Petits Papiers

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«La BD aussi fait sa rentrée» annonce Alain Beuve-Méry dans [Le Monde des Livres->
http://www.lemonde.fr/livres/article/2008/09/04/la-bd-aussi-fait-sa-rentree10912763260.html] du 5 septembre, un peu comme s’il venait de découvrir l’existence d’une forme de vie inconnue et extraterrestre. Dans cet article, le journaliste s’empresse donc de répondre à toutes les interrogations. Il ne s’agit évidemment pas là de l’observer en tant que telle mais bien de la jauger et de l’évaluer afin de voir qui, des terriens ou des martiens, est le plus fort.

«Une “autre” rentrée est désormais visible» nous met-il en garde, en agitant frénétiquement des nombres : «1 500 nouveaux titres de bandes dessinées paraissent d’ici à la fin octobre, soit le tiers de la production annuelle, ce qui constitue un record (la rentrée littéraire ne représente “que” 676 nouveautés cette année).» Ces chiffres provenant du rapport annuel de Gilles Ratier, membre de l’Association des Critiques de Bandes Dessinées (ACBD),[1] c’est à lui qu’Alain Beuve-Méry en laisse l’interprétation. «Les éditeurs font un effort pour marquer la rentrée» nous explique le spécialiste, au cas où le lecteur ne l’aurait pas déjà compris… Pourquoi donc Alain Beuve-Méry a-t-il eu recours à un « spécialiste » ?
Le journaliste du Monde avait pourtant traité de la rentrée littéraire le 29 août dernier dans les mêmes pages, y allant de son commentaire sur la surproduction. Il notait ainsi au sujet de la diminution du nombre de sorties que «si le réalisme prévaut chez les éditeurs, c’est qu’il apparaît plus facile et efficace de défendre un à trois titres dans le cadre d’une rentrée littéraire chargée qu’une douzaine d’ouvrages dont bon nombre ne feront qu’un tour rapide sur les tables des librairies, avant de disparaître.» Remarque judicieuse sur la rentrée littéraire qui ne s’applique curieusement plus d’emblée lorsqu’il s’agit de bande dessinée. Il s’agit pourtant de la même période (septembre), du même phénomène (production massive) et, inévitablement, des mêmes conséquences (visibilité réduite des nouveaux livres sur les tables de librairies, multiplications des retours des livres a l’éditeur, saturation de l’espace par les plus gros éditeurs et tutti quanti).
Mais Alain Beuve-Méry va aborder ce problème différemment car cette forme de vie est avant tout extraterrestre : elle ne lui est pas totalement inconnue, mais elle lui semble trop différente. C’est définitivement une «autre» rentrée. La conséquence principale de cette appréhension est la démission du journaliste dans l’écriture de son article. Celle-ci se manifeste de deux façons : l’accumulation d’informations d’une part et la tribune offerte à la presse spécialisée d’autre part.

Commençons par examiner les problèmes que pose la prépondérance de l’information brute. Alain Beuve-Méry distingue deux facettes de la rentrée de la bande dessinée, il écrit ainsi «cette évolution va dans deux directions : les sorties de mastodontes et les BD dites d’auteur.» Pour preuve, le lot d’informations qui suit : «Le Sens de la vie (Titeuf) est le plus gros tirage de l’édition française (1,8 million annoncé) […] Parmi les autres poids lourds attendus, on trouve notamment des nouveaux albums de Lucky Luke (500 000 exemplaires), Largo Winch (450 000), Thorgal (300 000), XIII Mystery, Lanfeust des Etoiles (250 000), mais aussi […]». Bref, il y a effectivement ici présence de mastodontes…
Qu’en est-il alors de la «BD dite d’auteur» ? Re-lot d’informations : «Futuropolis […] présente cinq titres littéraires à la rentrée, parmi lesquels Super Spy, de Matt Kindt ou Les Invisibles, de Jean Harambat. […] Dans cette veine sont notamment prévus Johnny Cash de Kleist (Dargaud), Le Roi des mouches de Mezzo et Pirus (Casterman), Welcome to America de Pierre Druilhe (Ego comme X), Tamara Drewe de Posy Simmonds (Denoël Graphic), Shutter Island de Christian de Metter (Rivages/ Casterman/noir), Le Petit Christian t.2 de Blutch L’Association), etc. » (Ouf ! On y est !)
Qu’est-ce qui distingue, dans cette avalanche de titres, le «mastodonte» de la «BD dite d’auteur» ? Réponse : rien hormis le complément d’information choisi par le journaliste : dans le premier cas le tirage, dans le second le nom de l’auteur. Ces informations respectives permettent à Alain Beuve-Méry de ne pas s’avancer sur le terrain de la critique (qui demanderait un engagement de sa part) : grâce à elles, il classe chaque livre dans une catégorie sans se justifier davantage. Bien commode, convenons-en : «dans la même veine» se côtoient les adaptations de polar Rivages/Casterman/noir, le biomic (biographic comic) sur Johnny Cash et le deuxième volet de l’autobiographie de Blutch.
En réalité, pour faire ce partage, il aurait fallu interroger la notion d’auteur : quelle est la différence entre l’œuvre de Van Hamme et celle Blutch puisque, dans les faits, tous deux sont auteurs ? Afin d’éluder ce problème, le journaliste choisit tout simplement de rejeter l’existence avérée d’auteurs au sein de cette forme de vie : une bande dessinée ne peut être que «dite d’auteur». Ce qui le dédouane du même coup de ne pas faire le «lien avec la rentrée littéraire»… La forme de vie extraterrestre n’a toujours pas prouvé son intelligence.

Mais supérieure en nombre, il convient d’interroger un autre spécialiste pour mieux la comprendre. C’est «Frédéric Bosser, libraire et rédacteur de la revue dBD» qui vient a la rescousse du profane cette fois : «Les éditeurs jouent avec le feu. Vu l’abondance de titres, cela va faire des morts» nous éclaire-t-il. Ah ? Le spécialiste semble donc dire que, finalement, la surproduction en bande dessinée pourrait avoir des conséquences similaires à celles qui s’appliquent déjà en littérature ? Il semblerait puisque «près de 800 maisons existent, mais toutes ne percent pas. […] Concentration de l’économie de la BD sur les quatre derniers mois de l’année […] Le premier semestre 2008 a été médiocre. Fin juin, le marché était en recul de 8 % […] Forte augmentation du nombre d’ouvrages retournés par les libraires aux éditeurs, et qui sont le plus souvent pilonnés.»
Mais non ; ne nous méprenons pas, la forme de vie extraterrestre a une différence de taille : «l’impact des retours est plus lourd en BD qu’en littérature générale, car l’investissement initial est aussi plus élevé (album cartonné, dessin, couleur).» La bande est avant tout dessinée mais aussi cartonnée et colorisée, nous rappellent les «spécialistes», contribuant à propager une image bien particulière de la bande dessinée. Vous espériez en lisant un article du Monde avoir une vision différente de celle largement diffusée par les revues spécialisées ? Que nenni puisque les mêmes voix mènent la danse.
La sentence est sans appel ; il faut produire plus : «Pour gagner de l’argent, les éditeurs doivent augmenter les tirages, accroissant la prise de risque en cas d’échec commercial.» La bande dessinée est bien une forme de vie extraterrestre dont les enjeux sont tout autres que ceux de la littérature.

Quels sont-ils alors (toujours selon Alain Beuve-Méry) ? Vous l’aurez peut-être deviné, ils se trouvent sur le terrain de la «reconnaissance culturelle». C’est pour elle que la bande dessinée se bat, et, surtout, produit toujours plus ! «Un livre acheté sur huit est un album. En bibliothèque, c’est un ouvrage emprunté sur cinq. La BD apparaît comme le livre le plus convivial, le seul qui rassemble toutes les générations» avance le journaliste qui écrit déjà victoire.
C’est pourtant réduire à bien peu de choses la reconnaissance culturelle que de l’assimiler a un succès commercial. Peut-on dire que Titeuf a acquit une légitimité culturelle sous prétexte que c’est un best-seller ? Lorsque Scott McCloud aborde le thème de la reconnaissance culturelle,[2] il évoque des problèmes autrement plus délicats que celui du succès commercial. Outre le système scolaire (notamment les universités) et les musées, la presse est désignée par Scott McCloud comme une des autorités qui peut (et doit) contribuer a une véritable reconnaissance culturelle.
Or, Alain Beuve-Méry fait le choix de conclure son article par cette citation maladroite de Claude de Saint-Vincent (directeur général de Média-Participations) : «Il y a trente ans, on disait “pose ta BD, prends un livre.” Aujourd’hui, face à l’apparition de nouveaux concurrents pour la lecture, comme les consoles de jeux ou les téléphones portables, la BD est devenue un allié.» Quelle image de la bande dessinée véhicule donc cette conclusion ? D’une part, celle d’un concurrent à la lecture (un vieux en plus !), d’autre part celle d’un moindre mal, donc d’un mal quand même.
Cette dernière phrase qui dessert formidablement la thèse du journaliste a le mérite d’illustrer parfaitement l’idée qu’il se fait de cette forme de vie extraterrestre. Non seulement Alain Beuve-Méry nous fait le portrait d’une forme d’expression dont les deux seules aspirations paraissent être le succès commercial et la reconnaissance culturelle, mais c’est en plus plein d’entrain qu’il les déclare comme accomplies. L’article, lui, dit le contraire.

Notes

  1. Laquelle association sur son site, trouve cet article excellent, au même titre, sans doute, que l’ensemble des «très nombreuses nouveautés» qui déferlent dans les librairies…
  2. Réinventer la bande dessinée, Vertige Graphic, 2002.
Dossier de en octobre 2008