GoGo Monster ou le règne de l’ambiguïté

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GoGo Monster de Matsumoto Taiyô raconte l’histoire de Yuki, un jeune écolier qui affirme apercevoir des esprits. À savoir si ces esprits sont réels ou s’ils sont une construction imaginaire du jeune garçon, voilà une question à laquelle le livre se garde toutefois de répondre.
Car si Yuki assure qu’il voit des créatures surnaturelles — qu’elles habitent les classes abandonnées du quatrième étage de l’école qu’il fréquente et qu’elles se regroupent pour danser au son de son harmonica –, le lecteur, lui, ne voit rien. Tout au plus peut-il discerner, de loin en loin, des formes étranges dans les zones d’ombre, des esquisses de visages dans les gouttes d’eau à la fenêtre ou dans le reflet d’une pupille. À peine de quoi cultiver chez-lui un doute raisonnable. Même dans les rares occasions où le lecteur partage une des visions de Yuki, rien n’infirme (ni ne confirme) l’hypothèse d’une hallucination.

Il demeure donc impossible de dire si on a affaire — avec GoGo Monster — à une histoire fantastique, dans laquelle des esprits hantent une école et entrent en contact exclusif avec un gamin clairvoyant, ou à une histoire réaliste sur l’enfance, dans laquelle un écolier marginal s’invente un monde parallèle fictif afin d’échapper à la solitude et à l’isolement. En l’absence de toute certitude et, par-là, condamné à douter, le lecteur est appelé à alterner constamment entre ces deux interprétations du récit sans jamais pouvoir définitivement en valider une et renoncer à l’autre. Les deux conceptions coexistent donc et s’entremêlent afin de tisser un récit à la fois dense et ambigu.
Un tour de force qui n’est pas sans rappeler le roman La grande peur dans la montagne de l’écrivain suisse Charles-Ferdinand Ramuz (dans lequel il n’est jamais précisé si la suite de mésaventures qui frappe un village est due au simple hasard ou au réveil d’une malédiction ancestrale). Chez Matsumoto, comme chez Ramuz, l’interprétation surnaturelle affronte l’interprétation naturelle sans qu’aucune ne gagne. À mon avis, le lecteur retire de cette tension constante, de cet équilibre fragile, un plaisir double qui tient autant à son désir de savoir l’ambiguïté résolue qu’à sa fascination à la voir se prolonger. (Personnellement, je me suis surpris à scruter certaines cases à la recherche d’indices cachés, un comportement qu’on associe surtout aux lecteurs de récits policiers.)

Matsumoto conserve d’ailleurs habilement l’ambiguïté et prend soin de livrer, pour chaque événement du récit, un motif naturel aussi bien qu’un motif surnaturel. Ainsi de l’éclosion prématurée des fleurs dans le jardin de l’école que Yuki interprétera comme un signe des esprits alors qu’un professeur, quelques pages plus loin, dira qu’il s’agit d’un effet secondaire des changements climatiques. Ainsi encore du lièvre blanc disparu, de la hausse inexplicable du nombre de vitres brisées sur le terrain de l’école et des comportements excentriques de certains élèves, autant d’événements qui — s’ils contribuent à construire un climat d’inquiétante étrangeté — n’en possèdent pas moins une explication rationnelle. Même les visions de Yuki se voient offrir deux interprétations irréconciliables. D’une part, celle du spirituel jardinier Ganz qui affirmera que certains enfants ont le don de percevoir davantage de choses que leurs pairs. D’autre part, celle de l’écolier IQ qui introduira brièvement Yuki à la psychanalyse freudienne et tentera de le convaincre qu’il est victime d’hallucinations.

Ainsi, l’auteur sème des indices volontairement contradictoires. Chaque fois qu’une image, un témoignage ou un événement semble vouloir confirmer une interprétation, un second arrive qui affirme précisément le contraire. Au final, l’ambiguïté demeure, voire s’intensifie.

L’apport des paratextes

Ce qui est particulièrement intéressant c’est le rôle que jouent les paratextes de GoGo Monster dans la construction et le maintien de cette ambiguïté.

En règle générale, les paratextes d’œuvres ambiguës restent neutres. Ou, pour le dire autrement, ils restent tout aussi ambigus que le texte lui-même. Les couvertures des différentes éditions de La grande peur dans la montagne, par exemple, se bornent généralement à représenter un flanc rocheux ou encore un pic enneigé sur fond de ciel sombre — laissant planer le mystère sur la nature des événements qui se trameront dans pareil lieu. Même chose encore pour les paratextes de La moustache, roman trompe-l’œil d’Emmanuel Carrère dans lequel un homme est convaincu d’avoir toujours porté la moustache alors que son entourage lui assure le contraire. En effet, afin de conserver l’ambiguïté du texte, qu’elles préparent et prolongent, les couvertures des différentes éditions de La moustache éviteront dans la plupart des cas d’exposer la lèvre supérieure du personnage principal. L’édition Folio de 1986 dissimule le visage du protagoniste derrière une lame de rasoir. L’édition P.O.L, quant à elle, se borne à représenter le fond d’un lavabo dans lequel se mêlent crème à raser, poils et gouttelettes de sang. La dernière édition Folio en date, finalement, reproduit la couverture du film éponyme, adapté par l’auteur lui-même en 2005. Sur celle-ci, comme sur celle de 1986, la lèvre supérieure est camouflée, cette fois par de la crème à raser.

À l’inverse de ces différents exemples, cependant, les paratextes de GoGo Monster (semblables d’une édition à l’autre) ne restent pas neutres mais, au contraire, «prennent parti». Ils favorisent délibérément une interprétation surnaturelle du récit. Car si les esprits dont parle Yuki demeurent invisibles dans le texte, ils se manifestent à ses bordures, dans les espaces qui relèvent du paratexte : sur les couvertures mais aussi sur les pages qui séparent les chapitres et indiquent le passage des saisons, voire dans le titre lui-même.
La couverture, en effet, montre les deux personnages principaux, Yuki et Makoto, suivis par une parade d’esprits qui se prolonge jusque sur la quatrième de couverture (qu’elle occupe complètement). Les mêmes créatures surnaturelles sont reproduites sur tous les côtés du coffret qui accompagne le livre. Les têtes de chapitres sont également habitées par des esprits[1]. On y retrouve invariablement un paysage hanté par une ou plusieurs petites créatures aux allures fantastiques. Ces apparitions qu’on découvre perchées sur des branches ou penchées sur des bosquets viennent appuyer une lecture surnaturelle du récit et donner de la crédibilité à Yuki qui voit à plusieurs reprises, dans le comportement des plantes, un signe de la présence des esprits.

Ainsi, lorsque le lecteur découvre et manipule le livre pour la première fois, qu’il lit le mot «monstre» contenu dans le titre et voit la procession de créatures excentriques sur les couvertures, il croit vraisemblablement avoir affaire à un récit explicitement fantastique. Impression d’autant plus fondée s’il possède quelques référents pertinents ; s’il connaît déjà d’autres œuvres de Matsumoto aux accents surréalistes (Tekkonkinkreet par exemple) ou s’il est familier avec l’univers du manga, s’il a lu Bleach ou les titres spiritistes de Mizuki Shigeru, autant de récits où le surnaturel domine, où les fantômes et autres yokai sont bien plus souvent vrais qu’imaginaires.
Ce n’est qu’au fil de la lecture, alors qu’il se fait de plus en plus évident que les esprits ne donneront pas de signe indéniable de leur existence, que le lecteur est amené à douter, à remettre en question la nature du récit. Il quitte alors sa certitude initiale, celle de lire un récit fantastique, pour une position plus dubitative qui le place sous le joug de l’ambiguïté.

C’est là toute la singularité et l’ingéniosité de pareil procédé paratextuel, qui consiste à exhiber, dès la couverture (et entre les chapitres), des images de créatures qui n’apparaîtront jamais clairement dans le corps même du texte. Libre au lecteur, ensuite, de prendre ces images que le paratexte lui offre d’emblée alors que le texte lui refuse, et de les récupérer pour «combler les blancs» du récit.
La présence évidente des esprits dans les paratextes, et dans les paratextes seulement, permet d’en livrer une image claire sans toutefois perturber le fragile équilibre qui subsiste entre interprétation naturelle et surnaturelle. Car les images des paratextes sont, en quelque sorte, des «preuves irrecevables». Le lecteur peut en tirer des attentes ou des soupçons mais jamais des convictions. Matsumoto utilise ingénieusement ce caractère trouble et intermédiaire de l’espace paratextuel, «zone indécise» qui n’est ni tout à fait inclue dans l’œuvre, ni tout à fait exclue, pour implanter et entretenir chez le lecteur une certitude qu’il s’applique par ailleurs à ébranler.
En résumé, les paratextes — éléments eux-mêmes intrinsèquement ambigus — sont mis au service de l’ambiguïté du récit. Ici, ils appellent et encouragent une interprétation surnaturelle, mais ils ne peuvent en aucun cas la confirmer. Ainsi, encore une fois, l’ambiguïté s’étoffe.

C’est chose fascinante, à mon sens, de constater comment toute la lecture de GoGo Monster peut être, dans une certaine mesure, dirigée ou influencée par «une disposition paratextuelle en principe toute innocente et secondaire»[2]. Finalement, que dire en guise de conclusion sinon, qu’avec GoGo Monster, Matsumoto Taiyô signe une œuvre forte et ambiguë (et forte parce que ambiguë), qui relève avec brio le défi de la représentation et utilise savamment, autant les codes textuels que paratextuels de la bande dessinée.

Notes

  1. Précisons au passage que ces têtes de chapitres, au nombre de quatre, ne sont pas les traces vestigiales d’une quelconque prépublication, comme c’est souvent le cas dans les mangas. Elles relèvent, comme la couverture d’ailleurs, d’une décision de l’auteur et sont par conséquent à ranger avec les paratextes auctoriaux plutôt qu’avec les paratextes éditoriaux.
  2. Gérard Genette, Seuils, Éditions du Seuil, «Points Essais», Paris, 1987, p.35).
Dossier de en septembre 2013