Frictions #1
D’un côté, L’Histoire sans fin, de Michael Ende, roman publié en 1979.
De l’autre, Des Bâtisseurs, de Yannis La Macchia, bande dessinée publiée en 2017.
L’Histoire sans fin (Die unendliche Geschichte) est un classique allemand de la littérature de fantasy pour la jeunesse, adapté au cinéma[1]. On y rencontre des dragons, des géants de pierre, des sorcières et tout ce qui fait une bonne aventure comme on les aime.
Des Bâtisseurs, à l’inverse, est une bande dessinée suisse issue de la mouvance indépendante (on ne présente plus son éditeur, Atrabile) pour un public adulte. On y voit des gens tout à fait humains qui vivent, aiment et s’interrogent sans jamais cesser de construire d’étranges structures en planches de bois (ou du moins qui ressemblent à du bois).
La connexion entre les deux livres ne se fonde donc pas sur leur contenu, sur leurs thématiques respectives ou le genre qu’ils explorent, mais sur quelque chose de beaucoup plus anecdotique, voire trivial (du moins au premier abord).
Ce qui nous intéresse ici, et qui a conduit à mettre ces deux ouvrages si différents en parallèle, c’est ce qu’ils font tous les deux avec la couleur. Ce n’est pas que les illustrations de l’un (dans ses versions illustrées) ou les séquences de cases de l’autre soient toutes réalisées dans un style graphique similaire ou avec des teintes exceptionnelles (encore que, n’ayant pas eu dans les mains toutes les éditions successives de l’Histoire sans fin, on se gardera bien de trop s’avancer sur la nature desdites illustrations quand il y en a).
Non, en réalité, par traitement de la couleur, on entend ici une utilisation de l’encre (employée pour imprimer les deux ouvrages) dans une manière tout à fait singulière et signifiante.
L’Histoire sans fin, pur roman constitué intégralement de mots, est, quelles que soient ses éditions successives (du moins celles faisant preuve d’un minimum d’intelligence éditoriale), toujours imprimée en deux couleurs, avec certains paragraphes dans une teinte et les autres, dans l’autre. Le roman, par ce jeu bichromique, nous fait basculer d’un personnage et d’un univers (celui de Bastien, la réalité, en couleur A) à l’autre (celui d’Atréyu, la fiction, en couleur B).
Des Bâtisseurs est également imprimé en deux couleurs, mais si la chose semble beaucoup moins choquante pour une bande dessinée que pour un roman, il faut prendre en compte comment ces deux couleurs sont utilisées : un noir, traité en niveaux de gris, présente la quasi-intégralité des dessins, de manière tout à fait conventionnelle ; en parallèle, un jaune, traité en aplat sur l’intégralité des pages, voit sa densité augmenter progressivement. Invisible au départ, il augmente, page après page, pourcentage par pourcentage, jusqu’à ce que le papier lui-même donne l’impression de n’avoir jamais été blanc.
Ce jaune implacable nous offre une progression dans le temps, laquelle serait sans cela largement contrariée par le fait que les personnages que l’ont suit semblent vivre dans un éternel présent fait de scénettes déconnectées, en même temps qu’il nous rappelle qui est le héros véritable du récit : c’est la progression du bâti elle-même, d’un état A non-construit à un état B totalement recouvert de structures de bois.
Alors comment considérer ces effets de couleur ? La fonction, détaillée à l’instant, qu’ils remplissent dans chacun des récits montre bien qu’il ne s’agit pas de simples effets cosmétiques : ils sont tout à fait signifiants.
Signifiants et faits pour être immédiatement repérés, questionnés et définis : ici, on dédouble la réalité, et là, on crée une temporalité ex nihilo.
Ils constituent donc des écarts par rapport à une norme, à savoir que d’une part, les romans sont imprimés en une seule couleur et que d’autre part, les bandes dessinées, si elles peuvent présenter de la polychromie (souvent de la quadrichromie), cette dernière est sagement circonscrite dans leurs cases pendant que le papier/support reste, entre les gouttières, totalement immaculé.
Ces écarts par rapport à une norme éditoriale, donc, fonctionnent très exactement comme des figures de style en littérature : ils sont là pour apporter de l’intensité au contenu (textuel ou iconique) et une couche de sens supplémentaire.
Le cinéma a son split screen, ses accélérés et son travelling compensé, et les livres ont eux-aussi, semble-t-il, leurs effets : des écarts volontaires dans le processus de fabrication qui permettent de signifier quelque chose de particulier.
Une fois tout ceci acté, l’étape qui en découle naturellement se trouve être la constitution d’une liste typologique avec les différents effets éditoriaux.
On peut en brosser ici quelques traits, sans prétendre à l’exhaustivité.
Un livre étant normalement constitué d’encre et de papier relié, on repère assez vite les familles dans lesquelles s’organisent les effets éditoriaux :
Effets travaillant sur l’encre :
– L’emploi d’une couleur supplémentaire, comme dans le cas de l’Histoire sans fin.
– L’emploi d’une encre spéciale (phosphorescente, thermosensible…) comme dans Imbattable tome 3 et l’aventure de Jean-Pierre[2].
– L’altération du chromatisme habituel, en remplaçant le noir traditionnellement utilisé dans les livres monochromatiques par une couleur autre ou une des couleurs habituelles de la célèbre palette CMJN par une couleur différente, comme, par exemple, dans Hélios, d’Étienne Chaize[3].
– L’emploi d’outils destinés à modifier le chromatisme du contenu, dans le but de le rendre, par exemple, lisible, comme dans le collectif Polychromie, des éditions polystyrène.
Effets travaillant sur le papier :
– La lacération, comme chez Raymond Queneau, façon Cent mille milliards de poèmes[4], Marc-Antoine Mathieu, dans l’Origine (entre autres) ou Pascal Jousselin, dans Imbattable tome 1.
– L’augmentation, avec des pages à déplier, se retrouvant de fait à déborder largement le format du livre. Des Bâtisseurs en présente justement un exemple, en faisant un des rares cas de livres pourvus de deux effets. On retrouve également Imbattable tome 2 dans cette catégorie.
– L’utilisation de plis faisant apparaître d’autres informations, comme chez Étienne Lécroart ou le Détective Rollmops de Renaud Farace et Olivier Philipponneau.
– L’emploi d’un papier présentant une teinte atypique pour dé-neutraliser le blanc ou faire ressortir les couleurs autrement[5].
Effets travaillant sur la reliure :
– La question se pose pour pas mal de livres-objets dont la manipulation atypique peut produire un effet signifiant.
Bien sûr, classer ces effets par familles travaillant sur les différents composés physiques du livre peut sembler arbitraire[6]. Cette question nécessite plusieurs cerveaux et on se réjouit d’avance de voir la réflexion se poursuivre ailleurs : toute discipline, la critique littéraire comme les autres, a son temps de demi-vie, et on ne doute pas que d’autres maltraiteront cette étude somme toute assez rudimentaire pour le plus grand bien de l’étude des objets imprimés.
Notes
- Trois films et deux séries télévisées à ce jour.
- Profitons ici de l’évocation d’Imbattable pour signaler que certains effets demeurent difficiles à classer : lorsque, dans le tome 2, un objet tombe dans le grand néant, cela relève-t-il d’un travail sur l’encre (parce qu’utilisée de façon atypique), sur le papier (parce que le bord du support est clairement mis en avant) ou sur une toute autre chose non définie ici ?
- À noter toutefois qu’avec la multiplication des « beaux livres » et la normalisation de l’utilisation de pantones spéciaux, cet effet d’édition est en train de perdre de son effet d’excentricité pour simplement élargir la norme visuelle constituée par l’immense majorité des livres imprimés « normalement ».
- Il peut sembler étonnant que les groupes Oulipo et Oubapo soient mentionnés de manière si anecdotique, étant donné leur propension à attirer respectivement la littérature et la bande dessinée dans des directions étonnantes, mais cela s’explique par le fait que très rarement, les contraintes proposées par les membres des deux Ou-X-Po ont nécessité une prolongation dans la matière même du livre. Elles ont davantage porté sur les mots et les cases que sur les objets qui les enserraient, et ce malgré la présence de plusieurs éditeurs au sein des deux collectifs (Raymond Queneau, Noël Arnaud, Jean-Christophe Menu et Lewis Trondheim pour ne citer que ceux-là…) À noter par ailleurs que l’Oupus 6 de l’Oubapo, recense nombre de travaux plus ou moins oubapiens. On ne saurait que trop vivement conseiller d’aller y jeter un oeil pour compléter cette typologie embryonnaire.
- De manière tout à fait intéressante, c’est quelque chose que l’on trouve déjà dans certains codex avant même l’invention de l’imprimerie et de l’édition. Les manuscrits sur parchemin teintés en noir et datés du XVe siècle, dont on a retrouvé que sept exemplaires, fonctionnaient déjà comme des écarts spectaculaires par rapport aux autres manuscrits enluminés.
- Sans même parler du cas litigieux des effets travaillant sur la mise en page (frôlant parfois celui portant sur les contraintes oulipiennes et oubapiennes évoquées deux notes plus haut), lequel reste à trancher : n’est-ce qu’une sous-catégorie des effets travaillant sur l’encre, ou un domaine en soi ?
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