In praesentia

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Depuis l’apparition de la bande dessinée numérique, les « livres dont vous êtes le héros » sont souvent évoqués comme une option aussi naturelle qu’immédiate dont il faudrait s’inspirer. Paraissant au début des années 80, ces ouvrages proposent avant tout une expérience ludique dont l’objectif est de progresser dans les embranchements d’un récit afin d’atteindre, au sein des diverses conclusions possibles, celle qui correspond à une issue heureuse — la mort du personnage principal, dans des circonstances diverses, constituant implicitement une forme d’échec. On le voit, on est ici face à une sorte de labyrinthe textuel. Le jeu vidéo, héritier naturel de ces livres, a adopté une approche similaire, dans laquelle la progression dans la narration récompense l’habilité du joueur à surmonter les épreuves qui lui sont proposées.
Dans un cas comme dans l’autre, on voit apparaître l’idée de « fin alternative », qui explore parfois une autre possibilité d’évolution du récit, mais qui représente le plus souvent une gradation dans la notion de réussite : du cas fréquent du semi-échec (le personnage principal restant en vie, mais sans avoir accompli la mission qui lui avait été confiée), à l’éventail de fins possibles en fonction des objectifs complétés (citons en particulier le jeu Heavy Rain et ses 18 fins alternatives). Pour des raisons de production, ces approches sont souvent limitées à des éléments mineurs, mais certaines séries (je pense en particulier aux jeux des séries Deux Ex et Silent Hill) en ont fait une partie intégrante de leur système de narration.
La difficulté que l’on observe dans ces approches est d’informer le joueur de l’existence de ces fins alternatives. Si le cas du semi-échec est limpide, cela devient plus difficile lorsque l’on aborde des situations moins évidentes, et dont le point d’articulation (souvent situé très en amont du dénouement) n’est pas toujours clairement identifié.

On le voit, on est assez loin de l’idée de prise en main totale du lecteur/spectateur/joueur sur le déroulement de l’histoire que les défenseurs de l’interactivité dans le récit évoquent avec enthousiasme, laissant souvent entendre que cette nouvelle forme narrative ne pourrait que supplanter les formes linéaires traditionnelles. Je trouve d’ailleurs ce débat opposant l’une à l’autre assez vain : à mon sens, chacune relève d’une attente et d’un plaisir différents, et ne sauraient être substituées l’une à l’autre. A la « suspension of disbelief » de Coleridge, je serais tenté de rajouter une « suspension of free will », dans laquelle le lecteur accepterait de se laisser mener, trouvant la satisfaction dans un enchaînement et un dénouement qu’il n’aurait pas choisis, mais qui viendraient l’émouvoir, le surprendre, voire même le faire réfléchir. L’ampleur des réactions qui ont fait suite à la diffusion de l’épisode des « Noces pourpres » (« Red Wedding » en version originale) de la série Game of Thrones dimanche dernier montre bien que la narration directive a de beaux jours devant elle. Alors que les défenseurs de l’interactivité en vantent la myriade de possibles, c’est justement l’irréversibilité de l’évolution du récit qui en fait dans ce cas toute la valeur et l’importance.
Si l’on considère cette forme encore exceptionnelle (le récit interactif) par rapport au corpus global, se pose rapidement la question du sens du choix précis de cette forme. A-t-elle seulement un objectif ludique ? Ou apporte-t-elle une nouvelle dimension au récit lui-même, par des mécanismes qui lui seraient intrinsèquement liés ?

La forme choisie par « A duck has an adventure » de Daniel Merlin Goodbrey se réfère directement au vocabulaire du jeu vidéo, accumulant les « achievements », jouant la collection des couvre-chefs et comptabilisant le nombre de conclusions atteintes (parmi les 16 disponibles)[1]
On notera d’ailleurs que la progression dans le récit n’a pas vraiment d’intérêt en soi : l’action du joueur/lecteur se limite à cliquer pour révéler la prochaine case, sans forcement que cette apparition ne rajoute de sens au récit[2].
Si la structure à choix multiples permet d’explorer une large palette de genres (les pirates, la science-fiction, la success-story technologique) mais également de différentes options de vie (romantique, professionnelle, artistique), le dispositif ne vient jamais les mettre en parallèle. Même lorsqu’il s’agit de deux directions similaires (réussite ou échec en amour ou au travail), l’agencement des cases ne permet pas de faire surgir une mise en perspective quelconque. En fait, l’inscription de ce récit tentaculaire dans l’espace ne se montre pas plus riche de sens : il ne s’en dégage aucune forme globale[3].
Dans l’ensemble des ramifications proposées par « A duck has an adventure », les seuls moments véritablement intéressants sont ceux où les lignes narratives se rejoignent — à trois reprises seulement : la séquence du « vieux canard et la mer », la séquence du « double », et enfin la séquence de la « boucle temporelle » qui découle de la précédente.

Il me paraît intéressant de rapprocher cette expérimentation d’un certain nombre d’ouvrages publiés qui, bien que statiques car imprimés, partagent et prolongent bien des aspects que l’on vient d’observer. Tout d’abord, il est difficile de ne pas mentionner Meanwhile de Jason Shiga, qui reprend le principe des « livres dont vous êtes le héros ». Cependant, la structure visuelle de la bande dessinée (donnant à voir l’ensemble de la double page, quand bien même le lecteur est supposé n’en lire qu’une séquence donnée) laisse généralement entrevoir qu’il existerait autre chose en dehors du fil narratif que le lecteur est en train de suivre.
Deux autres exemples publiés (la série des Trois Chemins de Lewis Trondheim et Sergio Garcia d’une part, et Morlac de Leif Tande) jouent volontairement sur la co-existence sur la même page des différentes options — le jeu n’étant plus de suivre un fil narratif donné, mais de pouvoir comparer à tout moment (ou presque) l’écheveau des possibles. Jean qui rit, Jean qui pleure de François Ayroles relève d’un mécanisme similaire, dans la mise en parallèle de trajectoires opposées, renforcée par la contrainte OuBaPienne des postures identiques des deux personnages pour les pages en regard.
Par rapport à la création de Daniel Merlin Goodbrey, ces réalisations font preuve d’une conscience aiguë de leur organisation spatiale, n’hésitant pas à venir la renforcer en utilisant le passage d’objets ou de personnages de l’un à l’autre des fils narratifs (bateau flottant sur le ruisseau dans les Trois Chemins, déplacement des personnages entre les différentes cases dans Morlac).

On pourrait rapprocher de cette approche un dispositif qui apparaît de manière locale et confronte non pas les évolutions possibles d’un même personnage, mais les réactions de plusieurs personnages à la même situation : je pense en particulier à la séquence de Bottomless Belly Button par Dash Shaw qui voit chacun des enfants de la famille retourner dans sa chambre, et occuper, le temps de quelques pages, un espace physique dans la maison qui se retrouve restitué dans l’organisation de la page, chacun occupant l’une des trois bandes du gaufrier traditionnel. On observe un système similaire dans les premières pages d’Arq d’Andreas, reposant à nouveau sur une correspondance spatiale directe entre les étages de l’immeuble et les bandes superposées de la page.
A un niveau beaucoup plus macroscopique, la double organisation temporelle (chronologie interne vs. historique de parution) de la série Donjon[4] dans son ensemble propose un dispositif similaire à l’échelle de l’univers. Les événements qui figurent dans les albums des différentes sous-séries viennent ainsi apporter un éclairage souvent nouveau sur les personnages que l’on suit aux trois époques principales.

Ce qui me frappe dans les réalisations publiées (qui, pour autant, pourraient certainement donner lieu à des adaptations interactives quasi directes), c’est la manière dont la mise en situation des différentes lignes narratives fait finalement appel à des mécanismes cognitifs déjà impliqués dans la lecture de bande dessinée : la proximité de deux images entraînant la recherche et la mise à l’épreuve d’un éventuel lien générateur de sens. Et par rapport à l’opposition « narration interactive contre narration linéaire » que j’évoquais en introduction, peut-être discernerait-on ici une troisième voie, alternative, qui proposerait dans la coexistence des possibles une nouvelle manière de raconter des histoires, et pour laquelle la bande dessinée serait particulièrement adaptée.

(merci à Florent Maurin d’avoir attiré mon attention sur cette histoire de canard)

Notes

  1. Notons de plus que le récit est présenté sur la plateforme Kongregate, qui appartient à l’univers vidéo-ludique. Sur son site (qui porte le sous-titre « new experiments in fiction »), Daniel Merlin Goodbrey classe cette expérimentation dans la catégorie « Hypercomics », terme qu’il définit comme suit : « On peut envisager un hypercomic comme étant une bande dessinée numérique présentant une narration à embranchements. Dans un hypercomic, les choix qu’opère le lecteur peuvent influencer le déroulement des événements, leur dénouement ou le point de vue à partir duquel ils sont observés. Animation, son et transitions spectaculaires ne relèvent que de l’habillement — c’est véritablement l’idée de choix et d’interaction provenant du lecteur qui fait qu’un hypercomic est un hypercomic. » Ma traduction.
  2. On remarquera cependant les raccourcis utilisés pour éviter une exploration trop fastidieuse par les retours en arrière qu’elle occasionne. Alors que les jeux vidéo peuvent s’appuyer sur un renouvellement relatif de la progression à chaque nouvelle session de jeu par le biais de niveaux de difficulté ou de nouvelles possibilités offertes au joueur (désigné en jargon local comme étant la « replay value »), dans le cas de la bande dessinée, ce sont les mêmes cases et le même texte qui se proposent au lecteur, rendant la relecture plus fastidieuse.
  3. A l’opposé de ce que l’on peut observer par exemple, sur un médium différent, avec les animations de Patrick Clair (l’auteur du fascinant « Stuxnet : Anatomy of a computer virus »). C’est d’ailleurs l’un des reproches que l’on retrouve le plus fréquemment dans les commentaires.
  4. Scénarisée à quatre mains par Lewis Trondheim et Joann Sfar, et dessinée par un large éventail d’auteurs.
Dossier de en juin 2013