La bande dessinée ou la résurgence de l’innommé

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Le château de Montrésor, dans l’Indre, possède une collection privée qui recèle un tableau étonnant. Ce tableau de Bartoloméo Balducci, du XVIe siècle, est de forme allongée, approximativement de 70 cm sur 30 cm environ. Il représente une scène de la mythologie grecque — Apollon amoureux qui poursuit de ses avances la belle Daphné. Ce qui surprend dans ce tableau, c’est qu’il ne s’organise pas autour d’une scène condensant l’histoire mais de deux moments successifs, montrés de la gauche vers la droite, dans le sens de la lecture. La première scène montre Apollon courant après Daphné qui le fuit. Et la seconde scène, Apollon qui saisit à la taille Daphné, laquelle commence à se transformer en laurier (on voit ses bras et ses pieds en cours de métamorphose). Le décor est continu, le regard glisse ainsi facilement d’une scène à l’autre. Il suffirait de rajouter au milieu du tableau une bande blanche qui séparerait les deux scènes pour avoir une véritable bande dessinée moderne.

Cette quasi bande dessinée enthousiasme et trouble à la fois. Elle semble soudain très proche de nous, hormis évidemment le sujet lui-même, et en même temps on se dit qu’on est en train de pêcher par anachronisme, ce n’est qu’un tableau du XVIe siècle. Oui mais non. Les deux scènes sont bien là, reliées entre elles par tous les codes actuels de la bande dessinée, jusqu’au décomposé du mouvement des jambes et des bras des deux personnages. Et comme un clin d’œil supplémentaire, le peintre a rajouté dans un coin, pour chaque scène, un encadré récitatif à la Edgar Jacobs pour en expliciter le sens.

Ce tableau ouvre une nouvelle fois la question de l’origine de la bande dessinée et donc aussi de sa définition. Où commence la bande dessinée ? Et par quoi entend-on « bande dessinée » ?

Certains diront que cette question n’est pas nouvelle — ce qui est vrai. Et c’est pourquoi, on peut dire que la conception de la bande dessinée repose aujourd’hui sur le consensus suivant :

  • d’une part, la bande dessinée est née au XIXe siècle, comme figuration narrative associant le plus souvent (mais pas nécessairement) images et textes, et destinée à être publiée, donc reproduite en grande quantité pour être diffusée et lue, ce qui l’associe à une industrie du divertissement. Elle précède de peu l’émergence même des termes qui vont la désigner dans les différents pays où on va la retrouver — bande dessinée, comics, fumetti, etc.
  • d’autre part, de nombreuses formes de figuration narrative la précèdent, remontant à des époques bien antérieures et sur des supports très variés (parchemin, vitraux, tapisseries, broderies, etc).

Pour résumer ce paradoxe, on pourrait dire en boutade que la bande dessinée est un art récent qui ne date pas d’hier. On serait même tenté de considérer cette capacité à se créer des antécédents comme une caractéristique importante de la bande dessinée. A bien y considérer, c’est quand même une caractéristique étrange…

On pourrait faire le parallèle avec l’histoire du roman. Le roman est également une forme dont l’émergence est historiquement datée. Le roman naît au XVIe siècle, il est lié (comme la bande dessinée) à des conditions de reproductibilité (la naissance de l’imprimerie) et il correspond à une vision du monde qui recentre le monde sur l’être humain. Une œuvre en prose pour dire le prosaïque du monde. Une œuvre chargée de dire le désenchantement du monde via l’enchantement de la fiction.

Comme pour la bande dessinée, si la forme du roman est historiquement datée, de nombreuses formes de récits lui préexistent. Ces formes ont des termes précis pour les désigner : fabliaux, épopées, contes, lais et même le mot « roman » (le roman de Renard) mais dans un autre sens… On peut également les englober dans un terme qui pourrait tous les contenir, le terme de « récit » dont l’étymologie renvoie à la tradition orale, celle de « réciter » (et en oubliant le sens limitatif souvent utilisé aujourd’hui, celui de relater des faits historiques ou biographiques, bref de lier récit et véracité).

Or, à la différence du roman, pour la bande dessinée, il n’existe aucun terme couramment admis pour désigner ces formes qui la précèdent, du moins de façon spécifiques (par exemple, les occurrences de figuration narrative du Moyen Age vont être désignées comme enluminures) et aucun terme qui pourrait les englober toutes. Même le terme utilisé de « figuration narrative » n’est pas satisfaisant, parce qu’il ne renvoie pas précisément à une succession d’images. En fait, la bande dessinée est bien une résurgence de quelque chose qui n’a pas vraiment de nom.

Pourquoi cette absence de mot, de désignation ?

Il se peut que la réponse à cette question se cache dans une autre question, encore plus troublante, plus dérangeante : pourquoi cette forme de récit visuel n’a jamais pris plus d’ampleur ? Pourquoi ce tableau de Balducci reste un épiphénomène ? Pourquoi l’ensemble des peintres ne sont pas allés dans cette direction ?

Je ne suis pas historien de l’art. Je vais donc émettre une hypothèse purement intuitive, destinée à ouvrir le débat. Je constate simplement que, dans l’art occidental, les formes de figuration narrative (avec une succession d’images) abondent au Moyen Age et qu’elles deviennent beaucoup plus rares à partir de la Renaissance (d’où, d’ailleurs, l’originalité du tableau de Balducci). Comme si naissait à la Renaissance une mythification de l’image unique, chargée de tout dire dans son unicité (et la naissance de la perspective y contribue certainement mais sans que cela en soit la cause). Dès lors, la compartimentation de l’image serait devenue en quelque sorte une faute, une faiblesse parce qu’elle montrerait une image non pas toute puissante, mais incomplète et soumise à une donnée extérieure : le Temps. Ce n’est pas un hasard si le thème du tableau de Balducci est celui de la métamorphose (celle de Daphné). Comment dire une métamorphose en une seule image ? La réponse de Balducci nous semble aujourd’hui logique, mais elle a dû paraître sacrilège pour être aussi peu copiée et répétée. D’ailleurs Balducci en a fait non pas un diptyque mais un seul tableau, comme pour souligner qu’il respecte l’unicité de l’image.

Il est même possible que le discrédit dont a souffert la bande dessinée (et qui avait évidemment des origines sociales, du fait de ses supports populaires ou destinés à la jeunesse) ait une origine également plus profonde : elle serait la résurgence d’un paradigme refoulé, celui d’une image qui se fragmente et dit son incomplétude pour chercher à saisir de façon elliptique le Temps.

Telle serait donc mon hypothèse : l’absence de désignation de cette forme globale dont la bande dessinée est la résurgence viendrait d’une iconologie dominante qui aurait refoulé toute fragmentation de l’image pour représenter ou exprimer le Temps…

Dossier de en janvier 2018