Frictions #2

de

D’un côté, Fables nautiques, de Marine Blandin, bande dessinée publiée en 2011.
De l’autre, Mad Max Fury Road, de George Miller, film sorti en 2015.

La fraîcheur luxuriante d’une piscine faite monde opposée à chaleur rouillée d’un monde transformé en désert… Beaucoup de bleu et de vert pour la première, de rouge et de jaune pour le second : les oppositions ne manquent pas entre les deux et on pourrait aisément établir une liste aussi complète que rébarbative sur ce qui oppose deux histoires semblant se trouver aux deux pôles d’un axe encore à définir, mais le long duquel on pourrait aisément positionner des quantités d’œuvres si l’on versait dans le symbolisme de comptoir.

Un plan dans Fury Road servira ici de point de départ pour relier ces deux inconciliables : celui du marécage, sur fond bleu. Cet écart chromatique, s’il marque la nuit davantage que l’humidité, n’en souligne pas moins la nature particulière du lieu (et nous sert parfaitement pour opérer le rapprochement). Au fond circule le War Rig, camion-forteresse que l’on suit depuis le début du film et à l’avant-plan, deux étranges échassiers, qui se croisent entre des arbres morts. C’est un plan très court, mais cela ne l’empêche pas d’être l’un des plus iconiques du film. Ceci s’explique sans aucun doute par l’ambiance de mort et surtout par les deux mystérieux échassiers, sorte de croisement entre des spectres, des oiseaux aquatiques et des charognards (aviaires également), qui convoquent quelque chose d’indéfinissable et de lointain.

Basculons vers Fables nautiques : la quasi-intégralité du récit de déroule dans un complexe aquatique, Nautiland, une piscine démesurée, construite sur un cimetière pour animaux. On y trouve des héros (Gormone et Moutte), des personnages secondaires (le gringalet, les nageuses synchronisées, l’homme-baleine, le trio de nymphettes décaties dans leur jacuzzi…) et surtout, des peuples étranges. Il y a les « cuisseuses », petites femmes trapues et affublées d’une frite de piscine en travers du ventre qui leur donne des airs de poules d’eau ; les grands nageurs, qui dorment recroquevillés comme des oiseaux de mer sur leur plongeoir et qui, une fois dans l’eau, incarnent une force autant qu’un danger (renvoyant aux grands squales ou aux cétacés) pour les baigneurs moins aguerris ; les enfants affublés de brassards qui se laissent dériver comme du plancton… On le voit, leur cohérence autant que leur étrangeté provient de cette nature hybride, mi-humaine, mi-animale, qui tout à la fois les relie entre eux, les éloigne de nous et nous permet immédiatement de les situer : ils vivent aux bordures du récit dont la scène centrale est occupée par des humains plus ou moins normaux et « civilisés ».

Et c’est ici que l’on trouve la clef pour comprendre les échassiers de Fury Road en même temps que leur puissance iconique : ils habitent, comme les peuples de Nautiland cités à l’instant, les bordures du récit, qui ne fait que les croiser brièvement, dans leur monde affairé et semi-animal. Nous reviennent alors à l’esprit les éclopés et leur abri d’osier en forme de coquillage, au pied de la citadelle d’Immortan Joe, ainsi que les mères de la Citadelle, dont la fonction est de produire du lait en continu, les démons cornus qui hantent les montagnes sur leur moto et les amazones du bout du monde que recherche désespérément Furiosa…

Les marges des deux récits sont donc largement pourvues d’individus aussi hétéroclites que réunis par leur humanité altérée, et qui, de ce fait, rendent le monde plus grand.
Car, bien plus que les personnages principaux ou les figures identifiables et quasi-mythologiques (l’homme-baleine fait office de dieu marin local alors que les trois vieilles ne sont pas sans rappeler les Moires grecques ou les Nornes scandinaves), ce sont effectivement ces peuples qui donnent à Nautiland son échelle. Alors, comment cela fonctionne-il ? Pourquoi le monde apparaît-il justement, par leur simple présence, plus grand ?

Un passage tiré de la Pensée chinoise, de Marcel Granet, nous offre un élément de réponse : « Par-delà les quatre côtés de l’Espace [soumis à un ensemble de règles sociales], se trouvent, formant une sorte de frange, quatre vagues régions qu’on nomme les Quatre Mers. Dans ces Mers diverses, habitent quatre espèces de Barbares. Ceux-ci, apparentés à divers animaux, participent tous de la nature des Bêtes. Les Chinois — les humains — ne peuvent résider dans les Marches du Monde sans perdre tout aussitôt leur statut d’hommes. Les bannis, qu’on veut disqualifier, revêtent, dès qu’on les y expulse, l’apparence à demi animale qui signale les êtres de ces confins déserts.“

Une conception chinoise ancienne, partagée par beaucoup de peuples d’autrefois : témoignant de sa bonne représentation à l’autre bout de l’ancien Monde, on trouve les écrits de Pline l’Ancien, lorsqu’il décrit les peuples à la surface du monde[1] et de Tacite qui, dans la Germanie, évoque les peuples d’outre-Rhin en partant des voisins, à peu près fréquentables, jusqu’aux plus éloignés, sauvages et étranges. Il stoppe son compte-rendu au moment-même où les peuples deviennent semi-bestiaux, n’y croyant pas lui-même[2].

Ce qui fait donc la puissance évocatrice de ces quelques peuples étranges, c’est leur nature de reliquat : ils réactivent la vision traditionnelle du monde, pendant des centaines de générations, jusqu’à la révolution de la pensée qui a travaillé l’Europe moderne et a transformé un cosmos organisé et géocentré (et donc, bien sûr, anthropocentré) en un univers sans limites et, surtout, sans point central[3].
Ces groupes de personnages, ces femmes-oiseaux, hommes-coquillages, enfants-diatomées… que l’on voit passer aux bordures du récit s’appuient donc sur quelque chose de très ancien et de très ancré, et la science a beau avoir prouvé l’invalidité de cette façon de voir le monde, peu importe : les œuvres de fictions ne sont pas tenues de suivre scrupuleusement la méthode scientifique ou l’évolution de la pensée. Au contraire, toutes les astuces qui peuvent renforcer leur autonomie par rapport au monde réel sont les bienvenues.
Peut-être, ce qui fait leur force, c’est qu’elles nous assurent que, dans un monde contemporain gigantesque où la moindre avancée scientifique implique désormais des équipes entières de spécialistes, signant par là-même la disparition du savant fou omnipotent, un monde où tout se morcelle en réseaux d’individus dévolus à des tâches précises, il demeure au moins un domaine de l’esprit humain, celui où se racontent les histoires, où les individus sont encore suffisamment vastes pour occuper non seulement le centre du monde mais aussi ses bordures[4].

Notes

  1. Au livre VII de son Histoire naturelle se mêlent ainsi les informations sur les Scythes, apparemment anthropophages (ce qui les éloigne déjà un peu des civilisés) et sur les Arimaspes, dont la guerre millénaire contre les griffons ne saurait occulter ce qu’ils ont de plus bizarre : leur œil unique au milieu du front. On mentionnera également, entre autres nations citées par Pline, les Ophiogènes qui guérissent les morsures de serpents, les Thibiens, qui possèdent une double pupille dans un œil, et les mystérieux hommes à tête de chien qui habitent les montagnes du sous-continent indien…
  2. On a souvent pris les anciens historiens, et Hérodote le premier, pour des grands benêts colportant les histoires les plus fabuleuses sans aucun recul critique. Cette réduction ne soutient pas la lecture, les commentateurs — du moins les plus lucides — se contentant de ne relater ces choses étranges que par acquit de conscience, tout se défendant eux-mêmes d’y croire, mais étant bien obligés de donner un certain crédit à leurs sources.
  3. La description de cette révolution fait l’objet du livre d’Alexandre Koyré, Du monde clos à l’univers infini, qui rend bien compte, entre autres, des survivances tenaces des anciennes conceptions dans l’esprit même des plus grands scientifiques, expliquant par là-même le tempo si lent d’une transformation intellectuelle d’une ampleur démesurée, qui se mesure en générations impliquées.
  4. Bien sûr, nous aurions pu, dans cette recherche de points communs, noter que les deux héroïnes, Gormone et Furiosa, veulent changer de cadre ; que leurs acolytes musclés, Moutte et Max Rockatansky, doivent se défaire d’une obsession ; et que les deux récits se terminent par l’explosion finale de la frontière entre le dedans et le dehors accompagnée du jaillissement des eaux qui marquent la fin du monde (un peu trop renfermé) que l’on a connu jusque là.
    Tout ceci s’expliquerait sans trop de difficulté par le recours à la théorie du monomythe de Joseph Campbell (et dont George Miller est un disciple avéré). Il est même fort possible que cette théorie puisse intégrer tout ce qui a été écrit plus haut. Mais à quoi bon gommer systématiquement toutes les aspérités et les singularités des divers récits quand des petits figurants dans le fond en disent autant que les personnages centraux dont le parcours est balisé et connu à l’avance ?
Dossier de en octobre 2022