Dorénavant a 30 ans

de

Controverse n°4, mai 1986

Cette lettre est moins celle d’un critique que celle d’un auteur. Car il est bien évident que ce n’est pas tant la critique qu’il faut changer que les œuvres elles-mêmes. Mais l’auteur lui-même doit avoir sa réflexion critique : au lieu de se complaire dans les normes existantes, d’approuver le discours général et fortement médiocre que l’on tient sur la bande dessinée, il doit pour affiner son expression, juger ce qui se fait et ce qui s’est fait, découvrir de nouvelles aires inexplorées et pour cela engager une réflexion de fond sur son moyen de création.

Il ne s’agit pas pour moi de mettre au point une nouvelle technique critique, une nouvelle grille déchiffrante qui surpasserait la grille sémiotique ou la grille thématique. Je propose moins une nouvelle lecture qu’une invitation à une nouvelle écriture. Ma position est esthétique : bien loin de prétendre à une certaine objectivité, j’affirme mon ENGAGEMENT pour une conception de la bande dessinée qui me semble source de promesses.

Trois propositions de critique sont envisageable ; une seule mérite le nom de bédécritique.

La première position consiste à dire : « pourquoi donc voulez-vous tout remettre en cause ? Il y a bon nombre de dessinateurs qui dessinent avec plaisir et surtout bon nombre de lecteurs qui lisent avec plaisir. Il est idiot de nier ou de rejeter ce plaisir en fonction de je-ne-sais quels critères abstraits. » Je comprends que l’on prenne plaisir à lire quelque bonne bande dessinée, comme on prend plaisir à voir une émission de variété, un bon téléfilm ou une bonne pièce de boulevard. On passe un bon moment et puis c’est tout : il n’y a pas à tenir de longs discours sur l’émission, sur le film de série B, etc., comme on ne disserte pas sur un bon steak-frites à la sauce au poivre. Si l’on conçoit la bande dessinée ainsi, il n’y a aucune raison, sinon publicitaire, pour qu’il existe un discours critique. Beaucoup de dessinateurs, quand ils entendent le mot « critique », sortent leur revolver : ils ont raison s’il faut voir dans le critique une personne qui passe son temps (et qui est payé pour ça) à dire « c’est bon » (rarement « c’est nul »). Toutefois, certains considèrent que l’expérience de lecture ne peut pas être rapportée qu’à un simple moment agréable et que lire, c’est parfois découvrir un jeu formel riche de sens, c’est-à-dire une succession de formes qui vous parlent par le biais d’une émotion esthétique. Auquel cas il est peut-être utile de chercher à savoir ce que ces formes nous disent dans leur surgissement et dans leur agencement.

Survient alors la deuxième position qui consiste à dire : « oui, la bande dessinée est un art, les dessinateurs des créateurs, leurs œuvres souvent un chef-d’œuvre du genre, etc. » Ce qui implique : des festivals, des trophées, des dossiers sur tel ou tel dessinateur dans certaines revues, des bouquins critiques, etc. On ne se contente plus de dire « c’est bon », mais « c’est génial », et la critique fleurit : les uns conservent le ton chébran tout en criant au génie, les autres plus austères, plus aptes aussi à manier un discours structuré et conceptualisé, se font graves et sérieux. On dissèque les œuvres armé de différents scalpels : sociologique, psychanalytique, sémiologique… Certains éclairages sont parfois intéressants. Mais qu’est-ce que tous ces discours nous apportent véritablement ? Même en prenant les meilleures études critiques qui aient été faites, c’est-à-dire en laissant de côté tous les discours qui sentent le représentant en savonnettes, l’on peut encore se demander si l’appellation de neuvième art est justifiée. Ce n’est pas parce qu’un sociologue ou un psychanalyste met en valeur certaines structures signifiantes que l’œuvre étudiée a une valeur artistique ou même qu’elle est une « œuvre ». On peut très bien dégager des éléments de mythologie paysanne à partir des chansons des colporteurs sans pour autant que celles-ci aient une valeur littéraire. De même pour la bande dessinée : l’étude du mythe du héros dans la bande dessinée américaine ne montre en rien qu’il s’agit là de neuvième art ; sa perspective est extérieure au langage qu’elle étudie et applicable à d’autres langages (cinéma, roman, etc.). Ce qu’il faut que la critique établisse, c’est une approche INHÉRENTE à la bande dessinée.

C’est là la troisième position : elle est de loin la plus difficile à tenir, mais la plus Intéressante et la seule qu’on puisse qualifier de bédécritique. Car elle suppose qu’on se pose en profondeur la question essentielle : « qu’est-ce que la bande dessinée ? ». Cette question tend un piège auquel PAS UN CRITIQUE n’a échappé. Si l’on prend par exemple le QUE SAIS-JE ? sur la bande dessinée, l’auteur s’est empressé en guise de réponse de décrire la bande dessinée existante et passée en dégageant certaines constantes formelles. Ce travail de myope avait déjà été fait avant lui et sera hélas certainement repris et répété après lui. Il n’est pas sans rappeler ceux qui définissaient la poésie comme étant un texte écrit en vers et avec des rimes jusqu’au jour où le poème en prose et le vers libre montrèrent à tous ces myopes alors abasourdis que la poésie était ailleurs et qu’une description ne pourra jamais remplacer une réflexion de fond.

Répondre à cette question ne consiste pas à définir des règles formelles ou des dogmes mais à réfléchir sur les virtualités de la bande dessinée. Qu’est-ce que la bande dessinée ? C’est un espace délimité que l’on compartimente pour donner l’illusion de la représentation d’une durée ; c’est une figuration du temps par un jeu uniquement spatial. Le degré zéro de la bande dessinée serait la représentation d’une durée nulle ou sans mouvement : cela donnerait une planche où toutes les cases seraient identiques. Le degré premier correspondrait à l’introduction d’un changement, qu’il soit progressif ou alternatif.

Il est à remarquer, et c’est essentiel, que la lecture (et par conséquence la création du dessin) n’est pas nécessairement de gauche à droite puisque ce qui définit la bande dessinée, c’est un espace compartimenté, un point c’est tout. Le sens de la compartimentation relève du choix du créateur, rien ne l’oblige à suivre uniquement le sens de lecture imposé par l’imprimerie. Après tout, il existe des tableaux du Moyen-Age où plusieurs moments sont représentés dans un seul tableau et dont le sens de lecture est circulaire. Le tableau de WATTEAU, L’ILE DE CYTHERE, où plusieurs moments de la vie amoureuse d’un même couple sont représentés se lit de la droite vers la gauche. Le dessinateur pourrait très bien jouer avec plusieurs sens de lecture possibles, comme on lit un poème également verticalement pour mieux apprécier les fils secrets qui relient les mots qui se font écho.

Ainsi notre définition, par un retour à une essentialité, rejette toutes les conventions et révèle les extraordinaires possibilités de ce nouveau langage, qui s’ouvrent devant nous.

Cette ouverture est salutaire ; car pour qui vient de la littérature, du cinéma, de la peinture, la bande dessinée apparaît comme se complaisant dans une médiocrité généralisée parfois puante et malsaine (voir les cris d’alarme lancés lors du festival d’Angoulême 1985). Cette médiocrité s’explique aisément : la plupart des dessinateurs ont considéré et considèrent encore comme étant l’être de la bande dessinée ce qui n’est que conventions accumulées au cours des décennies. Nous n’avons qu’à confronter notre définition simple, essentielle, épurée de toute convention et ce qui se fait aujourd’hui en bande dessinée : la compartimentation de l’espace correspond en fait à une succession de cases illustrant un moment donné d’une histoire. On pourrait très bien aligner les cases les unes après les autres sur un mur sans que cela change grand chose car l’espace de la planche ne joue aucun rôle formel donc aucun rôle de signification. La seule chose qui fait sens dans la bande dessinée d’hier et d’aujourd’hui c’est le lien narratif qui relie une case à l’autre : ce lien n’est pas formel, il n’est qu’une convention de narration héritée du cinéma (et de son aspect linéaire puisqu’il s’inscrit dans le temps) ce qui fait que la plupart des bandes dessinées ne sont que des storyboards (on appelle ainsi le scénario d’un film traduit en succession d’images dessinées représentant chaque plan du film afin de préparer le travail du metteur en scène). Cette forme en storyboards a pu être l’expression de la bande dessinée à un moment donné de son histoire et certains auteurs comme HERGÉ ont su l’exploiter à fond, l’amenant ainsi à une certaine apothéose… Si HERGÉ a transcendé cette forme en créant un univers qui lui était propre (de même que RACINE avait pu transcender la forme pourtant très dogmatises de la tragédie classique par une vision du monde qui épousait très bien le moule classique), la forme en storyboards n’est plus aujourd’hui qu’un tas de conventions : elle ne peut plus être porteuse de sens et elle est d’autant plus pauvre qu’elle n’utilise que très faiblement les potentialités d’une compartimentation d’un espace en images locales : aucun jeu sur la compartimentation, aucune fantaisie dans les rapports entre les images, aucune prise en compte de l’espace global, etc.

Il ne peut donc y avoir de véritable bédécritique sans une remise en cause de tout ce qui se fait aujourd’hui. Pour que cette critique ait sa raison d’être il faut qu’elle suive et poursuive les grandes lignes que j’ai tracées ici :
– Une réflexion de fond sur la bande dessinée hors de toute convention (la bande dessinée est une figuration du temps par un jeu spatial, etc.).
– Une étude de la forme storyboards comme étant l’UNE des formes possibles et surtout une forme pauvre et désormais conventionnelle et dépassée (étude de cette forme comme forme historique).
– Une critique négative sans complaisance de toutes les productions qui s’efforcent à faire perdurer ces conventions.

Balthazar Kaplan

Dossier de en décembre 2015