Médiagénie et perspectives obliques ascensionnelles

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De cette année 2005 en phase terminale nous nous souviendrons moins d’une production majoritairement fardée sans goût et à bon compte pour cacher la fatigue, que de nouvelles velléités éditoriales touchant des acteurs habitués à d’autres choses voire à tout autre chose et surtout pas à cette «autre bande dessinée» qui nous motive. Car c’est bien elle, celle autrement désignée comme indépendante, voire comme «Nouvelle», qui est visée, qui est imitée mais pour l’instant rarement égalée.
La question est donc pourquoi autant d’éditeurs s’intéressent-ils à cette bande dessinée ?

Il faut d’abord distinguer deux sortes d’éditeurs : les premiers viennent de secteurs totalement étrangers à la bande dessinée (comme Gallimard, Actes Sud, Grasset, Denoël ou Hachette[1] ) ; les seconds sont des éditeurs spécialisés dans la bande dessinée mais qui ne s’intéressaient habituellement qu’aux genres dit populaires (Soleil avec Futuropolis ou Albin Michel[2] ).
Le mouvement des premiers est relativement inédit si l’on excepte les tentatives de Flammarion à la fin des années 80 où celles d’Actes Sud en 1995.[3]
Le second est l’aboutissement d’un mouvement de fond commencé avec le Seuil au milieu des années 90 et qui s’est poursuivi tout au long de la décade avec des étapes importantes comme la création de la collection «écritures» chez Casterman. Le fait que cette année, Soleil (dernier des grands éditeurs à s’y intéresser et celui que l’on attendait le moins sur ce marché) réutilise avec la même ambition le nom de Futuropolis, éditeur considéré par les acteurs même de la bande dessinée «indépendante» comme le précurseur de leurs démarches, amène symboliquement cette tendance éditoriale à son acmé.

Au-delà des simples appétences commerciales et des perspectives obliques ascensionnelles (espérées allant s’accentuant) qui s’y greffent, ces deux mouvements de troupes ont des motivations sensiblement différentes.
Les premiers viennent à cette «autre bande dessinée» parce qu’elle se rapproche de la littérature par ses motivations thématiques et/ou artistiques, par ses tirages et dans une certaine mesure par son public.[4]
Les deuxièmes viennent principalement à cette autre bande dessinée pour des questions de «médiagénie»,[5] de visibilité médiatique. Car pour qui n’entend parler du neuvième art que dans les suppléments, articles et reportages de la fin janvier, on remarque que depuis quelques années on parle moins de «séries cultes» que d’auteurs de bandes dessinées (Satrapi, Larcenet, par exemple).
Deux évènements récents viennent montrer l’importance de ce changement et confirmer l’aspect charnière de l’année 2005.
Le premier concerne le nouvel Astérix, qui, pour la première fois dans les médias, a été majoritairement considéré comme franchement mauvais. Mine de rien c’est une petite révolution, car depuis des décennies le nouvel Astérix est un marronnier médiatique un peu comme le Beaujolais Nouveau avec son éternel «arrière-goût de fraise et de banane».
L’autre évènement marquant est le numéro 2915 de Télérama.[6] Joann Sfar y est portraituré en couverture, saisi ébauchant un trait avec une lampe de poche à la manière d’une célèbre photographie de Picasso. Avec une accroche digne d’un bon vieux slogan de constructeur de voiture félin sur les bords «qui n’en voulait» aussi, ce dossier de 4 pages essentiellement composé d’un long et très intéressant entretien, s’intéresse moins aux personnages de «bédé» qu’à la démarche de leur créateur, son rapport au monde, ses antécédents biographique, etc. Pour la première fois, à ma connaissance, un auteur de bande dessinée est montré à la une d’une revue culturelle importante en temps que créateur et artiste à part entière du neuvième art.
Les médias commencent donc, peut être, à comprendre que l’intérêt d’une «bédé» tient moins à son succès qu’à son intérêt artistique et que depuis peu l’un n’empêche pas forcément l’autre. Ce n’est pas non plus entièrement gagné car cette prise de conscience ne touche pas les médias les plus populaires en termes d’audience, mais constatons au moins ce progrès.
En utilisant Futuropolis, c’est principalement cette visibilité que veut acquérir Soleil,[7] même si, il ne faut pas le nier non plus, les tirages moyens de la bande dessinée qualifiée de populaire baissent (surtout pour les premiers albums) et ont tendance à rejoindre ceux des bandes dessinées dites «indé»[8] ce qui, par conséquent, rend leur niche toute aussi intéressante.

Tout cela n’est évidement pas sans danger pour ceux qui ont travaillé à l’émergence de cette bande dessinée d’auteur depuis plus de 15 ans. La plupart des éditeurs nouvellement arrivés reprennent des valeurs confirmées (Hachette, Soleil-Futuro) ou traduisent des valeurs confirmées en leur pays (Actes Sud).[9] L’investissement éditorial n’est donc pas celui de la découverte et de la grande prise de danger, surtout dans le premier cas.
Cette augmentation de l’offre peut aussi noyer un marché dont on ignore beaucoup de choses finalement, mais surtout donner moins de visibilité aux éditeurs «indés» originels — moins de médiagénie — et ainsi accentuer leur fragilité structurelle.
C’est ce que soulignait Plates-bandes de J.-C. Menu,[10] livre d’un des acteurs les plus lucide du neuvième art, mais qui fut, malheureusement, d’abord évoqué dans le cadre d’une polémique à deux balles (mais très médiagénique) lui faisant payer 20 ans de franchise, d’humour caustique, de préférences vestimentaires et de convictions absolues dans sa vision de la bande dessinée.
Cette crainte d’une bande dessinée rentière et poseuse touchant dorénavant «l’autre bande dessinée» en se faisant l’arbre qui cache la forêt, est pourtant partagée par d’autres éditeurs comme Frémok.[11]

Ce qui fera la différence c’est le public, l’information du public, les auteurs et le renouvellement de tout ce joli monde. Là encore J.-C. Menu l’avait très bien souligné dans Plates-bandes.
Malheureusement le ciel n’est pas d’une limpidité bleutée au dessus de tous ces paramètres. Le public et son renouvellement sont encore une inconnue ; l’information sur la «bédé» est comme d’habitude, majoritairement publicitaire et sans contenu, dressée à tirer la langue et à remuer la queue en se préparant à jouer à la baballe. Quant aux auteurs, ils sont fragilisés par des tirages moyens ne cessant de baisser et vivent de plus en plus rarement directement de leur passion. Ajoutons que dans le cas des auteurs dit «indés» il y en a peu finalement nés autour ou après 80, surtout comparativement à la scène alternative nord américaine, voire plus localement, par rapport à ceux se bousculant sur la scène à grands coups de couleurs texturées et de filtres pyrotechniques sous Photoshop pour sortir un premier album de Sci-Fi ou de Fantasy chez Soleil ou Delcourt.

Ces inquiétudes marquent-elle la fin d’un «âge d’or» ?
Même si l’on s’entendait clairement sur cette étrange notion, il est heureusement impossible de le dire.
Le plus important reste que rien n’est encore joué et que, finalement, grande nouveauté, les discours sur la bande dessinée (qu’ils soient d’historiens, de lecteurs ou d’auteurs, qu’ils soient écris, filmés ou en bande dessinée, qu’ils soient théoriques, critiques, historiques, etc…) vont avoir un rôle beaucoup plus important et une revue servant d’espace à ces discours autonomes devenir un véritable enjeu.[12]

En attendant un tel lieu contentons-nous de ceux plus petits éparpillés sur la toile dont, nous l’espérons ami lecteur, lectrice mon amour, du9 n’est pas le moindre ni le plus inconfortable pour pouvoir consacrer une partie de son temps à la bande dessinée.

Notes

  1. Si l’on met à part pour ce dernier, la distribution des Astérix récupérée après le fameux procès Dargaud vs Uderzo.
  2. Albin Michel a en projet une collection de bande dessinée d’auteur, dont les prémices seraient À la lettre près de Pomes édité en début d’année. Comme rien n’est simple il est bon de rappeler qu’Albin Michel fut quasi précurseur en 1992 en publiant L’homme à sa fenêtre de Mattotti.
  3. Flammarion, à la suite du succès du premier volume de Maus de Spiegelman (1987) publia Le Journal de Jules Renard lu par Fred (1988), et L’arène noire (1990) de Got.
    Actes Sud publia le Kafka de R. Crumb et Z. Mairowitz (1996) et l’adaptation de La cité de verre de Paul Auster par Mazzucchelli (1995).
    Notons qu’à l’époque, la notion de «roman bd» ou autre dérivé conceptuel traînait chez la plupart des éditeurs. Aujourd’hui cette idée est dépassée et largement oubliée, car en ces temps de félicité totale, bande dessinée n’est plus fatalement égale à album-moyen-format-cartonné-de-48-pages…
  4. Un public plus diversifié, plus féminin, et surtout moins ado et strictement masculin. Ici, il ne s’agit pas tel quel du public motivé par la bande dessinée d’auteur et de ses avancées. C’est le public plus large qui, dernièrement, a acheté Marjane Satrapi, Emmanuel Guibert, Manu Larcenet, Riad Sattouf ou Joann Sfar que nous évoquons. Est-ce un public occasionnel ou un public désormais vraiment intéressé par la bande dessinée d’auteur ? Pour l’instant on manque encore de recul pour pouvoir vraiment le préciser.
  5. La «médiagénie» est aux médias en général ce que la photogénie ou la cinégénie sont respectivement à la photo et au cinéma. Un auteur ou un ouvrage «médiagénique» est un auteur ou un ouvrage qui passe bien dans et auprès des médias en général.
  6. «La griffe Joann Sfar» in Télérama n°2915, daté du 26 novembre au 2 décembre 2005, pp. 10 à 16.
  7. Notons deux autres points dans le cas de Soleil :
    1) que cette envie de «médiagénie» peut être provoquée en créant le média. Ce que fit l’année dernière l’éditeur Toulonnais, avec son (lamentable) magazine people sur la bande dessinée.
    2) Que Mourad Boudjellal veut clairement devenir le premier éditeur de bande dessinée francophone et que dans cette logique d’expansion éditoriale horizontale, l’acquisition de Futuropolis est, toujours de ce point de vue, une affaire cohérente et très intelligemment menée.
  8. C’est surtout la bande dessinée populaire s’adressant aux ados et aux jeunes adultes qui semble perdre le plus. Ce public est désormais normé à d’autres codes graphiques, narratifs, voire même d’autres rythmes de parution (dans le cas des manga traduites). D’où la multiplication d’albums s’inspirant graphiquement de la manga et la tendance au travail en équipe pour fournir les mangeoires.
    Ajoutons l’esthétique généralisée oscillant entre les codes des films spectaculaires et ceux des jeux vidéos, et c’est tout un standard qui se met/s’est mis en place. Une bande dessinée qui se rapproche de l’anime book dans son rendu et qui perdure dans cette longue mouvance (motivée par la frustration) faisant de la bande dessinée un cinéma de papier.
  9. Argument à modérer puisque toute traduction offre une bonne part de danger et de découverte, surtout si ce pays n’est pas un des deux prescripteurs mondiaux en matières culturelles que sont les Etats-Unis et le Japon. Actes Sud a fait découvrir Gibli et la bande dessinée israélienne par exemple.
  10. Jean-Christophe Menu : Plates-bandes, Paris, L’Association, collection «Eprouvette», janvier 2005.
  11. Thierry Bellefroid : Les éditeurs de bandes dessinées, Niffle, collection «Professions», 2005.
  12. L’Association aurait un projet allant dans se sens. Cf. aussi partie 1 de la note 6.
Dossier de en décembre 2005