Liseuses et bandes dessinées
Aujourd’hui encore, la lecture se confond avec le livre et le papier, faisant oublier que cette connivence fusionnelle ne tient qu’à des raisons d’usage, de confort et de structures économiques qui n’ont rien de pérenne.
Le livre fut un des premiers objets à être vendu sur Internet,[1] reste le produit culturel le plus vendu en France par le e-commerce,[2] représente encore un tiers du chiffre d’affaire d’Amazon,[3] mais est le dernier à être proposé sous forme numérique.
Les livres numérisés existent certes depuis une dizaine d’années maintenant, sont offerts ou proposés à la vente sous divers formats, mais devant être lus par l’intermédiaire d’un écran d’ordinateur ou d’un appareil mobile, ils n’ont jamais véritablement pu offrir un confort de lecture aussi optimal que le livre : fatigues oculaires induites par la brillance des écrans[4] ou leur taille,[5] poids de l’appareils, lenteur de la navigation, etc.
Depuis peu les choses ont changé, les liseuses[6] proposées pallient enfin aux défauts de leurs glorieux ancêtres de la fin des années 90-début 2000, et s’affirment comme des objets légers, maniables, autonomes tout en rencontrant un succès pour beaucoup inattendu auprès d’un public divers.
Leur point fort est de ne plus offrir un écran rétro-éclairé mais une surface de lecture en papier électronique. [7] Celui-ci offre un contraste équivalent au papier normal, réfléchit la lumière et peut être lu dans les mêmes conditions extrêmes d’angle ou de luminosité.
Sa stabilité et sa consommation d’énergie sont elles aussi très satisfaisantes, puisque cette dernière ne se fait que pour l’affichage d’un page, qui, une fois fait, peut rester stable plusieurs milliers d’heures sans devoir être rechargée ou réaffichée.
Autonomie, confort, ce qui distingue dorénavant une liseuse de tout autre support tient plus au contenu qu’a autre chose.
La taille de la surface de lecture en papier électronique des différents modèles proposés actuellement est grosso modo la même, l’équivalent d’un livre de poche. Le premier modèle avec e-paper fut le Librié de Sony commercialisé au Japon en 2004. Mais il faut attendre 2006, toujours avec le même constructeur mais cette fois-ci sur le marché américain, pour que le succès soit au rendez-vous. Rebaptisé Sony reader, 10,000 exemplaires en furent écoulés en quelques jours. La mise en vente du Cybook de Bookteen en Novembre 2007 connut la même rupture et le Kindle d’Amazon mis en vente avec fracas[8] fin Novembre fut épuisé en moins de six heures. L’échec de Sony sur le marché japonais tient à l’existence d’un marché du livre numérisé conséquent et dynamique qui se base sur les téléphones portables — un phénomène qui ne semble pas exportable d’après certains experts, et dont le succès tiendrait pour eux aux particularités de l’écriture nipponne.
Le modèle économique de ces principaux constructeurs est celui de l’iPod, i.e. concevoir un objet à la mode[9] et proposer un site de téléchargement.
Sony proposait un catalogue de 10,000 livres numérisés, Amazon en propose désormais neuf fois plus, profitant de sa numérisation de livres entamée en 2004 pour mettre au point une «recherche au cœur» sur son site de vente. Amazon tire aussi les leçons du marché japonais, puisque ses Kindle utilisent le réseau des mobiles pour accéder à son site de téléchargement Amazon WhisperNet. On peut donc se connecter partout, sans devoir chercher un hotspot Wi-Fi.
L’autre intelligence du libraire on-line est de jouer sur deux points supplémentaire : d’abord casser les prix de ses livres (-50 % par rapport à une librairie off-line, contre -20 % pour Sony) et d’offrir pour un abonnement modique un accès à différents journaux parmi les plus importants (New York Times, Le Monde…).
Ensuite, de jouer la carte communautaire en donnant une possibilité d’auto-publication à tous, par l’intermédiaire du logiciel Digital Text Platform qui transforme tout fichier Word en livre numérisé pouvant être mise en vente sur le site WhisperNet par exemple.
Et la bande dessinée dans tous ça me direz-vous ?
Elle est pour l’instant relativement, absente pour des raisons qui tiennent au format des liseuses,[10] aux fonctions affichées[11] et au public visé.
A ma connaissance seul un fabriquant chinois (Jinke), un japonais (Panasonic) et un français (Bookteen/Cybook) ont communiqué sur la possibilité de lire des bandes dessinées sur leurs lecteurs. A chaque fois, c’était en montrant une planche tirée d’un manga, ce qui est plutôt bien pensé d’un point de vue communicationnel puisque les mangas sont majoritairement en noir et blanc, au format poche, qu’ils sont devenus un quasi langage international, qu’ils témoignent d’une certaine modernité par les sujets auxquels ont les associe volontiers, qu’ils sont le reflet «aurique» dynamique de la jeunesse qui les lit, etc.
Pour le cas de Panasonic visant uniquement le marché japonais, c’est aussi un moyen d’afficher une liseuse qui ne peut s’imposer que par ce qui manque au téléphones portables : une taille d’écran confortable pour lire des images. [12]
Ajoutons qu’accéder à certaines séries à rallonge de plus de 50 volumes par l’intermédiaire d’une liseuse est un moyen très intéressant pour ne pas crouler sous les livres, surtout si la spéculation immobilière rend hypothétique toute possibilité d’agrandir son espace vital.
Les liseuses semblent donc déjà un bel outil pour lire des manga de manières satisfaisantes. Pour les comics ou les albums européens, un format d’e-paper plus grand et la possibilité de la couleur semble encore nécessaire pour arriver à la même satisfaction.[13]
C’est peut-être ce délai hélas assimilé comme un sursis par la plupart des acteurs du neuvième art qui fait que personne n’a véritablement évoqué l’émergence de tels objets pour lire des bandes dessinées.
Les liseuses, comme les lecteurs de mp3 en leur temps, ne mettent pas en danger la création et les créateurs, mais la chaîne qui les relit aux lecteurs : éditeurs, diffuseurs et libraires.
La relation créateurs/lecteurs sera directe ou par une médiation simple, limitée à un seul élément comme le préfigure déjà le site Amazon WhisperNet. L’accès au créateur ou au médiateur officiel garantissant aussi un fichier original, c’est-à-dire non annoté, non modifié, etc. Plus le contenu d’un livre numérique est modifiable, plus il sera intéressant d’aller directement à la source ou à une source certifiée, de payer pour sa garantie «d’originalité».
L’émergence des liseuses permet aussi de supposer une autre forme de commercialisation basée moins sur la possession que sur l’usage, du fait même de l’immatérialité des produits proposés. Une possession qui n’aurait plus lieu d’être à partir du moment où tout serait disponible à tout moment et de n’importe où, à un prix dérisoire ou par abonnement.[14]
Là encore le marché japonais est intéressant, puisque beaucoup des livres téléchargés pour être lus sur des mobiles le sont uniquement pour quelques semaines, voire moins. Une attitude facilitée, peut-être, par le fait que des boutiques de location de manga, par exemple, existent depuis longtemps.
Tout cela ne se fera pas du jour au lendemain bien évidement. La presse[15] et les ouvrages utilitaires semblent, dans un premier temps, ceux ayant le plus à gagner de l’apparition de tels outils de lecture. Livres Hebdo, dans un numéro de Novembre, expliquait par exemple tout l’intérêt qu’il y aurait à numériser les livres scolaires. Les élèves n’auraient plus qu’une liseuse dans leur cartable, à la fois livre et ardoise multimédia. En l’espace d’une génération, lire une bande dessinée sur une liseuse pourrait alors devenir plus naturel que d’ouvrir un album.
Pour en savoir plus :
– Lorenzo Soccavo : Gutemberg 2.0, M21.
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Notes
- Alapage a même vendu des livres dès la fin des années 80 sur le minitel.
- Pour l’année 2006, avec une part de 39 %, contre 37 % pour les vidéos, 13 % pour la musique, 11 % pour les logiciels. Source GFK/Fevad 2007.
- Selon Livres Hebdo les deux tiers du chiffre d’affaire d’Amazon sont réalisés par les produit culturels, mais reste très flou sur la répartition des recettes entre livre, CD et DVD.
- Un écran projette la lumière, le papier la réfléchit et peut être lu sous tous les angles.
- Reproche fait au écrans de téléphones portables ou autres objets mobiles.
- Aucun terme n’est arrêté pour l’instant en ce qui concerne ces objets. Amazon aurait communiqué sur celui de «Liseuse» que je trouve intéressant, puisque ces objets sont des moyens de lire des livres qui ont cette particularité d’être numérisés. Ils ne sont pas des livres donc, mais bien plutôt une bibliothèque portative. Livre électronique («ebook») est donc impropre de ce point de vue. On parle aussi de livrel, de baladolivre, de lyber, de tablettes de lectures, etc.
- Il existe plusieurs variétés de papier électronique, celui généralement exploité sur ces machines est à base d’encre électronique (e-ink).
- Le Kindle fit l’objet d’une grande messe de présentation le 19 Novembre, jour de sa mise en vente et Jeff Bezos, PDG d’Amazon, fît la couverture du Newsweek du 26 Novembre dernier, pour un article de Steven Levy intitulé «Books Aren’t Dead. (They’re Just Going Digital.)»
- D’où ce blanc qui habille le kindle.
- Elles sont aussi toutes proposées avec un e-paper en noir et blanc pour l’instant.
- Possibilité d’annotation, la présence de dictionnaires, etc.
- Le modèle de Panasonic utilise un e-paper de type LCD couleur de 5,6 pouces, mais qui a toute les caractéristiques du e-paper à base d’e-ink, souplesse, minceur, et absence de rétro-éclairage.
- Pour les albums européens, je pense au «48CC». Mais il est évident que des albums de la collection «Shampooing» chez Delcourt par exemple, sont parfaitement adaptés aux liseuses actuelles, d’autant que beaucoup de ces bandes dessinées ont été conçues dans le cadre de blogs BD et qu’elles sont donc aussi pensées en fonction d’une visibilité sur écran.
- Un peu comme l’eau et l’électricité par exemple.
- Les Echos se sont associés avec l’entreprise Néerlandaise IRex (filiale de Philips) pour offrir une liseuse Iliad à tout abonnement à sa version numérique (cf. ici).

Super contenu ! Continuez votre bon travail!