Force de la bande dessinée : cette multiplicité de fils, et plus avant leur simultanéité, est plus aisée à illustrer dans les deux dimensions de l’image (qui en suggère trois) que dans la phrase, celle-ci obligée d’imposer, pour ainsi dire, le sens et l’ordre de sa lecture : la phrase lue n’est que du temps passé : une seule dimension à la fois, donc ; et l’effet de multiplicité narrative se devra alors d’être simulé par le langage, incapable de montrer plastiquement cette complexité. Imaginons par exemple ce que deviendrait la fameuse histoire de Mme de la Pommeraye, dans Jacques le fataliste, si elle était refaite en bande dessinée : en une seule vignette, on y verrait l’hôtesse en inaugurer le récit ; simultanément, Jacques, dans un coin, affecterait l’indifférence ; simultanément, le Maître jouerait avec sa tabatière ; simultanément, la femme de chambre interromprait la narration («Madame ?»). Rien n’empêcherait le dessinateur de cette hypothétique adaptation de représenter ensuite l’histoire de Mme de la Pommeraye (mise en abyme, donc) un peu comme F’murrr représente Homéotéleute, bref sur le même plan que le reste, et de conserver dans la vignette l’hôtesse, Jacques et le Maître, apparaissant comme spectateurs, racontant et commentant tout à la fois le récit dans le récit : procédé largement impensable dans la littérature écrite (et très difficile à rendre crédible au cinéma ; moins difficile, sans doute, au théâtre, mais à condition de respecter certaines limites physiques).

De même, Diderot, lorsqu’il veut montrer que souvent l’hôtesse est interrompue dans son récit (par les requêtes de son mari, de la femme de chambre, par les commentaires de Jacques), est obligé de le couper en ce point, afin de laisser place à l’interruption proprement dite ; qui laisse ensuite place (dans le meilleur des cas) à la reprise de l’histoire. À la fréquence de ces interruptions correspond une répétition d’un procédé qui, s’il provoque en lui-même un effet comique non négligeable, ne semble pas forcément non plus nécessaire. Face à ce problème, un auteur de bande dessinée aurait tous les outils nécessaires afin de généraliser en une seule vignette une ou plusieurs actions dont on devinerait alors qu’elles se produiront de manière répétée : une seule case où se voit établi d’emblée l’habituel, après quoi nul besoin d’insister, quelques piqûres de rappel suffiront. Il me semble, au demeurant, que ce genre de synthèse est la règle chez F’murrr, dont la plupart des récits, ce n’est pas innocent, tiennent en deux pages à peine (parfois moins). F’murrr dessine à l’imparfait.

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Le lecteur du Génie des alpages se rend aisément compte de la nature répétitive, pour ainsi dire rituelle des récits qui sont montrés. Les actions principales, en effet, n’ont jamais un caractère décisif, sauf exception, et d’importance : précisément, l’arrivée d’Athanase, qui succède au «vieux berger» présent dans les trois premiers tomes, correspond en effet à un «passé simple» : À ce moment, Athanase devint le nouveau berger. Mais sitôt Athanase installé, les visites subséquentes du vieux berger prendront nécessairement la forme d’un «imparfait» : Parfois, le vieux berger revenait prendre des nouvelles du troupeau. Certes, le gag illustrera nécessairement une seule instance de ces visites qu’on imagine multiples ; mais cette illustration se fait sur le mode de l’exemple remarquable ou significatif : toutes les visites du vieux berger ne seront pas racontées, mais par les quelques récits qu’on nous fait de visites singulières, on imaginera sans peine la tendance générale.

La quasi-totalité du Génie des alpages peut se lire, je crois, dans ce mode qui est celui du rite. Chaque action relatée vaut pour toutes les autres qui lui sont similaires mais qu’on ne prendra pas le temps de vous raconter dans le même détail : lorsqu’on assiste à Homéotéleute (pour revenir à cet exemple bien pratique), on sait pertinemment que ces représentations théâtrales, de la part des brebis, ne sont pas exceptionnelles : on en trouve d’ailleurs deux ou trois instances ailleurs dans la série. On peut facilement imaginer que régulièrement, Athanase assiste, dépité, à ces pièces impromptues dont, tout aussi régulièrement, le troupeau (et le Chien) se désole qu’il n’en comprît pas la profondeur. La répétition est implicite jusque dans les épisodes à nature transitoire, par exemple les scènes de transhumance : le troupeau se déplace, certes, mais les pâturages, ici ou là, sont du pareil au même, et le déplacement se joue toujours sur la même note : il est un thème, au même titre que les autres. De même si le Chien, un jour, propose une nouvelle idée : par exemple, que chacun à partir d’aujourd’hui devra porter un masque : ce sera simplement une énième incarnation du thème voulant que le Chien, ponctuellement, propose aux autres protagonistes quelque métaphysique nouvelle, qui sera ou bien rejetée, ou bien incorporée au rite (par exemple : la cosmologie du Grand Bélier), ce qui revient à dire qu’elle décrit un état de fait qui aurait aussi bien pu avoir toujours été, sur l’air de Rien ne se crée… Il me semble que cette répétition, ce caractère rituel, même s’il n’est aucunement explicite, est la seule manière de lire le temps du Génie des alpages : c’est ce qui fait passer cette série du gratuit au motivé, du simplement abscons au puissamment absurde.

Il y a, soyons précis, deux temps qui se font concurrence dans le Génie des alpages : à la fois cet «imparfait de répétition», qui nous donne cette impression d’un lieu où le temps ne semble avoir aucune prise, puisque rien n’est jamais décisif, rien jamais ne change ; d’autre part, cet occasionnel «passé simple» qui dénote l’arrivée de nouveaux protagonistes (Athanase, la Bergère, et plus récemment la brebis Tombédcamione), mais aussi leur disparition présumée (par exemple : la brebis Einstein, le Lion, le sphinx Kattarsis, etc.). Certes, un critique plein d’optimisme pourrait constituer, au prix de légers efforts, une sorte de chronologie de la série où par exemple on décréterait qu’il est impossible que Kattarsis rencontre jamais Tombédcamione, l’une ayant joint les alpages après le départ de l’autre ; mais, en mettant entre parenthèses le caractère quelque peu oiseux de l’exercice (ne jamais jeter la première pierre…), on est obligé d’admettre que cette chronologie ne refléterait en réalité que l’ordre de parution des albums car rien, dans l’œuvre, n’indique explicitement que tel gag se déroule avant ou après tel autre. Le seul «passé simple» vraiment tranché demeure l’arrivée d’Athanase, changement de garde explicite qui sépare effectivement le temps du Génie des alpages en deux époques distinctes : mais deux époques, malgré tout, irréductiblement circulaires : quelque chose comme le passage entre un Ancien et un Nouveau Testament…

Cette métaphore religieuse vaut ce qu’elle vaut (et on n’irait pas bien loin en faisant d’Athanase une sorte de figure christique), mais elle m’évoque, par sympathie, le «non-temps» dont fait mention Thomas Mann lorsqu’il parle des mythes juifs et babyloniens (qui sont évidemment, par extension, ceux de l’Occident chrétien). «Ce qui nous occupe, mentionne-t-il en ouverture à sa grande tétralogie Joseph et ses frères, ce n’est pas le temps chiffrable, mais plutôt qu’il puisse s’abolir dans le mystère de la permutation entre la tradition et la prophétie, qui confère au mot “jadis” son double sens de passé et d’avenir, le chargeant ainsi d’un présent potentiel.»[3] Lévi-Strauss ne dit d’ailleurs pas autre chose : «Un mythe se rapporte toujours à des événements passés […]. Mais la valeur intrinsèque attribuée au mythe provient de ce que les événements, censés se dérouler à un moment du temps, forment aussi une structure permanente. Celle-ci se rapporte simultanément au passé, au présent et au futur.»[4] Ce à quoi je veux en venir, c’est qu’un «non-temps» équivaut nécessairement à un temps mythologique ; on est, en quelque sorte, obligé de l’identifier ainsi, même si l’apparence somme toute «contemporaine» du Génie des alpages nous inciterait à y voir une temporalité plus conventionnelle, du genre : il arriva d’abord ceci, puis ceci, puis finalement ceci. La forme du temps, chez F’murrr, est plutôt circulaire, sur le modèle des mythes et des refrains : ce qui nous ramène à certaines réflexions musicales qui ont ouvert cet essai (qui ma foi commence à devenir affreusement long).

Observons tout de même, par comparaison, qu’une œuvre comme Krazy Kat, dont la forme est tout autant (sinon plus) ritualisée que le Génie des alpages, mettra plus volontiers en scène la répétition en elle-même : chez Herriman, le même récit — le triangle amoureux canonique — est raconté encore et encore, chaque jour de chaque semaine qui passe, au dénouement inchangeant, mais selon un déroulement toujours variable. F’murrr choisit plutôt de multiplier les récits mais les place dans le même temps mythologique. Herriman, en d’autres mots, fait constamment revivre à ses protagonistes le même rituel, le même motif dont il invente, une à une, les infinies variations ; tandis que F’murrr, en contrepartie, signe un plus grand nombre de refrains desquels il nous invite à imaginer toutes sortes de variations potentielles que, pour la majeure partie, l’auteur choisit de ne pas réaliser. Du blues herrimanien, on est bel et bien passé au hard bop.

Il reste à noter, je crois, que la question du mythe nous ramène à la notion de bricolage, dont on se souvient qu’elle était invoquée par Genette pour qualifier l’hypertextualité. Cette notion, ce n’est pas une coïncidence, se retrouve aussi chez Lévi-Strauss, mais cette fois précisément à propos de la matière même du mythe : «le propre de la pensée mythique est de s’exprimer à l’aide d’un répertoire dont la composition est hétéroclite et qui, bien qu’étendu, reste tout de même limité […]. Elle apparaît ainsi comme une sorte de bricolage intellectuel […].»[5] Un mythe, nous dit l’anthropologue, est essentiellement un assemblage d’éléments disparates répondant à un besoin ponctuel : en un mot : un patchwork, dont l’intelligence n’est pas tant stratégique (telle la science de l’ingénieur) que tactique. Décrivant l’activité du bricoleur, Lévi-Strauss précise que «son univers instrumental est clos, et la règle de son jeu est de toujours s’arranger avec les “moyens du bord”, c’est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d’outils et de matériaux, hétéroclites au surplus, parce que la composition de l’ensemble n’est pas en rapport avec le projet du moment, ni d’ailleurs avec aucun projet particulier, mais est le résultat contingent de toutes les occasions qui se sont présentées de renouveler ou d’enrichir le stock, ou de l’entretenir avec les résidus de constructions et de destructions antérieures.»[6] N’y a-t-il pas là, en filigrane, une description de la mécanique f’murrienne dans tout ce qu’elle admet de corps étrangers dans son œuvre, dans la manière dont elle les lie entre eux sans égard à un hypothétique projet architectural dont on aurait voulu supposer qu’il préside à toute œuvre au long cours ? Mais cela, je crois, va plus ou moins de soi : ce qui me semble intéressant, c’est de noter en quoi la mécanique hypertextuelle, sous certains auspices, est appelée, peut-être même sans le vouloir, à créer des formes mythologiques. Et à l’inverse, on pourrait se demander si le mythe, en tant que discours, n’est pas essentiellement du second degré, s’il n’est pas en lui-même lié (par cause ou par effet, cela reste à voir) au déploiement de l’ironie : le mythe, on y croit pour autant qu’on n’y croit pas ; les critères de vérité et de fausseté en sont évacués, n’ont pas lieu d’être. Sachant, de surcroît, que Genette voyait dans le bricoleur de Lévi-Strauss l’archétype du critique littéraire,[7] je suis tenté de pousser l’argument un peu plus loin en me demandant si, d’aventure, tout discours second n’est pas également de nature critique : ce qui aurait la vertu de nous ramener au genre «anatomique» esquissé plus haut, que Frye, je le rappelle, insistait pour distinguer de ce que nous appelons communément fiction (et il est significatif qu’une Anatomy of Melancholy, qu’un Tristram Shandy, que des Moralités légendaires relèvent tous dans une part plus ou moins grande de l’essai). Ce que nous trouvons chez F’murrr, c’est un chantier mental d’une envergure à la fois très large (englobant les époques, les lieux, les personnages les plus divers) et à la fois très ciblée : l’auteur n’est pas un encyclopédiste, son empire sur le savoir est limité mais à l’intérieur même de cet immense domaine, il revendique la plus totale liberté de mouvement.

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Ivresse du second degré : c’est ainsi qu’on voudrait rapidement qualifier, dans son ensemble, l’art de F’murrr. Ce serait cependant réduire à un seul procédé littéraire une opération bien plus totale, qui touche en réalité à l’ensemble du jeu sur les niveaux de lecture, de tout ce qui est à l’intérieur, à l’extérieur, à côté du récit, voire ce qui n’y est pas du tout ; de toute la possibilité, dans le tissu même du récit, d’emboîtements, de juxtapositions, voire de démolition pure et simple. Ce qui fait que même un récit strictement «au premier degré» devra être lu dans l’appréciation de ce que l’auteur a choisi de ne pas y investir d’étage narratif supplémentaire, de ce en quoi cette décision même révèle une charpente autrement invisible. F’murrr me semble possédé de l’ivresse, dirai-je plus précisément, de l’ouverture du texte, de son appropriation et de ses infinies déclinaisons.

Toute cette glose semblerait bien abstraite si elle ne correspondait pas à une expérience de lecture tout à fait tangible. Si je me fie aux lecteurs de F’murrr que je connais (en admettant que l’échantillonage n’est pas bien scientifique), le consensus auquel je parviens décrit assez distinctement une œuvre que l’on peut relire maintes fois en y découvrant toujours de nouvelles choses — à croire qu’elles n’y étaient pas en première lecture. Et de fait, la question se pose : y étaient-elles ?

On le sait, la lecture est une activité créatrice : car c’est par la lecture que le texte s’incarne et à partir du moment où il est incarné, allez savoir ce qui en adviendra… Ainsi de ma première lecture des Intondables qui s’immisça, comme qui dirait, quelque part dans ma cervelle, pour y rester. Lorsque j’y revins, j’eus l’impression qu’entre-temps la lecture s’était poursuivie néanmoins, même dépourvue du livre ; qu’à nos retrouvailles, ce livre avait acquis une richesse nouvelle. Déjà, ce titre dont je voyais bien qu’il appelait une explication ou, ironiquement, une contradiction : qu’est-ce qu’un «intondable», sinon quelque chose qui ne se laisse examiner sans mordre ? Certes, mais c’est le point de vue de l’étranger, et plus exactement l’étranger qui tient à rester tel. La situation est toute différente si on est familier des alpages : en l’occurence, si le lecteur fait son bout de chemin, s’acclimate, s’insinue dans cette culture aussi insulaire que puisse l’être une étendue non entourée d’eau. L’œuvre de F’murrr tout entière est bien le lieu d’une rencontre, et le lecteur n’en est pas le dernier convié. Le jeu des références n’est pas à sens unique : l’auteur ne fait pas que prendre à gauche et à droite, plutôt il invite les rapprochements, il dirige tout un chacun vers d’autres lieux, littéraires ou non. Le lecteur poursuit sa lecture au-delà de la clôture du livre, faisant fi des attributions d’auteur. L’œuvre s’ouvre vers une sorte d’infini qui n’est pas pour autant la totalité du monde (autrement elle n’aurait aucun sens).

Dès lors apparaît le paradoxe : en cet endroit, rien n’est étranger, sauf ce qui souhaite l’être. Avec F’murrr, l’intelligence de toute la culture occidentale (et au-delà) est soigneusement détachée du temps, libérée du joug de la chronologie, offerte au lecteur de manière à se faire rencontrer, enfin, des personnages et des idées qui, du temps de leur existence, n’en eurent jamais l’occasion. Et la bande dessinée de se révéler comme le vaisseau rêvé, appelé à exaucer enfin, et avec une déroutante aisance, un fantasme littéraire vieux comme le monde.

Notes

  1. Pages 26-27 des Intondables.
  2. Pages 18-19 de Hi-yo, c’est l’écho.
  3. Thomas Mann, Joseph et ses frères I. Les Histoires de Jacob, trad. L. Vic, Gallimard, coll. «L’imaginaire», pp.29-30.
  4. Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Pocket, p.239.
  5. Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Plon, p.26. Je souligne.
  6. Ibidem, p.27.
  7. Gérard Genette, «Structuralisme et critique littéraire», Figures I, Seuil, collection «Points».
Dossier de en octobre 2010