Recherche-action et doctorat de création en bande dessinée

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Je suis auteur de bande dessinée, éditeur, intervenant régulier depuis quatre ans à l’EESI Angoulême, et chercheur associé au projet de recherche-action Iles. J’ai créé en parallèle de mes études à l’EESI, en 2012, les éditions Rutabaga, structure éditoriale spécialisée dans la publication de bandes dessinées à la manipulation atypique. Ma pratique d’auteur se veut multiple puisqu’en plus de mes récits aux éditions Rutabaga, elle oscille entre scénarisation et supervision de récits transmédiatiques, réalisation de bandes dessinées de reportage, et plus récemment récit jeunesse et bande dessinée numérique.

Avec ce parcours et depuis ce prisme, je termine actuellement une thèse de recherche-création en littérature comparée sous la direction de Lionel Ruffel, à l’Université Paris 8 et financée par le Laboratoire d’excellence en Arts, Labex Arts H2H, depuis 2014. Ma thèse intitulée « Le roman graphique confronté à ses mutations transmédiatiques contemporaines : perspectives narratives et éditoriales » est un travail de recherche et création dans lequel j’implique ma pratique d’auteur de bande dessinée et d’éditeur aux éditions Rutabaga. Cette dernière fait ainsi partie intégrante des mécaniques structurant ma recherche et est un moyen d’exploration et de réponse directe aux problématiques engagées. Quelles caractéristiques, propres à la recherche-création, peuvent s’appliquer à un tel sujet ? Il s’agit pour moi ici, à travers ma recherche de présenter la recherche-création comme un ensemble, qui dépasse la somme de ses parties : allers retours constants en pratique et théorie, intermittence entre point de vue du chercheur et regard d’auteur ; mais aussi comme un processus permettant de conserver une pensée mouvante et en évolution, dans un travail au long cours comme une thèse, durant lequel l’analyse peut tendre à se rigidifier.

La recherche création, un procédé adapté à l’objet même de la recherche

Concrètement d’abord, en utilisant « roman graphique » dans le titre de cette thèse, l’idée est déjà de me placer dans une position critique vis à vis de ce terme. En effet, devenu étiquette vidée de sens, le roman graphique est aussi, à bien des égards, synonyme de paupérisation des auteurs en 2018[1]. J’étudie donc les bouleversements subits par la bande dessinée, à travers le prisme du roman graphique, un type de bande dessinée récent, controversé, parfois considéré comme hybride[2], et en pleine mutation. Le roman graphique me permet ainsi par l’ensemble de ses caractéristiques d’interroger les mutations actuelles agissant dans le champ de la bande dessinée, et particulièrement celles liées à la narration transmédiatique, « processus dans lequel les éléments d’une fiction sont dispersés sur diverses plateformes médiatiques dans le but de créer une expérience de divertissement coordonnée et unifiée »[3]. Le public des récits transmédiatiques doit alors circuler entre les médiums composant le récit et parfois les creuser, en profondeur, pour accéder à la totalité de l’œuvre ; ce qui nécessite parfois un engagement en profondeur. Pour de tels objets, en évolution, aux contours mouvants et à la circulation fluide, une méthodologie elle-même liquide, telle que celle de la recherche-création s’impose. Elle semble d’autant plus nécessaire qu’il s’agit ici d’unir entre eux deux objets a priori très différents : le roman graphique et le récit transmédiatique. Ils possèdent des liens narratifs et économiques forts qu’il s’agit d’identifier, en déjouant les présupposés qui leurs sont attachés[4].

Ainsi, tout d’abord, le roman graphique a permis d’affirmer à un large public la possibilité de développer des récits ambitieux, et de grande ampleur en bande dessinée, permettant avec facilité l’inclusion de la bande dessinée dans les médiums composant les récits transmédiatiques. Narrativement ensuite, dans un modèle idéal, l’un comme l’autre proposent un schéma narratif dans lequel ce n’est plus le récit qui est soumis au support, mais au contraire le support qui s’adapte aux besoins du récit. Pour le roman graphique, la pagination est variable ou plus rarement le format du livre change selon les nécessités du récit. Dans le cas du récit transmédiatique, l’adaptation du support au récit se fait par le choix des médiums impliqués selon leurs apports et leurs caractéristiques ; pour reprendre de nouveau les propos d’Henry Jenkins : « Idéalement, chaque médium apporte sa propre contribution pour le développement de l’histoire » ((Ibid.)). En outre, économiquement, la démarche initiale régissant ces deux objets est similaire : aller chercher le lecteur de bande dessinée sur de nouveaux territoires, tout en le fidélisant. En effet, lorsque Will Eisner appose en 1978 la mention « graphic novel » sur la couverture de A contract with god and other tenement stories ((Will Eisner, A Contract with God and Other Tenement Stories. New York : Baronet, octobre 1978, 192 pages.)), il s’agit de faire entrer — par une énonciation éditoriale forte — la bande dessinée Etats-Unienne dans les librairies généralistes du pays[5]. Dans le cas du récit transmédiatique la convergence des médiums permet de fédérer, autour d’un unique récit, un public venant de différents horizons. Il s’agit donc de dépasser une vision clivante de ces deux objets pour explorer les porosités entre eux. Les exemples de ces porosité sont multiples : possibilité de récit transmédiatique comme œuvre d’auteur, avec le cas de Média Entity[6], mais également porosité au sein de la pratique d’auteurs tels que Bastien Vivès, qui passe avec souplesse de romans graphiques comme Polina ou Le gout du chlore au récit transmédiatique LastMan (composé de la série principale de bandes dessinées, du spin off en bande dessinée LastMan Stories, du jeu vidéo Last Fight et du préquel en série animée Lastman).

Quels gains narratifs apparaissent alors aux auteurs de bande dessinée utilisant des mécaniques propres aux récits transmédiatiques ? Comment utiliser ce modèle narratif un peu prophétique dans lequel le récit n’est plus soumis au support, mais au contraire dans lequel le support s’adapte aux besoins du récit ? Qu’implique pour la narration en bande dessinée l’idée d’un acteur devenu actif et participant ? La création me permet d’enrichir et retourner cette question théorique en deux temps : d’abord en m’appuyant sur mon travail préexistant d’auteur et sur ma démarche éditoriale aux éditions Rutabaga, puis dans un second temps en réinterrogeant l’ensemble de ces acquis, en créant spécifiquement un récit transmédiatique utilisant uniquement les multimodalités de la bande dessinée.

Le premier temps de la recherche création : ma démarche aux éditions Rutabaga, comme héritière de cette confluence

Si le roman graphique, en légitimant le récit de bande dessinée, a permis le développement de cette dernière au sein des récits transmédiatiques, un corollaire existe. Le récit transmédiatique impliquant une bande dessinée a déjà bouleversé en profondeur une partie de la production indépendante, en réactualisant un intérêt pour des formes proposant une manipulation hors des normes du codex. Les exemples sont multiples, depuis les objets Oubapiens, en passant par les productions des éditions Polystyrène, les livres objets des éditions Volumiques, jusqu’à la réactualisation par les éditions Makaka des « bandes dessinées dont vous êtes le héros ».

Les bandes dessinées ainsi créées, tout comme celles proposées aux éditions Rutabaga peuvent être divisées en deux grandes catégories. Les premières invitent à une réexploration de la matérialité du papier, en le pliant, le déchirant. C’est le cas notamment de Relativité d’Audrey Hess (éditions Rutabaga, 2014), livre de forme circulaire à la lecture en hélice infinie, ou encore des livres des éditions Scrollino, ces derniers réactualisant à la fois la lecture du volumen, mais rejouant également physiquement le scroll de la lecture numérique.

D’autre part ces nouvelles formes poussent le lecteur à s’investir différemment dans le livre, parfois physiquement, ou en devant compléter par lui-même une lecture fragmentaire. C’est le cas notamment de Lidocaïne (éditions Rutabaga, 2012). Ce livre traitant du rapport patient-médecin aux urgences — à travers le prisme d’une simple suture — est conçu pour être physiquement à coudre et à découdre par le lecteur, la manipulation faisant écho à la thématique du récit. Il ne prend sens que lorsque les deux lectures du livre s’additionnent, révélant ainsi les différents degrés d’engagement dans le geste de soin. Se rejouent alors les mécaniques attentionnelles de la circulation et du forage décrites par Henri Jenkins et Jason Mittel[7].

Ces deux problématiques — matérialité du papier et degrés d’engagement physique dans l’objet — peuvent être considérées comme des réactions à la multiplicité des médiums impliqués dans les récits transmédiatiques (et en particulier à l’utilisation dans ces récits de la bande dessinée numérique et des jeux vidéos). Il faut cependant considérer également le format de ces objets, petits, courts, fragiles comme un héritage du roman graphique. Cette notion d’héritage peut sembler saugrenue si l’on considère le roman graphique comme indissociable des formes longues et des récits d’ampleur. La filiation est pourtant directe si le roman graphique est abordé avant tout comme une proposition de liberté formelle au service du récit : ici de microformats servant de très courtes expériences de lectures conceptuelles. La filiation est également marquée par la recherche de nouveaux modèles économiques. En effet, l’apparition des nouvelles structures éditoriales proposant ce type d’objet ne peut être décorrélée d’un contexte où la porosité géographique, entre manga japonais, comics états-uniens et bande dessinée franco-belge n’a jamais été aussi forte. Il en est de même de la porosité entre bande dessinée dite commerciale et production indépendante, avec en plus d’une fusion des lignes éditoriales, les mêmes difficultés de rémunération, et une paupérisation grandissante des auteurs, invitant alors au développement de nouvelles stratégies.

Le second temps de la recherche création : de la bande dessinée hors du standard traditionnelle à la bande dessinée « hors les livres »

J’interroge jusqu’alors la bande dessinée au regard de sa conception traditionnelle et par bien des points je m’extraie difficilement d’une vision légitimiste de cette dernière. En créant pour ma recherche Partie(s) de l’Opéra[8], un récit transmédiatique en bande dessinée, déclinant uniquement différentes modalités de la bande dessinée (bande dessinée exposée, bande dessinée numérique exposée, bande dessinée sous la forme codex), je propose d’analyser le dispositif non plus comme renvoyant à la bande dessinée comme genre littéraire, art à part entière ou médium, mais comme dispositif narratif et esthétique spécifique créé pour répondre à de nouveaux enjeux attentionnels, notamment en appliquant à la bande dessinée ce que j’appelle le courant de conscience visuel, procédé trouvant sa source dans le courant de conscience, et le procédé de sape tels que développés par William Faulkner et Virginia Woolf. Ma réflexion s’entame donc sur la bande dessinée comme objet narratif, conçu hors du standard traditionnel — s’attardant sur les avancées, les explorations et les impasses, parfois nécessaires — pour plus généralement penser la bande dessinée « hors les livres »[9].

L’évolution de ma pensée théorique, mais aussi la transformation en profondeur de mon travail d’auteur ne se comprend que par la recherche création. Les constants allers retours entre pratique et théorie exigés par cette dernière sont régis par les deux questions fondamentales : en quoi ma pratique artistique enrichit-elle ma recherche ? Comment cette recherche nourrit-elle mon travail d’auteur ? Mais surtout, se crée un nouvel espace permettant d’embrasser pleinement la double position du chercheur et de l’auteur, régie par des subjectivités et des contextes sociologiques parfois contradictoires. Ces questions sont particulièrement mises en lumière par l’analyse de mon récit Partie(s) de l’Opéra. En effet, s’il arrive à lier la théorie des régimes attentionnels[10] et la mécanique littéraire du courant de conscience visuelle, il se double d’un constat d’échec. Je l’ai en effet créé avec la volonté de dépasser une conception légitimiste de la bande dessinée. Cependant, je dois constater dès l’analyse du cartel de l’exposition que je n’arrive pas à cet objectif, renvoyant dans celui-ci sans cesse à la littérature consacrée, comme à une béquille. Le storytelling de l’échec de ce dépassement des questions de légitimité de la bande dessinée est pourtant producteur de sens, justement par l’acceptation de l’incompatibilité de point de vue sur cette question de l’auteur et du chercheur, mais il montre aussi que la recherche création permet de garder une pensée mouvante et en constante évolution même lors d’une recherche au long cours telle qu’une thèse.

Notes

  1. Tel que l’évoquait Benoit Peeters, lors de l’ouverture d’une table ronde traitant de la paupérisation des auteurs, durant les premières rencontres Nationales de la bande dessinée (CIBDI, Angoulême, 2016). Sous-titrées « crise(s) de la bande dessinée », elles faisaient notamment état des conditions précaires des auteurs de bande dessinée.
  2. Même si cette hybridité supposée est surtout à mon sens le résultat d’une méconnaissance partielle des contours multiples et des richesses de la bande dessinée. A cette méconnaissance est souvent adjointe un discours légitimiste externe, dans lequel la bande dessinée est adossée à la littérature, ce qui n’en ferait pas « une simple bd ».
  3. Henry Jenkins, « La licorne Origami contre-attaque : réflexions plus poussées sur le transmedia story telling ». Revue Terminal n°112, L’Harmattan, Hiver 2012-2013, page 13.
  4. Une vision superficielle fait en effet parfois du roman graphique le paradigme de la bande dessinée d’auteur, et du récit transmédiatique, au contraire, un type de récit associé uniquement aux grandes franchises telles que Star Wars ou Walking Dead.
  5. La bande dessinée n’étant à l’époque, aux Etats Unis, uniquement présente dans les librairies spécialisées et dans la presse. [Thierry Groensteen, « roman graphique », mis en ligne en septembre 2012, sur neuvième art 2.0, la revue en ligne de la cité internationale de la bande dessinée et de l’image, consultable à l’adresse: http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article448, dernière consultation le 15 août 2019.]
  6. Média Entity, créé par le duo d’auteur Emilie et Simon, se décline en bande dessinée numérique disponible sous forme de Turbomedia, de 4 albums de bande dessinée adaptant ce récit aux éditions Delcourt, de jeu de rôle grandeur nature venant compléter le récit, ainsi que d’incursion des personnages du récit sur les réseaux sociaux.
  7. Henry Jenkins, op. cité, page 18.
  8. Partie(s) de l’Opéra est un récit que j’ai créé alors que j’étais artiste en résidence à l’EESI et à Databaz en 2016, avec la participation et l’aide précieuse d’une dizaine d’étudiants de l’EESI volontaires.
  9. Pour reprendre l’expression de P-L Daurès. [Pierre-Laurent Daurès, Enjeux et stratégies de l’exposition de bande dessinée, Mémoire de Master en Bande dessinée, 2011, Mémoire présenté sous la direction de Lambert Barthélémy (Université de Poitiers) et de Thierry Groensteen (EESI)]
  10. Dominique Boullier, « Composition médiatique d’un monde commun à partir du pluralisme des régimes d’attention ». Pierre-Antoine Chardel, Cédric Gossart, Bernard Reber, Conflit des interprétations dans la société de l’information. Ethiques et politiques de l’environnement, Hermès Science, 2012 ; Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, éditions du Seuil, 2014.
Dossier de en novembre 2019