La bande dessinée : un art « reproductible » ?

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Dans un long article du numéro 16 de la revue L’Elephant, paru en juillet 2017, Vincent Bernière retrace l’histoire de la bande dessinée et au passage rend hommage au rôle de la revue Dorénavant que nous avions créée dans les années 1980, Barthélémy Schwartz et moi. Il cite les définitions que nous proposions alors, chacun, de la bande dessinée. « Pour le premier, la bande dessinée est « la juxtaposition de deux images ». Pour le second, c’est « la compartimentation de l’espace pour produire un effet de temps » ». Et il ajoute : « Mais il manque à ces définitions un caractère essentiel de l’histoire de la bande dessinée : sa publication au sein d’ouvrage et de journaux. Autrement dit : sa reproductibilité ». A dire vrai, il ne s’agissait pas, au moment où nous posions ces définitions, d’un oubli mais d’un parti pris. Nous avions ainsi élaboré une anthologie de la bande dessinée dans laquelle nous avions glissé des toiles de Klee, Kandinsky, Warhol. Au fond ce que nous proposions, c’était une conception atemporelle de la bande dessinée, une conception qui ne soit pas historiquement et culturellement déterminée mais qui se pose comme un art qui, quel que soit son support, avait toujours existé et continuera probablement à exister. Mais la question mérite d’être à nouveau posée aujourd’hui. Peut-on définir la bande dessinée par sa reproductibilité ?

Une telle conception a sa pertinence. Elle repose sur une conception de la modernité telle que la développait le philosophe Walter Benjamin dans son essai L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée (1935). Si l’on définit la bande dessinée à partir de la forme qui a émergé à partir de Töpffer, voire avant, une telle définition est en apparence indiscutable. La bande dessinée est liée à la publication, comme l’ont montré tous les talentueux travaux d’historiens depuis (Thierry Groensteen, Thierry Smolderen…). Et l’on pourrait nous reprocher à Barthélémy Schwartz et à moi-même d’avoir voulu noyer la spécificité de la bande dessinée dans un ensemble trop vaste, qui recouperait trop de supports différents et finalement ne définirait plus grand-chose…

Et pourtant…

Imaginons qu’on retrouve une planche inédite de Tintin, un projet d’Hergé resté ignoré de tous. Et que la société Moulinsart, avec cette vigilance qui la caractérise, décide d’en interdire toute reproduction. Mais qu’elle permettrait au Musée Hergé de l’exposer. Cette planche qui ne pourrait pas être reproduite mais pourrait être lue de visu ne serait plus de la bande dessinée ?
Certains m’objecteraient alors que ce n’est pas son état mais sa destination originelle, sa productibilité potentielle qui importe. Pour dire les choses autrement, c’est le fait qu’une bande dessinée serait conçue pour être reproduite, qu’elle le soit réellement ou non importerait peu. Le corollaire de cette idée est qu’il n’existerait alors aucune différence entre la planche originelle et la planche reproduite. Mais alors pourquoi faire des expositions de planches originales ? Est-ce juste le plaisir un peu mystique d’approcher le numéro un d’une série infinie ? Ou y a-t-il réellement une différence ?

Pour tous ceux — et j’en fais partie — qui considèrent que, pour les grands auteurs, la planche originelle recèle quelque chose de particulier qui n’a rien de mystique mais qui tient aux nuances du trait du pinceau ou de la plume, aux vibrations de l’encre de Chine, et plus encore dans les planches coloriées par l’auteur, à la qualité des encres ou de l’aquarelle, alors c’est reconnaître — et c’est peut-être le grand refoulé de la bande dessinée — qu’il y a en fait, dans la bande dessinée, à l’origine, une déperdition, aussi minime soit-elle. Certains diront que c’est le prix à payer de sa reproductibilité. Mais il s’agirait alors d’un choix, non d’une définition intrinsèque d’un art. Imaginons qu’un auteur refuse cette déperdition. Qu’il décide de réaliser des planches d’une très grande qualité picturale — recourant à des techniques condamnées à une forte déperdition dans le cas d’une reproduction, comme par exemple le pastel ou l’huile. Et que n’ayant pas besoin de les publier pour gagner de l’argent, il décide de les exposer en libre-accès pour qu’elles puissent être lues. Ses planches ne seraient plus de la bande dessinée ?

Il sortirait certes d’une conception économique de la bande dessinée, il entrerait peut-être dans un autre champ économique qui serait celui du marché de l’art, quand bien même il ne chercherait pas à les vendre, du fait même qu’il protégerait, par son choix, le caractère unique de son œuvre. Mais son œuvre resterait pour autant de la bande dessinée, à partir du moment où il y a compartimentation pour produire un effet de temps.
D’ailleurs, curieusement, une telle conception — parfois critiquée comme trop « intellectuelle » ou « abstraite » — relève en fait d’un certain bon sens populaire : les milliers de visiteurs qui vont voir la tapisserie de Bayeux la considèrent très naturellement comme une bande dessinée. C’est même ainsi que la présente le Guide du Routard, qui n’est pas, que je sache, une revue d’avant-garde. Tout simplement parce que nous avons besoin d’un terme qui renvoie à ce principe très simple de compartimenter l’espace pour créer un effet temporel destiné à permettre un récit visuel.

J’avais proposé à la fin de notre expérience de la revue Dorénavant de concevoir un nouveau terme, pour éviter des débats inutiles et des confusions incessantes. Laisser le terme « bande dessinée » à la forme qui avait émergé au XIXe siècle et est, de fait, liée à la reproductibilité. Et inventer un nouveau mot pour désigner et incarner ce principe anhistorique de compartimentation de l’espace en vue de produire un effet de temps.
Ce mot, je ne suis jamais parvenu à le trouver, aucun de ceux que j’avais mis sur une longue liste ne m’a satisfait. Alors, avec le temps, je me suis habitué à garder le terme un peu engoncé mais doux au toucher et agréable à porter de bande dessinée… Mais je n’oublie pas que, par-delà ce mot ou malgré lui, et malgré tous les fards de la reproduction économique qui cherchent à nous le faire oublier, la bande dessinée conserve une zone irréductible à sa reproductibilité, une zone primaire où elle garde toute la force de sa fraîcheur originelle.

Dossier de en décembre 2017