La « scantrad », une chance pour l’édition

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La « scantrad » est le plus souvent présentée comme faisant partie du grand méchant web. On l’amalgame avec l’expression fourre-tout de « piratage », niant son origine généreuse pour la confondre avec celle du pillage et du profit à tout prix. Au-delà de cette vision caricaturale et orientée, on peut essayer de comprendre et de relativiser ce phénomène d’amateurs touchant principalement les mangas[1], en l’analysant comme étant au centre ou à la superposition de deux axes historiques : celui de l’Internet et celui de la bande dessinée.

Trois repères charnières se dégageraient du premier axe, nous permettant d’ébaucher le paysage de notre analyse :
Tout d’abord la structure du réseau des réseaux qui décuple les pratiques collaboratives et de partage, en leur donnant une dimension planétaire quasi hors du temps et de l’espace géographique.
Ensuite, son émergence dans une sociologie particulière, principalement masculine, plutôt jeune (des collégiens aux jeunes adultes), pétrie d’une culture populaire différente de ses aînés, plus prégnante aussi, marquée notamment par une partie de la culture populaire japonaise.
Enfin, l’impact de l’Internet dans l’imaginaire collectif comme remise en cause des structures habituelles, provoquant une mutation radicale, dont la perception oscille entre l’envie et la peur de changer. Les nouvelles communautés du réseau des réseaux nivellent les rapports, s’opposent à la nature verticale des hiérarchies établies qui, elles-mêmes, les abordent de manière peu nuancée, soit en les magnifiant (promesses économiques inédites, démocratie directe, « progrès » en acte, modernité, etc.), soit en les diabolisant (piratage, pédophilie, extrémismes de tous ordres, absence de contrôle, gratuité, amateurisme, etc.).

Pour notre second axe, celui de l’histoire de la bande dessinée, les repères les plus importants seraient :
En premier lieu le passage dans les dernières décennies, d’un marché de presse à un marché d’album, qui change la nature de la bande dessinée dans son élaboration[2] et dans sa perception[3].
Ensuite, le fait que la bande dessinée en général a généré des communautés de fans ou de « bédéphiles », avec déjà des pratiques de partage et de collaboration, et une sociologie là encore principalement masculine et plutôt jeune.
Enfin, durant les 25 dernières années, la santé économique relative du secteur de la bande dessinée a longtemps occulté une popularité en constant déclin qui, face principalement à la concurrence des divertissements sur écran, ne peut plus la faire percevoir comme un média de masse[4].

Les mangas prennent une importance croissante en occident en même temps que l’Internet. Cette coïncidence va étroitement lier les deux histoires, se cristalliser autour des repères que nous y avons dégagés, accentuant leurs point communs, éclairant ou contrepointant les faiblesses ou les travers de chacune.

La bande dessinée japonaise surgit en France dans un monde éditorial franco-belge alors particulièrement frileux et peu inventif. Elle participe au renouvellement de ce marché en même temps que d’autres vecteurs périphériques : le fanzinat, l’écho de l’effervescence des nouveaux comics, l’émergence d’une édition alternative (L’Association, Amok) et l’action de communautés d’amateurs ou de fans qui s’organisent de manière plus ou moins formelle autour de revues, de manifestations (Autarcic comix organisé par Amok par exemple), voire de librairies[5].

Le manga bénéficie d’une attente importante de la part de toute une génération, la même qui aura l’opportunité de découvrir peu après les nouvelles possibilités infinies de l’Internet grand public. Elle a aussi, à cette époque, une culture relativement forte des écrans, surtout auprès des plus jeunes de ces représentants, via la télévision et les jeux vidéo, deux univers marqués par la culture japonaise.
Le manga arrive sur ce terreau fertile. Il comble ce que néglige alors la bande dessinée : un public jeune, des rythmes de parution rapides, des récits accrocheurs attentifs à leurs lecteurs et à leur goût des écrans, une nouveauté de format et de langage entretenu par la découverte et l’aura de dynamisme exotique et futuriste de la société japonaise. Les mangas deviennent plus ou moins, à ce moment-là, un marqueur générationnel.
La « scantrad » apparaît pour combler des manques éditoriaux, qu’ils soient de l’ordre de la publication (rythmes de sortie), de la traduction et du façonnage[6],  mais aussi de la promotion d’œuvres et d’auteurs inédits, ne se focalisant pas uniquement que sur des succès télévisuels et de leurs thématiques.
Elle arrive sur l’Internet en poursuivant des pratiques « analogiques » de fans qui vont de l’achat d’imports[7] à l’organisation de groupes, voire de clubs informels où l’on partage des informations et des découvertes. En cela la « scantrad » perpétue des caractéristiques propres à ces publics amateurs de bande dessinée que l’Internet va amplifier par ses possibilité techniques et informationnelles, tout en leur donnant une visibilité inédite à laquelle va s’ajouter celle de l’évolution du réseau des réseaux.
Une superposition accentuée par des sociologies comparables à leurs débuts, à l’aura de modernité qui s’attache et au manga et à l’Internet ; mais aussi au problème de contenu, puisque dans la bande dessinée japonaise tous les thèmes sont abordés et que par le web tout devient accessible. L’amalgame sexe, violence, jeune public exposé, censure, etc. devient récurrent pour les deux cas, renforce et entretient leurs liaisons dans l’appréciation commune et les médias généralistes.

Au début des années 2000, le partage massif de fichiers musicaux va ajouter à l’image de la « scantrad » celle de piratage. La chute rapide de l’industrie musicale fait craindre le même sort à toutes les autres, exploitant elles-aussi des contenus d’ordre culturel. D’autant qu’en France, au même moment, les éditeurs commencent à profiter d’un engouement croissant et relativement populaire autour des mangas, qui atteignent des tirages qui, s’ils sont très loin de ceux de leurs homologues nippons, sont proportionnellement inédits en quantité, mais surtout en périodicité et font petit à petit du marché français de bandes dessinées japonaises le deuxième au monde. L’édition de bandes dessinées semblait alors renouer avec ce qui avait fait sa légende dorée et ses succès populaires 35 ans plus tôt.
Au reste, si comparaison n’est pas raison, le coupable aura été désigné globalement comme étant le grand méchant web, l’industrie musicale a forcément été la gentille victime, même si des analyses plus fines ont montré depuis qu’elle a largement contribué à son sort par une mentalité rentière cherchant à bloquer son marché plutôt qu’à accompagner, voire anticiper ses évolutions d’usages.
Avant cette débandade industrielle, celui qui était considéré comme « pirate » en France était celui ou celle qui tirait un profit pécuniaire de copies ou de fac-simile d’objets culturels qu’il ou elle produisait. En étendant cette notion au partage, on voit un monde de l’édition et des productions audiovisuelles, à la fois sur la défensive mais comprenant aussi, comme d’autres dans d’autres secteurs, que cet « âge de l’accès » promis par certains observateur du numérique, pourrait aussi bien être celui des péages. Pour les industries culturelles c’en serait fini, par exemple, du partage et du prêt, ces travers du monde analogique. Désormais, tout ce qui serait vu par un(e) internaute serait payé. Cette vision régressive par rapport à  l’internet proposé à ses débuts, réaliserait enfin le rêve d’un capitalisme rentier en même temps qu’elle réinventerait le minitel, en re-hiérarchisant la structure ouverte du web, en cloisonnant ce nouveau territoire virtuel[8].

Pour justifier une telle vision, ces industries du contenu se sont longtemps posées en défenseurs des auteurs. Ce qui peut laisser songeur quand on voit, du moins pour ce qui est de la bande dessinée, des auteurs manifester il y a encore peu contre la portion congrue qu’on leur réserve dans la commercialisation de leurs œuvres en général.
Avec la même logique de défense, on reproche aussi à la « scantrad » de révéler à l’avance (« spoiler« ) l’intrigue des ouvrages qui vont être publiés et ainsi diminuer de façon notable leurs ventes. Outre qu’il n’y a pas de chiffres précis et rigoureux sur de telles conséquences, ce serait oublier que l’édition de bande dessinée a longtemps fonctionné comme cela, puisque la grande majorité des albums, jusqu’au milieu des années 80, étaient prépubliés dans des revues ou la presse quotidienne. Les « scantraders » reprennent une tradition en quelque sorte, tout en constatant en acte et implicitement le fonctionnement feuilletonnesque originel des mangas, à la source pour certains de leur attrait populaire.
De plus, si les révélations ou la disponibilité d’un contenu en ligne menace à ce point les ventes d’albums, on peut s’étonner que les éditeurs publiant sur papier les blogueurs ou blogueuses parmi les plus connus, ne leur demandent pratiquement jamais de fermer leurs blogs.
Ajoutons que cette curieuse vision d’une œuvre dont l’histoire serait un secret industriel à préserver à tout prix, laisse entendre qu’elle ignore ou imagine impossible les pratiques de relecture ou de feuilletage de sa clientèle, et oublie jusqu’à la signification même du mot « album », qui se définit comme un recueil, sous-entendu ici de ce qui a été publié.

Certains éditeurs avaient bien compris que les mangas pouvaient ramener leur métier vers celui de la presse, celle des revues ou des petits formats. Au début des années 90, Glénat proposait des éditions en kiosque d’Akira ou de Dragon Ball qui précédaient l’édition en albums. Des tentatives de revues (Kaméha par exemple) furent aussi ensuite proposées par l’éditeur grenoblois, ainsi que plus tard par d’autres de ses confrères. Publications mensuelles pour la plupart, toutes furent un échec, car incapables de reproduire la périodicité hebdomadaire des revues japonaises. Elles auraient nécessité des équipes trop importantes, des standards de publication nouveaux, peut-être incompatibles avec les lourdeurs de distribution qui plombent depuis si longtemps la presse en France.

Face à la scantrad, certains ont envisagé une offre légale équivalente. Cette « simulpub » ou « simultrad », peut être une solution viable dans le contexte du cloisonnement du réseau des réseaux et de son accès via des applications validées par les GAFA.
Son échec actuel, ou pour le moins son démarrage laborieux, montre qu’elle ignore la sociologie des communautés de « scantraders », leur aspect majoritairement amateur et désintéressé, et le fait semble-t-il que cette  activité reflète l’âge transitionnel de ses adeptes, qu’elle représente une forme d’apprentissage, de découverte, de passage initiatique et d’une reconnaissance au sein des « teams« . Des aspects non négligeables et peu étudiés qui entrent pourtant en résonance forte avec les thématiques et les héros adolescents des mangas les plus connus. Les difficultés présentées par la langue japonaise (orale ou écrite) accentuent d’autant la force de leur exploit au sein de leur groupe ou des communautés[9].

Cette incompréhension de la part des éditeurs reflète une différence de perception dans la vision du potentiel de l’Internet, peut-être un conflit de génération, mais aussi un manque de recul, un biais dans leurs analyses. La « scantrad » a, comme tout phénomène alors récent et inédit dans sa forme, été analysée sans prendre de hauteur de vue[10], et a fait l’objet d’extrapolations orientées apparaissant aujourd’hui naïves et pifométriques, voire même d’avantage encore depuis que les premiers « scantraders » sont devenu trentenaires, peut-être parents et que la plupart sont passés à autre chose.

Faire des adeptes de la « scantrad » des pirates, c’est les encourager à se comporter comme tels. Au mieux à hacker les fichiers d’éditeurs et s’en faire une gloire auprès de leurs pairs, au pire à les revendre dans les bas-fonds de l’Internet au bénéfice d’une petite entreprise interlope.
Pour l’éditeur la « scantrad » devrait au contraire être perçue comme une chance. La visibilité de ces communautés dynamiques et prescriptives sont des atouts pour repérer et accompagner des modes, voire même essayer de les créer.
L’édition devrait y voir un encouragement à se surpasser, à soigner davantage la fabrication des livres, les rendre toujours plus proches des originaux, travailler directement avec les auteurs, fournir de meilleures traductions pour mieux distinguer les travaux professionnels de ceux amateurs. En bref, la « scantrad » encouragerait à élever au plus haut et au plus près de la demande leurs standards éditoriaux, à créer des objets livres encore plus désirables.

Certes, tout n’est pas rose dans le milieu de la « scantrad ». Elle a aussi son petit lot d’experts auto-déclarés, pratiquant volontiers la « trollerie » de délation auprès de certains éditeurs de mangas par exemple, avec une suffisance proportionnelle à leurs aigreurs de frustrés ne dépassant pas l’audience de leur pratique amateur. Mais dans l’ensemble, la « scantrad » est un moyen remarquable de découvrir la bande dessinée japonaise. Comme source prescriptive, elle peut rendre des œuvres viables à la publication grâce à l’enthousiasme qu’elle a mis à les faire connaître. Certaines équipes pratiquent d’ailleurs une vraie éthique (je pense à Iscariote par exemple), et retirent leurs fichiers dès que ceux-ci s’apprêtent à être publiés par un éditeur.
Pour ces derniers, l’effort sera peut-être de ne plus voir l’Internet comme un moyen de poursuivre et de verrouiller leurs activités sur d’autres supports. Peut-être devront-ils avant tout se penser comme concepteurs de livres, avec une attention poussée au paratextuel en général, pour offrir une expérience de lecture unique, plus riche, plus dense et plus pérenne que sur écran.
L’Internet ne serait plus envisagé comme un concurrent direct mais comme un moyen de vendre des livres, et la « scantrad » comme un outil inédit et gratuit de marketing pour circonscrire les attentes de certaines communautés, anticiper certains marchés, dorénavant majoritairement de niches depuis que le succès des mangas périclite lentement et que leur lectorat ne semble pas se renouveler comme prévu. Elle permettrait peut-être d’accorder une rentabilité plus rapide et des tirages moyens de plus en plus faibles.

Ajoutons que la généralisation d’outils comme les tablettes ou les smartphones/ordiphones limiteront peut-être mécaniquement les phénomènes « de piratage ». Ces écrans demandent peu de connaissances informatiques, et ne permettent pas de faire autant de choses, ou en tout cas avec la même précision et la même latitude, qu’avec un ordinateur individuel[11]. Des limitations qu’accentuent les environnements cloisonnés et leurs applications sélectionnées.

En quinze ans les choses ont donc beaucoup changé. Le marché des mangas est en repli certes mais pas à cause de la « scantrad ». Cette baisse tient davantage à la concurrence d’autres loisirs et à la baisse du nombre de lecteurs de bande dessinée en général. Le cbr et le pdf ne sont donc pas les mp3 de l’édition de bande dessinée.
La « scantrad » est avant tout un pis-aller pour la grande majorité des internautes qui consultent les fichiers que des teams proposent. Elle l’est pour ceux qui n’achèteraient pas de livres mais le consulteraient d’une autre manière (via le prêt d’amis ou en bibliothèque, la lecture dans un magasin, etc.), et pour ceux qui ne trouvent pas les livres qu’ils aimeraient dans les librairies. Pour l’édition de mangas, c’est ce dernier lectorat insatisfait qu’il s’agira de comprendre, voire avec lequel il faudra dialoguer. L’Internet offrira alors toutes ses possibilités, qui deviendront autant de chances inédites.

Notes

  1. Ici nous ne nous intéresserons qu’à la « scantrad » de mangas. Précision faite car ce terme, issu de la contraction des mots « scanner » et « traduction » (on parle aussi de « scanlation »), désigne aussi pour certains la traduction et la mise en ligne de dessins animés japonais qui ne sont pas nécessairement issus de mangas.
  2. Fin de l’idée de feuilleton par exemple.
  3. Le temps de lecture d’un album d’une série, par exemple, semblant inversement proportionnel au temps d’attente entre chaque nouvelle publication. La prépublication échelonnait cette impatience.
  4. Peut-être la bande dessinée a-t-elle cessée d’être un média populaire quand elle n’a plus été ce phénomène de presse qui a duré quasiment 150 ans ?
  5. Sur Paris citons par exemple : Album Comics alors rue Dante, Le regard moderne, Super-héros et Tonkam, respectivement pour l’import des comics, le fanzinat / graphzinat, le soutien aux alternatifs et enfin l’import puis l’édition de mangas.
  6. Fabriquer des mangas était compliqué pour les éditeurs. Fallait-il les publier aux formats européens ? Faire des jaquettes ? Garder les pages couleurs ? Coloriser les pages noir et blanc ? Inverser le sens japonais ? Traduire les onomatopées ? etc.
  7. Au milieu des années 90, même les Fnac proposaient des mangas en v.o. Cela se vendait très bien, principalement les tomes de la série Dragon Ball, auprès d’acheteurs ne lisant pas le japonais, mais déchiffrant les dessins pour essayer de comprendre/voir ce qui arrivait à leurs personnages favoris et ainsi compenser la traduction jugée trop lente des volumes en français.
  8. Des jardins clos (« walled gardens ») qui aujourd’hui sont mis en place petit à petit non pas par les producteurs de contenus, mais par les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) via la promotion d’une informatique dite « en nuage », de l’encouragement à l’usage d’écrans mobiles (des tablettes aux smartphones) et de leurs applications autorisées/validées.
  9. Il n’y a pas, ou alors très peu, de « scantrad » de comics par exemple, puisque tout le monde parle l’anglais et que l’Internet est majoritairement anglo-saxon, du moins en Occident.
  10. Travers accentué par les discours sur le numérique et les hautes technologies. Cela fait plus de 30 ans que l’on parle tous les jours de « révolution numérique » ou « technologique ». Vu sa longévité, il est possible que cette « révolution » soit aujourd’hui complète, ce qui expliquerait une sorte de retour à la case départ sur bien des plans.
  11. A moyen terme tout cela peut être une chance pour la « simulpub ». Notons que le problème d’un standard de publication numérique reste entier face à des tailles d’écrans très diverses et que les fichiers homothétiques des « scantraders » comme des éditeurs, sont très bien mais pour des populations qui ont connu le papier et qui peuvent imaginer leurs écrans comme un livre.
Dossier de en juillet 2015