Frictions #3

de

D’un côté, La Traversée infernale, de Joe Dever (et illustrée par Gary Chalk), deuxième tome des Aventures du Loup solitaire, roman publié en 1984.
De l’autre, L’Épopée infernale, d’Émilie Plateau, bande dessinée publiée en 2021.

Un livre dont vous êtes le héros et le livre dont vous êtes l’héroïne, aux dires des deux couvertures.
Mais si les deux ouvrages s’inscrivent dans le même genre, celui des livres-jeu d’aventure, et reposent sur la même mécanique de récit, à savoir des blocs numérotés entre lesquels on navigue[1], la comparaison s’arrête ici car rien d’autre ne saurait les rapprocher.
Quels sont donc les enjeux de ces deux aventures, précisément ?
Pour le Loup solitaire il s’agit de sauver un royaume attaqué par les forces du mal. Pour ce faire, la personne lisant/jouant devra prendre les bonnes décisions et se rendre dans le royaume voisin pour aller y chercher un artefact puissant (le glaive de Sommer) et revenir avec.
Pour Emily D. Platew (c’est le nom du personnage), le but est double : faire publier sa nouvelle bande dessinée, L’Épopée infernale, et survivre au monde sans pitié de la bande dessinée, avec le handicap d’y être une femme, donc invisibilisée.

Si l’aventure est vécue au premier degré dans le monde du Loup solitaire (les combats, la magie et les aptitudes surhumaines du personnage ne sont jamais questionnées), elle est traitée, dans celui d’Emily D. Platew, sur un mode parodique, et même carrément méta. Le livre que l’on cherche à faire publier dans le récit est celui-là même que l’on est en train de lire dans le monde réel. Ainsi, le nom du personnage est un décalque évident de celui de l’autrice, la maison d’édition Idema nous renvoie à Misma, éditeur de l’œuvre dans notre monde, et son éditeur, Guillemin Trelliafe nous rappelle les jumeaux Guillaume et Damien Filliatre, fondateurs de Misma[2].

Une chose saute aux yeux très rapidement à mesure que l’on avance dans les aventures d’Emily D. Platew : l’absence effective de choix. Passé un embranchement, on peut se retrouver dans un tunnel de trente à quarante blocs de texte sans aucune possibilité de bifurquer. Un effet qui prend totalement à rebrousse-poil l’image traditionnelle des livres-jeu, ceux-ci se définissant plutôt par la possibilité de choisir activement comment on cheminera dans le livre (singularité du genre qui a entraîné son déclin à mesure de la progression des jeux vidéo), ainsi que par une adresse directe à la personne qui lit[3].
De fait, dans l’aventure du Loup solitaire, les choix semblent omniprésents. On ne peut faire la moindre action sans devoir se rendre à l’autre bout du livre, et les combats eux-mêmes sont autant d’occasions de renforcer l’interactivité de l’ouvrage.
De prime abord, donc, l’Épopée infernale se présente comme un livre-jeu peu interactif et pas vraiment respectueux des codes et de la philosophie des livres à choix multiples. Que cherche-t-il alors, si ce n’est pas l’aventure, la vraie ?

Il devient nécessaire ici de jeter un œil aux deux graphes reproduisant la charpente narrative des deux livres, et permettant d’avoir une vue vue d’ensemble de tous les choix qui constituent les deux histoires. Quelques précisions : Les 1 marquent ici les points de départ respectifs des deux ouvrages, les nombres notés sont les divers blocs et les flèches, les différents chemins. Les nombres encadrés sur fond vert matérialisent une fin heureuse (une victoire) et ceux sur fond rouge et dont un coin est marqué, une fin malheureuse (une mort).

Les deux tracés sont, comme on pouvait s’y attendre, relativement dissemblables, même si l’on remarque qu’ils sont tous deux très longilignes. La surprise viendrait davantage du fait que le graphe le plus linéaire n’est pas celui que l’on croit. Certes, le graphe présentant les aventures du Loup solitaire fait état de nombreux passages « buissonnants », où l’on se perd dans les choix, mais ces divers embranchements reviennent assez vite vers le point de passage suivant, donnant un aspect pulsatoire au schéma d’ensemble. À l’inverse, on repère plusieurs « chemins de traverse » qui courent d’un bout à l’autre du livre d’Émilie Plateau, témoignant de brusques retours en arrière, lesquels détruisent toute idée de progression méthodique et assurée. Les deux livres, enfin, présentent de nombreux blocs ne menant qu’à un seul autre, sans réel choix[4].

Comment interpréter tout ceci ? Le Loup solitaire reste dans une perspective somme toute très traditionnelle du genre : il s’agit de vivre une aventure, ni plus, ni moins. Étant enchâssé dans une série de romans, il lui est difficile de bifurquer et de proposer plusieurs fins s’excluant mutuellement, au risque de perdre la continuité des différents volumes.
Ainsi, pris entre un début obligatoire (faisant suite au tome 1) et une fin qui ne l’est pas moins (car un tome 3 arrivera bientôt), le récit se résume au cheminement linéaire entre un point A et un point B, avec de multiples détours qui se recentrent tous sagement vers des points de passage obligatoires pour faire avancer l’intrigue. Destiné à un public disposant apparemment d’une définition assez simple de ce que doit être l’héroïsme (actif, guerrier, manichéen…), les choix que le livre présente sont très anecdotiques. Il s’agit davantage de donner l’illusion que de le proposer une véritable expérience de libre-arbitre narratif.
À l’inverse, on l’a dit, L’épopée infernale est un livre méta, qui se met en scène en même temps que sa propre autrice. Il s’agit donc, plutôt que de proposer une aventure immersive, de présenter un discours critique sur le statut d’une autrice de bande dessinée dans le monde contemporain.
Comment se construit cette critique ?
Le ton volontiers ironique de l’ensemble n’est pas gratuit : s’appuyant soit sur le décalage entre la tournure épique des phrases et les péripéties ternes qu’elles énoncent, soit sur celui entre ce que les personnages alentours disent à l’héroïne du livre et ce qu’ils veulent véritablement signifier, il dénonce cette idée répandue qui veut que les artistes, touchés par la grâce, produisent leurs œuvres d’un claquement de doigt et, surtout, que les chefs-d’œuvre seraient immédiatement et universellement reconnus par tout un chacun.
Cette ironie va de pair avec une certaine amertume, alimentée par des dizaines d’anecdotes que l’on sait authentiques (qu’elles aient toutes été vécues par Émilie Plateau elle-même ou que certaines lui aient été rapportées par une ou plusieurs de ses consœurs n’ayant pas vraiment d’importance) et il s’en dégage un sentiment de dégoût pour le patriarcat omniprésent et de colère vis-à-vis d’une société dont l’hypocrisie la pousse à écraser ses artistes tout en se prétendant ouverte aux arts[5]
Au-delà de ce qui est raconté, la structure même du livre participe fortement du propos. Le peu de choix à disposition, leur caractère absurde (« Vous transpirez plus que de raison. Vous perdez trois litres d’eau, allez en 225. Vous en perdez cinq, allez en 43. ») et le fait que, dans bien des cas, les deux alternatives conduisent in fine à la même situation, nous montre le peu de prise sur les événements. Les tunnels de trente ou quarante blocs évoqués plus tôt ne sont alors que la partie la plus visible de cette entreprise de démolition grinçante des codes du livre-jeu.

Si les livres à choix multiples reposent sur l’idée que le valeureux personnage, piloté par un lecteur non moins avisé, est actif et maître de son destin, qu’il domine son environnement par la justesse de ses choix, L’épopée infernale joue la subversion en confrontant cette conception au monde véritable : injuste, complexe, anti-héroïque et sexiste. Même les réussites de l’autrice, tout au long de l’histoire, sont constamment court-circuitées par les péripéties ridicules et les revers du destin qui viennent rappeler que le monde continuera de tourner, quoi qu’elle fasse (ou ne fasse pas). L’ironie ultime réside dans le fait que, contrairement au livre de Joe Dever, celui d’Émilie Plateau offre plusieurs fins possibles (on parle ici des dénouements heureux, pas des morts brutales), faisant de lui, techniquement, un livre à choix multiples plus ouvert (et donc meilleur).

On le voit, si l’Épopée infernale peut apparaître de prime abord peu porté sur l’expérimentation et le jeu sur la mécanique inhérente aux livres-jeu, une étude plus approfondie nous enseigne que non seulement il n’en est rien, mais que c’est en réalité un récit à choix multiples proposant une adéquation entre la forme et le propos comme on n’en a jamais vu auparavant, puisque le genre du livre-jeu, de par ses codes, offre une caisse de résonnance au propos : c’est tout un imaginaire social actif et conquérant, celui-là même qui produit par ailleurs les récits d’aventures du Loup solitaire, qui se retrouve ici moqué.

Notes

  1. Une telle façon de présenter son récit peut sembler aller de soi et pourtant, il existe au moins un contre-exemple : le très formaliste Vanille ou Chocolat (Meanwhile en anglais) de Jason Shiga qui ne présente pas de numéros en tête de chaque bloc mais relie ceux-ci littéralement par des traits de couleur. Un tel dispositif s’explique peut-être par le fait que l’oeuvre était originellement murale et non directement pensée pour le support du livre comme les deux récits qui nous occupent aujourd’hui.
  2. Les deux jumeaux fondus en un dans une œuvre qui évoque sa genèse en mêlant fiction et réalité offre un contrepoint frappant avec le scénariste réel dédoublé en jumeaux du film Adaptation (Spike Jonze, 2002). Nicolas Cage y interprète les frères Donald et Charlie Kaufman : si le premier est fictif, le second est bel et bien le scénariste du film en même temps que son personnage principal, luttant avec les affres de l’adaptation de roman pour le cinéma.
    Gémellité et méta-fiction semblent donc, pour des raisons qui se devinent aisément, entretenir des liens féconds.
  3. Encore que cela soit davantage à mettre sur le compte d’une mise en ambiance à caractère cosmétique que sur celui de la mécanique intrinsèque des récits à choix multiples, sinon on serait forcé de faire de la Modification, de Michel Butor, un cas limite, ce que le livre n’est pas.
  4. Les deux ouvrages en chiffres : L’épopée infernale comporte 268 blocs dont 208 conduisent à un seul autre bloc, 36 à deux, 7 à trois, 1 à quatre et 16 à aucun (ce sont ceux où l’on meurt et ceux où l’on gagne). 44 blocs avec un choix effectif (entre deux et quatre directions possibles) représentent un peu plus de 16 % du total. Le nombre moyen de choix pour chaque bloc, dans le livre, est donc de 1,16, ce qui, si l’on considère que le taux de choix habituel pour un livre normal est de 1 (puisque la lecture s’y fait de façon linéaire, dans une seule direction), fait relativement peu.
    À l’inverse, le Loup solitaire comporte  350 blocs répartis comme suit : 160 conduisent à un seul autre bloc, 116 à deux, 48 à trois, 3 à quatre, 3 à cinq, 1 à six et 19 à aucun. 171 blocs avec un choix effectif pour, donc, 49 % du total. Le nombre moyen de choix est de 1,63 par bloc. On s’étonnera peut-être de trouver un nombre moyen de choix supérieur à 1,5 alors même que seulement 49 % du total est concerné. Cet écart s’explique par les multiples blocs offrant plus que deux choix (jusqu’à six, rappelons-le).
    1,63, c’est davantage que 1,14, mais pas tellement non plus, et surtout, cela n’occulte pas le fait que, in fine, plus de la moitié des blocs n’est pas représentative de la mécanique de choix multiples.
  5. Une phrase d’Hannah Arendt, issue de la Crise de la Culture, revient à l’esprit tout en rédigeant ces lignes : « Les Grecs, pour ainsi parler, pouvaient dire d’un seul et même souffle : « Celui qui n’a pas vu le Zeus de Phidias à Olympie a vécu en vain » et : « Les gens comme Phidias, à savoir les sculpteurs, sont impropres à la citoyenneté ». »
Dossier de en novembre 2022