Les Jargonautes

de

Le livre d’Alain Bonfand et Jean-Luc Marion consacré à Hergé (Hergé. Tintin le terrible ou l’alphabet des richesses, Coup double, Hachette, 1996), s’il doit être salué comme un pas de plus dans la constitution de la bande dessinée comme véritable objet de réflexion, laisse au bédéphile et à l’apprenti-philosophe que je suis un certain goût amer. Pour quelles raisons ?

Tout d’abord parce que l’on a envie de s’écrier « encore Tintin ! », tant les études sont nombreuses sur ce personnage (souvent d’ailleurs au détriment des autres productions de l’auteur, comme par exemple Quick et Flupke), alors que l’essentiel de la bande dessinée contemporaine ne suscite encore qu’un engouement modéré dans les milieux « intellectuels ». En 70 ans d’existence, Tintin a su acquérir ses lettres de noblesse philosophiques, qui ne tiennent peut-être pas tant à la puissance conceptuelle de ses aventures elles-mêmes (bien que je ne la nie pas) qu’à la masse des interprétations qu’elles ont pu susciter.
Nous assistons là à la véritable production d’un auteur, certes considérable, mais dont l’importance parfois exagérée tend à occulter tous les autres. Il ne s’agit bien sûr pas de dire que les Aventures de Tintin sont des albums mineurs, gratuitement portés au pinacle. Mais comment ne pas s’affliger de voir que nombre de ceux qui dissertent sur ce héros méprisent ou ignorent tous les autres ? N’y a-t-il pas plus de matière, du point de vue de la philosophie, dans des albums comme Moins d’un quart de seconde pour vivre de Trondheim et Menu ou dans les diverses productions de l’OuBaPo en général ?

Bref, « encore Tintin », mais, après tout, pourquoi pas ? Il y a bien là matière à réflexion, et l’interrogation sur la structure du récit, son découpage ou encore sur le statut particulier de la représentation en bande dessinée peuvent toujours donner lieu à des interprétations fort intéressantes. Mais la déception se renforce si nous considérons le traitement que la philosophie réserve à la bande dessinée : comme souvent, nous voyons ici encore le philosophe absorber l’objet de son étude sans respect de sa particularité, et la bande dessinée devient peu à peu le prétexte à une « rêverie métaphysique », servie dans un jargon inaccessible au non-initié.
Même si le texte de Marion intitulé « Tintin le terrible » est très instructif, par exemple lorsqu’il tente une interprétation phénoménologique de la ligne claire, il sombre parfois dans un discours métaphysico-théologique dont le moins que l’on puisse dire est qu’il est surprenant. Que penser de l’interprétation des figures de Tintin, Haddock et Milou dans Tintin au Tibet comme l’expression des trois vertus théologales (charité, foi, espérance, p. 25) ? Qu’on me permette de hausser un sourcil achille-talonesque de surprise …
De plus, le jargon tend à rendre l’interprétation totalement incompréhensible pour celui qui n’aurait pas reçu une formation philosophique minimale. Qui sait, parmi les divers lecteurs que vise ce Hergé ce qu’est un « je transcendantal » ou une « immanence pure » ? Pourquoi ne pas expliquer tout d’abord ces termes, avant de les utiliser, ou, mieux encore, se servir d’un langage courant, qui ferait aussi bien l’affaire ?

Des défauts similaires se retrouvent dans l’abécédaire de Bonfand. Je ne cherche pas à contester l’utilité de son « Alphabet des richesses », fourmillant de remarques intéressantes, mais pourquoi, là encore, le surcharger d’un jargon et de références qui ne semblent avoir d’autre intérêt que de prouver l’érudition de l’auteur ? Passons rapidement sur l’étude du rapport à autrui qui convoque à la fois et en quelques lignes Sartre et Lévinas (p. 31). Puis laissons-nous aller à la lecture …
A « Calystène » nous apprenons que ce nom (qui désigne le minerai de L’Étoile mystérieuse) est l’homonyme phonétique de Callisthène, le neveu d’Aristote (et ses potes ?), et alors ? Est-il absolument nécessaire, pour parler de la foudre et dire en gros qu’elle aveugle, de citer Phénoménologie et théologie de Marion et sa conception du « phénomène saturé » (p. 48) ?
Les surprises se poursuivent, et voilà que seuls Kant et Pascal peuvent nous permettre de comprendre l’« immensité » dans les Aventures de Tintin (pp. 61 sq.). Mais, précise-t-on (p. 63), cette comparaison est justifiée, car dans la version feuilleton de Coke en stock, Nestor lisait les Pensées de Pascal, donc, inévitablement, c’est un indice de la part d’Hergé : lisez et méditez Pascal et vous pourrez peut-être comprendre Tintin ! Sommes-nous bêtes !
Mais, pourrait-on aussi remarquer, lorsque Greg veut nous montrer un Achille Talon se lançant dans la lecture méditative, c’est aussi les Pensées qu’il lui fait lire (par exemple : L’Insubmersible Achille Talon, pl. 259 A, 1ere case) ; quant à Kador, le chien des Bidochons, la Critique de la raison pure est son livre de chevet … Et si c’était seulement parce que ces deux ouvrages sont le symbole traditionnel du « livre-qui-prend-la-tête » ? Rhaaa … Trop simple, me dira-t-on. Ceci dit, je peux vous pondre si vous voulez, pour une prochaine gazette, un article sur « Kador et le noumène », pourquoi pas …

Je passe sur les termes purement jargonnants et souvent injustifiés : solipsisme, aporétique, intentionalité etc … Que le philosophe utilise des concepts techniques lorsqu’il s’adresse à un public « philosophique », c’est normal et même recommandé s’il ne veut pas être condamné à l’accumulation infinie des périphrases. Doit-il pour autant parler de cette manière lorsqu’il vise un public plus vaste ?
Un tel procédé, irrespectueux vis-à-vis des lecteurs potentiels, me semble nuire d’une part à la bande dessinée (on ne l’explique plus mais on la complique), et d’autre part, peut-être plus encore, à la philosophie elle-même, qui prend le masque d’une science réservée à une « élite » qui « parle le philosophique », ce qui est loin d’être la réalité.
Dans son Journal, Jules Renard écrivait « il est des gens qui écrivent des phrases qu’il faut lire à deux fois, non parce qu’elles sont profondes, mais parce qu’elles ne sont pas claires ». Telle est l’impression que me laisse cette lecture. Malgré ses multiples aspects positifs, ce Hergé est souvent rébarbatif parce qu’il ne se donne (volontairement ?) pas les moyens d’être compris par tous. Il ne faudra alors pas s’étonner si peu de voyageurs embarquent sur le navire des jargonautes …

Dossier de en janvier 1999