Jeux de doubles chez Bob et Bobette

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A première vue, Le semeur de joujoux est un exemple ordinaire de la fantaisie débridée de Willy Vandersteen. Repéré à l’occasion d’une gaffeuse prestation dans un jeu télévisé, Lambique est appelé à venir au secours du roi d’un royaume d’opérette, Bazaria. Le monarque, malade, est en convalescence à l’étranger, mais s’il ne paraît pas devant le peuple selon la tradition, l’anarchie guettera le pays. Or Lambique est son sosie !
Le voilà donc embarqué en avion avec la fine équipe des aventures de Bob et Bobette, malgré une mystérieuse lettre de menaces. Il a lu un prospectus vantant les vertus du pays, lorsqu’il est projeté hors de l’avion. Après quelques péripéties, sa chute est amortie par le contenu d’une carriole sur laquelle il tombe…

Cela vous rappelle sûrement quelque chose : cette histoire débute comme une parodie du Sceptre d’Ottokar d’Hergé. Et le palimpseste se poursuit tout au long de l’album : Jérôme, dans le même rôle de Sibylle que Milou, annonce qu’on aura «des embêtements» ; on vivra des aventures dans la montagne, où se trouve une base aéronautique secrète ; l’histoire se termine par une bataille aérienne, suivie d’une remise de décorations honorifiques ; et surtout, l’enjeu de départ est identique : un petit pays où l’autorité morale d’un souverain est menacée, au risque d’entraîner l’effondrement du pouvoir actuel.

Mais très vite, la parodie linéaire de l’aventure de Tintin avorte : Lambique arrive à temps pour la cérémonie dès la vingtième page, l’autorité est préservée : quel enjeu reste-t-il alors à l’aventure ?
En principe, retrouver le monarque légitime, mais une étrange amnésie affecte soudain tous les héros : tout le monde semble oublier le vrai roi et Lambique prend sa place, entamant un vaste chantier de réformes pour accroître le bien être de «son» peuple. Pourquoi cet oubli ? Ou plutôt ce refoulement, est-on tenté de dire, tant sont nombreux les éléments qui nous orientent vers une interprétation psychanalytique ou au moins psychique du récit.
On nous présente par exemple des schémas parodiques montrant le fonctionnement du cerveau de Lambique, et le personnage de l’ombre surtout, un être sans épaisseur qui s’efforce de mettre des bâtons dans les roues de Lambique, semble comme la mauvaise conscience personnifiée de ce refoulement : Lambique ne dit-il pas de lui, une fois qu’il a réussi à le faire prisonnier et l’a emmuré sans vouloir l’écouter, « Jamais sans doute je ne connaîtrai son identité, mais au moins, il ne m’importunera plus » ?

Pourquoi cette curieuse amnésie ? Une première raison, fonctionnelle, est que la rencontre du vrai roi et de son double entraînerait inévitablement la fin de l’histoire. Or il est encore trop tôt, et la temporisation provoquée par cette amnésie permet d’ouvrir un espace où peut se développer une seconde aventure dans l’aventure.
Le pouvoir étant sauf depuis l’apparition de Lambique, l’enjeu peut se déplacer vers une autre de ses facettes : son usage. Et l’histoire va effectivement se transformer pour un temps en une sorte de conte philosophique, une utopie mi-parodique mi-sérieuse qui servira d’expérience de pensée pour suivre les conséquences du progrès scientifique et de son emploi.

Entre Le Sceptre d’Ottokar (1938-1939) et Le semeur de joujoux (1954), les enjeux sociopolitiques ont changé et ce qui menace maintenant la société n’est plus extérieur (une invasion par les nazis) mais intérieur, ou plutôt à la fois intérieur et extérieur : c’est la guerre froide et la bombe atomique, second thème principal de cette histoire, sous un travestissement comique.
La situation de Bazaria est inversée par rapport à celle de la Syldavie : ce sont des généraux félons bazariens qui veulent envahir le pays voisin, cherchent à se procurer la bombe atomique pour s’assurer une victoire totale et finissent par menacer leur pays même.
Est-on ici en Syldavie ou en Bordurie, chez les gentils ou chez les méchants ? La situation est ambiguë, et Lambique lui-même hésite, ne rattrapant par exemple qu’à la dernière minute une bombe qu’il envoyait en représailles et qui aurait tué ses amis sans qu’il ne s’en rende compte.

Ce combat intérieur de Lambique n’est que le premier d’une suite de dilemmes qu’affronteront tour à tour Jérôme, Bob et Bobette, et qui donnent à certains passages des accents cornéliens.
Cette scission intérieure est un prolongement de l’autre thème majeur de l’album, celui du double. Ce thème était déjà présent chez Hergé, mais sous-exploité, comme à l’état latent : c’est un personnage secondaire qui avait un frère jumeau maléfique, le professeur Halambique (sic) : quoi de plus naturel alors que par contagion nominale Lambique lui aussi soit scindé dans cette reprise, mettant le thème du double au centre de l’album ?
On le retrouve en effet à différents niveaux du récit : la scène de combat au sabre de Lambique contre l’ombre (contre lui-même ou contre son double ?) se répète contre le vrai coupable ; Bob et Bobette rencontrent un couple parallèle d’enfants solidiens ; deux trappes servant de cachettes jouent un rôle important dans l’intrigue, dans la base des traîtres et dans la tour.
Mais il y a surtout un autre couple de jumeaux, les deux lutins espiègles mais terriblement dangereux qui personnifient les particules atomiques, Atomas et Neutronos, dont la rencontre, comme celle de Lambique et du roi, entraînerait la fin de l’histoire, mais de façon tragique puisqu’elle provoquerait une colossale explosion provoquant des milliers de morts.

Numa Sadoul faisait déjà remarquer dans la revue Phénix en 1973 que le «thème du double, de l’ombre qui marche» revenait régulièrement chez Vandersteen, et on pourrait être tenté d’en chercher une explication psychologique dans la vie et la personnalité de l’auteur.
Mais dans le récit-même, qu’est ce qui justifie ces dédoublements, ces scissions ? Comme évoqué plus haut, le monde a changé : les choix ne sont plus aussi clairs qu’auparavant, et les réponses plus ambivalentes. Dans cette optique, le statut de la science dans le récit est significatif : Vandersteen nourrit son imaginaire des découvertes scientifiques, réifiées ici avec malice, et les range avec les sortilèges et autres tours de magie dans sa galerie d’effets merveilleux et fantastiques.
Comme Lambique, la science est un «semeur de jouets» magnifiques : mais certains de ces jouets sont dangereux, et seuls l’ombre et le deus ex machina ambulant qu’est Jérôme seront capables d’empêcher une explosion dévastatrice.

Quel rapport alors avoir à cette science à la fois fascinante et redoutable, magnifiquement incarnée dans les irrésistibles jumeaux Atomas et Neutrinos, fantasques autant que mortifères ? Comme le dit l’ombre à propos de Lambique, ses «intentions sont bonnes», mais cela n’est plus suffisant pour manier le progrès scientifique : encore faut-il de la sagesse. Celle-ci semble incarnée par la figure du roi et nous ramener en partie la situation traditionnelle et austère qui prévalait dans le pays avant l’arrivée de Lambique.
Mais déjà il ne manquait pas à ce « paradis » son péché originel : n’était-il pas dépendant déjà de l’énergie mystérieuse de la Tour interdite avant même le début de l’aventure ? Le ver est dans le fruit, Lambique, ce grand enfant, ne veut plus régner et assumer les conséquences de son gouvernement : «J’en ai ras le bol. Qu’ils s’achètent des couronnes et jouent aux petits rois ! Je déclare forfait !».
Il ne reste plus au souverain légitime qu’à reprendre le flambeau, en essayant de trouver une voie médiane entre tradition et progrès pour son peuple. Et ainsi se finit cette étonnante aventure, où une certaine forme d’innocence semble se perdre.

Dossier de en mars 2007