La librairie spécialisée en bandes dessinées

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A l’orée des années 80, les librairies spécialisées telles que nous les connaissons vont commencer à éclore. Certaines vont être créées par des éditeurs (Jacques Glénat), d’autres vont devenir d’éphémères éditeurs (Librairie Temps Futurs), voire être créées pour renflouer une structure éditoriale en faillite (Librairie Impressions à Enghien, créée en 1985 par Sylvain Insergueix après l’échec des éditions Artefact). Cette dernière mise à part, il est à noter que leurs adresses se situent aux alentours des premières librairies d’éditeur. Jacques Glénat ouvre ainsi Rive droite BD au 16, rue Lafayette[1], non loin de la Chaussée-d’Antin, et Temps Futurs ouvre au 8, rue Dante, à deux pas de la librairie Dupuis[2]. La rue Dante va par la suite voir s’ouvrir une multitude de boutiques de bandes dessinées et reste encore aujourd’hui, malgré sa courte longueur, la rue ou l’on trouve le plus de commerces consacrés à l’univers du neuvième art à Paris[3]. En développant ce tropisme, les libraires contemporains semblent vouloir profiter à la fois de la réputation d’anciens points de vente, de la jeunesse du quartier latin et du pouvoir d’achat d’un quartier d’affaires, mais aussi de la proximité parisienne des éditeurs eux-mêmes. Jacques Glénat, quant à lui, rachètera la librairie Dupuis dans la deuxième moitié des années 80 avec l’idée de monter une chaîne de magasins appelée « Librairies d’images ».

En 1981, le Belge Yves Rasquain ouvre une librairie au 6, rue Dante, qu’il baptise Album. Profitant d’un approvisionnement en Belgique, il vend moins cher que ses concurrents et son entreprise devient rapidement florissante. Il ouvre une seconde librairie rue Monsieur-le-Prince et en septembre 1984 rachète la librairie Temps Futurs. Celle-ci possédait un rayon d’imports américains qu’Yves Rasquain va dynamiser au point que le 6, rue Dante, se spécialise dans la vente de comics en version originale à partir de 1986, devenant ainsi la première librairie spécialisée dans une catégorie spécifique de bandes dessinées.
En 1994, Album est revendu à Christophe Le Bel et Jean-Marie Pomarès, qui vont faire de l’enseigne un réseau et une franchise. La même année, ils rachètent les librairies parisiennes de Glénat, dont celle du boulevard saint Germain, mais aussi 22 kiosques Hachette de centres commerciaux. En 2008, Album regroupait 28 librairies autour d’un « concept store » dont l’exemple le plus abouti était la librairie ouverte en 2001 à Bercy village. En 2006, l’enseigne était classée comme la 9e chaîne de librairies, derrière Decitre mais devant Gibert Jeune[4]. C’est la même année qu’Album propose la possibilité de se franchiser. Malheureusement, des problèmes financiers et une discorde entre les deux co-présidents feront s’effondrer en 2009 ce puissant réseau. Une vingtaine de librairies seront fermées. En 2016, Album appartient à Christophe le Bel mais ne forme plus qu’un réseau recentré sur ses librairies parisiennes historiques et une poignée de franchisés.
Christophe Le Bel est aussi à l’origine de la création en 1990 de l’Association des libraires de bandes dessinées (ALBD), qui a lutté pour le respect de la loi Lang par les grandes surfaces culturelles et organisé le Prix des libraires de bandes dessinées remis chaque année. En devenant en 2007 le Groupement des libraires de bandes dessinées (GLBD), cette association est aussi à l’origine du réseau Canal BD. Celui-ci regroupe en 2016 103 librairies spécialisées à travers la France, les DROM et certains pays francophones (la Belgique, le Québec et la Suisse). Comme force de vente, ce réseau peut permettre de négocier des remises avantageuses auprès des fournisseurs à la manière d’une centrale d’achat, mais aussi d’éditer et de distribuer des bimestriels d’information (Canal BD Magazine et Canal BD Mangamag, 700 000 exemplaires en tout distribués chaque année), des catalogues d’éditeurs, ou même de concevoir des productions originales (coffrets, collections spéciales, tirages de luxe, ex-libris, affiches, figurines, etc.).

La volonté de créer des chaînes de librairies, d’abord par Glénat, ensuite par Album, témoigne aussi du fait qu’à partir des années 80 de nombreuses villes de province voient s’ouvrir des librairies spécialisées[5]. Une des plus vieilles, par exemple, est celle de Glénat à Grenoble, ville d’origine de l’éditeur, où se trouve toujours actuellement son siège social. En 2008, Album estimait que pour qu’une de ses franchises soit viable, une surface de 100 m² dans une ville de plus de 50 000 habitants était nécessaire.
Cette multiplication des librairies à partir de cette période montre aussi la mutation de la bande dessinée en phénomène éditorial. En 1992, il sortait environ 500 nouveautés par an et les libraires parlaient déjà de surproduction[6]. Aujourd’hui il en sort dix fois plus[7].

Super-Héros est une autre librairie parisienne importante qui a ouvert en 1983, au 175, rue Saint-Martin, tout près du centre Beaubourg. Cette implantation lui a permis de profiter du public du musée d’art contemporain et de la bibliothèque publique, très fréquentés. Son gérant, Daniel Coyne, est très impliqué dans la défense et la promotion de la bande dessinée à travers, par exemple, le réseau Canal BD, auquel il appartient. Cette librairie s’est, dès ses débuts, démarquée par ses expositions, ses ex-libris en sérigraphie et une mise en avant à l’entrée du magasin des fanzines et des bandes dessinées alternatives, qui en ont fait un lieu privilégié par toute la génération des créateurs dit de « la nouvelle bande dessinée » émergeant dans les années 90.

Notes

  1. Connue par la suite sous le nom Glénat Lafayette. Repris par Album en 1994, elle fermera en 2006 à cause d’un problème de bail.
  2. Temps Futurs a été fondée par Stan Barets (1949-2017) en 1972. D’abord spécialisée dans la littérature de science-fiction, elle s’ouvrira petit à petit à la bande dessinée grâce en particulier au succès du mensuel Métal Hurlant. Son déménagement fin 1979 au 8 rue Dante aura été sa troisième et dernière adresse. La librairie deviendra une enseigne Album en 1985.
  3. Des librairies spécialisées de tous types : ancien, mangas, comics, franco-belge et occasions. Dans ce dernier cas, il s’agit de la librairie Aaapoum bapoum, dont le gérant actuel est Stéphane Beaujean, créateur de la revue Kaboom et en charge depuis de l’organisation du festival d’Angoulême.
  4. Vanhée, Olivier, « Les librairies Album et le réseau Canal BD » in Sorel, Patricia (dir.) et Leblanc, Frédérique (dir.), Histoire de la librairie française, 2008, Paris, Le Cercle de la librairie, 2008, p.624.
  5. Dans une publicité de mars 1988 de la revue Les cahiers de la bande dessinée, la revue Circus se vante d’être distribuée dans 80 librairies spécialisées réparties dans toute la France.
  6. Groensteen, Thierry, « Menaces sur la librairie, entretien avec Yves Rasquain », in Groensteen, Thierry (dir.), Toute la bande dessinée 92, 1993, Paris, Dargaud, 1993, p.86-89.
  7. Ratier, Gilles, « 2015 : l’année de la rationalisation », janvier 2016. <https ://www.acbd.fr/2606/les-bilans-de-l-acbd/2015-lannee-de-la-rationalisation/>, consulté le 28 août 2016.
Dossier de en septembre 2017