Journal de lecture (mai-juin 2017)
Première partie: Krollebitches (Jean-Christophe Menu, Les Impressions nouvelles), Chroniques cliniques (John Porcellino, L’Employé du moi) et L’Excavation (Max Andersson, L’Association)
Résumé des épisodes précédents : cela revient de plus en plus souvent dans mon travail, à propos de ce qui me touche — même à distance — au sens le plus concret (c’est la peau qui informe, bien avant les viscères), de manière obsessionnelle : dès que je me plonge, plus ou moins vertigineusement, dans telle ou telle écriture (tel ou tel univers où le visuel, le sonore et le verbal travaillent parfois de concert), le temps s’abolit, l’espace se métamorphose. Aucun repère ne reste stable : ça change, les objets bougent et ce sont en premier lieu leurs mouvements qui relancent la pensée (ou plus précisément le désir de lui injecter la plus grande dose possible de liberté). Alors… Même quand on se met en position — corporelle, mentale (comment les dissocier ?) — de concentration extrême ; même quand on scrute tel ou tel détail à la loupe ; même quand on cherche à s’abstraire aussi bien de ce qui nous hante intérieurement que de ce qui nous environne extérieurement, nous sommes projetés dans un monde organisé selon une série non-comptée de constellations où nul objet ne pourra être considéré sans que des liens soient aussitôt tissés — et entretenus — avec d’autres.
Une fois encore, j’ai sous les yeux une petite pile d’ouvrages de bande dessinée dont la lecture ne m’a pas laissé indemne. Comme toujours, dans cette pile, il y en a qui demandent plus de temps que d’autres avant que ne vienne à leur sujet ne serait-ce qu’un mot qui dépasse la vaine banalité (la banale vanité) d’une simple appréciation (dire d’un livre qu’il nous a beaucoup plu n’a de sens que si on veut encourager, et même flatter, qui l’a produit, ce qui ne nous permet guère d’avancer, même s’il est parfois nécessaire de donner des échos — mais les réseaux sociaux, l’e-mail, voire le téléphone, sont faits pour ça). De cette pile, l’essentiel du travail consiste à tracer, une fois celle-ci mise à plat, ce que j’ai nommé (dans les épisodes précédents) des constellations. Donc dessiner des lignes, parfois en pointillés et/ou s’entrecroisant, formant quelque figure ayant le pouvoir de créer des tensions, de renforcer telle ou telle singularité en la confrontant avec d’autres (selon diverses opérations de frottage car il est bien préférable de produire des étincelles que de provoquer des guerres).
Jouer avec les mots peut être moteur d’un essai critique. Je retrouve, en rangeant mon bureau, ces quelques notes que j’avais prises en dérivant à partir du titre du dernier livre de Jean-Christophe Menu, Krollebitches (aux Impressions nouvelles) : K pour Kafka ; Rolle pour Godard ; Roll pour le rock ; Bitch(es) pour le fun (et les Stones — mais, à peine noté ironiquement ce mot, j’entends aussitôt, comme un appel, No Fun des Stooges) ; K-roll pour Lewis (Carroll) ; Lewis pour le « frère ennemi » (selon Stevenson — mais qui, des deux, est le Maître de Ballantrae ?). Accumulant ces propositions, je garde en tête ce que Franquin nommait krollebitches, soit : « petites frisettes », en bruxellois. Ai-je dit quelque chose de ce livre en jouant ainsi avec les mots ? Probablement (mais ce serait à la fois très peu et beaucoup trop). Dire qu’il est recommandé de le lire va de soi — mais qui pourrait en douter parmi les lecteurs de Livret de phamille ? D’ailleurs ne marcheront à fond dans ce livre que ceux qui en font partie (de cette phamille — élargie, recomposée), ne serait-ce qu’en tant que cousins éloignés, ou voisins éclairés. De ce livre de souvenirs même pas en bande dessinée, se dispenser de révéler le contenu et en reconnaître la forme : cette oralité du texte (qui évite ce fameux danger nommé littérature — même si clef, donc ouverture, du jardin des délices –, donc ni « roman d’apprentissage », ni « portrait de l’artiste en jeune chien — ou singe ou tel autre animal autobiographique comme dirait Derrida », sans pour autant éviter l’écriture), altérée par sa transcription sans en atténuer la valeur de témoignage, se conjugue à merveille avec les culs de lampe de l’auteur lui-même et finit par former une « Éprouvette hors les murs ». Dans le temps (du temps où il y en avait encore), j’avais imaginé produire une émission radiophonique plus ou moins régulière qui aurait eu pour titre Déclics et démarches. Deux mots — deux cailloux ramassés sur le terrain vague — pour lancer une vaste enquête invitant des créateurs de tous poils et de tous bords à nous dévoiler ce qui aurait, probablement au plus loin de l’enfance, impulsé leur travail — les aurait rendus différents. Cela n’a jamais été possible, mais il m’arrive parfois de trouver, sous forme livre (comme ici), ou autre, quelque chose qui ressemble à une réponse un peu organisée à ce questionnement (où le questionné serait aussi le questionneur, où l’enregistreur serait aussi le monteur, où le silence trouverait sa place — les culs de lampe, dans Krollebitches, c’est du bruit silencieux, de l’air sculpté qui permet, paradoxalement, de relancer l’enquête sur les frontières poreuses entre l’oral et l’écrit en la déplaçant sur le terrain de la « poésie »).
Menu circule dans l’espace-temps et s’interroge sur cette circulation dans le dernier numéro de Pandora, la revue de Casterman où il publie une sorte de feuilleton en bande dessinée dénommé SOS valises qui me laisse sans voix, tant ces seize pages sont fortes, voire impressionnantes (un livre en sortira probablement un jour et ce sera un grand livre). Que, dans ce numéro 3 de Pandora, Menu cohabite avec Killoffer et David B. (eux aussi en très grande forme) est une formidable nouvelle qu’il serait aberrant de passer sous silence.
1.
Reprise : alchimie verbale — de pile à constellation ? En voici une — construite à partir de cette suite de mots, le blanc le noir la forme l’empreinte le récit :
Chroniques cliniques, du natif de Chicago John Porcellino (traduit de l’américain par Max de Radiguès et Matthias Rozes et publié par L’Employé du moi) est une sorte de catalogue d’états où le corps est en souffrance — catalogue est un vilain mot, quoique parfaitement sadien et pouvant donc être ici repris, tant ironiquement qu’au premier degré — alternant périodes de « détériorations de l’état physique » et moments éphémères de relevailles. Une des possibilités de l’autobiographie est de faire partager ce qui ne va pas, recherchant ainsi l’empathie du lecteur, l’amusant parfois par excès de détails dans ce qui aurait pu — ou dû pour certains — n’être jamais conté car, si le masochisme reste une des choses les plus partageables de la vie commune (car bien mieux accepté — donc pardonné par la société occidentale, encore, voire éternellement, judéo-chrétienne — que son envers), on est jamais loin d’irriter qui doute, non de la sincérité, mais de l’intérêt de mettre à nu ce qui vous rend, peut-être victime (donc à plaindre), mais surtout suspect d’en rajouter pour se faire aimer. Bref, Porcellino déguste, joue de malchance, passe sa vie à se soucier de son corps, et une partie importante de son temps à se faire soigner dans des hôpitaux — là où tout peut arriver, rémission du mal comme erreur de diagnostic le renforçant, libération de l’esprit comme relance de l’anxiété. Ce qui compte (du moins pour un créateur), c’est de donner de la matière à la plume, du grain, non à moudre, mais à faire proliférer, mi-céréale nourricière, mi-mauvaise herbe, dans ce terrain vague commun qui est celui du partage d’expériences.
Ce qui frappe d’abord dans ces chroniques, c’est l’envahissement du blanc. À de très rares exceptions, nul jeu avec le noir (pas le moindre à-plat, et à peine quelques hachures pour figurer la lumière de phares creusant la nuit ; ou quelques pelotes de lignes gribouillées pour symboliser telle ou telle humeur) : tous les personnages sont blancs à la chevelure et au teint clairs (pas le moindre Black, même dans le personnel hospitalier où le Blanc ne cesse d’aller se faire soigner, ce qui ne peut qu’étonner même qui n’a que peu fréquenté les USA). Les quelques pages plus anciennes (datant de 1992-93) publiées en annexe (True Anxiety Comix), envahies (déjà) de mots, griffonnées, comme jetées, noircies sans le moindre repentir, esquissaient la même histoire de manière bien moins « peignée ». Mais cette utilisation quasi-systématique du trait comme contour ne requiert nul remplissage des surfaces par de la couleur. C’est plutôt une convention, peut-être par vœu de pauvreté (mais relevant alors d’une forme de minimalisme ne relevant d’aucune éthique particulière), qui renforce cette « envie de raconter » constamment à l’œuvre. Le dessin ne serait qu’un moyen — un mode pratique d’expression aussi humble qu’artisanal — et non, sinon une fin, disons un vecteur de plaisir partagé (entre l’auteur qui trouverait de la jouissance à tracer des lignes et le lecteur qui se régalerait de la sensualité potentielle de celles-ci). Le trait a ici quelque chose de clinique, justement. Et s’il se met au service de, il ne le fait pas n’importe comment. Alors comment le déchiffrer ? Probablement en se mettant, peu à peu, à en goûter les imperfections quant à sa faculté de représenter. Par exemple : un fil électrique dont le contour est formé de deux lignes qui devraient être absolument parallèles, ou suivre la même courbe, et qui ne le sont — ne le font — pas, tout simplement parce que là n’est pas le problème. Traiter en bande dessinée de la maladie (et pas n’importe laquelle), de l’anxiété qui lui est liée et qui bien souvent la précède, voire l’engendre, suppose de faire des choix. Alors il faut sans cesse trouver des points, des lignes, des narrations d’équilibre entre ce qui échappe ou non à la figuration, entre le visible et l’invisible, le physique et le mental. Chroniques cliniques tente l’impossible : restituer au plus vif ce qui arrive alors qu’on ne peut plus (auto)censurer dans sa totalité ce qui rend le corps plus nu que nu, sans pour autant libérer toutes les pulsions qui s’agitent en nous quand on a tant de mal à faire corps avec son propre corps jusqu’à désirer parfois s’en détacher, jusqu’à devenir « pur esprit » — plus candide, faussement innocent, que réellement immergé dans un « travail de pensée » (réinterrogeant avec inquiétude ce trop fameux cogito ergo sum).
Le blanc, c’est aussi la lumière, et ce livre, s’il n’est traversé par la moindre illumination, est effectivement lumineux. Pouvoir dessiner, et réfléchir sous un ciel radieux, est le projet de vie que cette bande dessinée valorise de manière étonnamment naïve (au point où le doute me saisit, une fois de plus : comment diable est-ce possible ?), mais — et c’est bien là l’essentiel — singulièrement contagieuse.
2.
L’Excavation du suédois Max Andersson (traduit par Kirsi Kinnunen, lettré par Céline Merrien et publié par L’Association) tient aussi de ce qu’on entend par chronique (que l’on caractérisera aussi comme étant clinique, mais dans un sens plutôt deleuzien, cette fois, car il s’agit d’inventer une sorte de langue étrangère dans sa propre langue et d’accorder, musicalement — ce qui ne signifie pas : selon une harmonie « préétablie » — « visions et auditions non-langagières, mais que seul le langage rend possible »). Ce livre, on en avait déjà eu un aperçu, à la fois sublime et faussé, dans une double page du premier numéro de Mon Lapin Quotidien qui en déployait tout un épisode (le premier récit) sur une surface de 41x48cm, donnant à saisir d’un seul coup d’œil 32 « cases » (4x4x2).
Reprise en volume, et augmentée de six autres épisodes s’enchaînant au point d’inciter à dévorer ces 376 pages d’un seul trait, presque sans respirer (ou du moins en retenant son souffle), L’Excavation s’organise selon le principe, quasiment respecté d’un bout à l’autre (mais le regard fureteur décèle déjà une exception), d’une « case » par page (cette fois de format 15x20cm) : une image, intégrant le plus souvent du dialogue, entourée par un liseré blanc, et plus amplement par un cadre fait de petits motifs accumulés qu’on pourra dire « décoratifs » (réserves de blanc dans des marges d’un noir profond qui, au fur et à mesure de la traversée du volume, se raréfieront, au point de quasiment disparaitre).
Comme arraché au noir, le blanc circule par griffures, creusements, réserves donc, parfois soulignées par un trait, un contour (mais non nécessairement fermé). L’encre ne paraît pas déposée, elle semble avoir toujours été naturellement là — d’une nature comme seul l’espace mental peut en révéler la très secrète omniprésence ; et pourtant il ne s’agit, techniquement, ni de manière noire, ni de cliché-verre, ni de carte à gratter. Le blanc, toujours plus lumineux à chaque regard porté sur la surface imprimée (très odorante soit dit en passant, comme toujours, quand la consommation d’encre excède les normes habituelles), éblouit parfois, comme dans les rêves (où l’autre scène est éclairée par des projecteurs que théâtre et cinéma aimeraient bien réinventer dans ce réel diurne et sauvage qui est notre prison au quotidien). On sent le travail de la main, à la fois rageuse et d’une tranquillité inouïe, qui contrôle nuit et jour cet équilibre entre obscuration et illumination (tant sur le plan physique, sensuel, qu’intellectuel), entre dépression et remontée, cauchemar profond et rêve éveillé, en surface, bien plus léger qu’on ne pourrait croire.
Histoires de famille dans un univers concentrationnaire, c’est-à-dire centralisant l’essentiel des hantises qui façonnent un monde en permanente métamorphose où le plus sublime rayonnerait dans la pire décharge qui soit. Une fois de plus, la raison ne peut que vaciller quand les repères sont aussi peu stables, où les chemins ne mènent nulle part ailleurs qu’au plus profond de soi — un « soi » qui s’altère à chaque fois, par hybridation de l’auteur et de cet alter(e)-ego à qui on accorde le nom de lecteur (celui qui a pouvoir de changer, à chaque traversée du livre, le sens incertain qui s’en dégage ; s’il ne le fait, l’épreuve est ratée et tout est à recommencer). Dans L’Excavation, les corps souffrent aussi, parfois durement, parfois de manière presque insensible, comme quand le sexe du garçon se détache telle la queue du Mickey dans un manège et se remet en place, une fois la crainte de la castration dissipée). Aux deux-tiers du livre, on découvre ce dialogue : « – J’y comprends rien. C’est juste des images sans queue ni tête. – Pas du tout ? C’est un langage que j’ai inventé moi-même. – Ça n’a aucun sens. Comment résoudre des mots croisés dans une langue qu’on ne comprend pas ? – Gagner n’est pas le but. » Et ce tout dernier échange : « – Tu y vois quelque chose ? – Non. (…) – Que c’est calme. »
Peut-être cela pourrait-il faire sens de noter la succession des titres des sept épisodes — L’excavation ; L’excursion ; Les spectateurs ; L’exécution ; Le tournage ; La reconstitution ; Le vernissage — et d’en rester là. Quel programme, en effet ! Bel abîme où s’engouffrer corps et âme, tant en spectateur qu’en exécuteur des pensées les plus inavouables. Entre mise en scène, enquête et rendez-vous, L’Excavation se montre irréductible à tout enfermement dans telle ou telle formule prétendument récapitulative de son projet (qui le réduirait à l’état d’objet fixe), alors qu’il s’agirait plutôt d’un reportage, aussi ironique qu’effrayant, aussi malin qu’innocent, aussi libre que formidablement contraint, qui se déroulerait lors d’une nuit portes ouvertes dans la tête de Max Andersson — ou du moins dans la partie de son cerveau qui communique via la main avec le vôtre.
[fin de la première partie. La deuxième portera sur Mort & vif (Jef Hautot / David Prudhomme, Futuropolis), Le Premier bal d’Emma (Sophie Dutertre / Donatien Mary, ed. 2024) et Vies de Marko Turunen (Marco Turunen, FRMK)]
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