Petits Papiers

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Ces «auteurs de BD» sont décidément de grands enfants ! «Comme toujours (ils) arboraient leurs plus beaux pulls et jeans noirs, tout en sirotant du chocolat chaud» écrivait Léna Lutaud dans Le Figaro du 28 octobre dernier pour nous donner un aperçu de «l’ambiance conviviale» qui régnait à l’hôtel particulier de Luc Besson lors de la conférence de presse annonçant son association aux éditions Glénat. C’est d’ailleurs sûrement parce que les américains sont aussi de grands enfants et que Luc Besson est le plus américain des réalisateurs français que ce rapprochement est aussi naturel et, osons le dire, «bon enfant».
Quoique…
Ce n’est pas tout à fait ce que l’on comprend à la lecture de cet article tout de même intitulé «La BD, nouvelle mine d’or du cinéma». Le titre semble bien indiquer que des manoeuvres économiques étrangères aux intrigues de cour de récréation sous-tendaient cette rencontre d’enfants mal dégrossis mais Léna Lutaud ne savait pas trop comment aborder cet événement à la frontière entre la «bédé» et le cinéma et c’est donc le discours rapporté qui domine largement son texte. Dommage, il y avait pourtant de quoi réagir à ce rapprochement avec la bande dessinée opéré par l’homme de cinéma multi-casquettes.
Dès la première citation de Luc Besson, on attendrait de la journaliste d’opinion qu’elle en exprime une : «Quand je lis vos BD, je me surprends à les voir bouger. La bande dessinée est un réservoir d’images extraordinaire». Une contradiction significative surgit pour qui se penche un tant soi peu sur cette phrase : pourquoi le producteur qui admet voir les bandes dessinées bouger[1] désire-t-il donc les adapter au cinéma (du grec kín ?ma qui signifie «mouvement») ? La formule de «réservoir d’images» qu’il emploie nous donne la réponse : à ses yeux la bande dessinée est inférieure au cinéma, elle est une étape qui précède le film : le story-board.

Cette vision est liée à une conception très étroite qui considère toute bande dessinée comme un story-board. Pourtant, dans ses «soixante-treize notes sur la bande dessinée»,[2] Barthélémy Schwartz aborde ce problème à plusieurs reprises : «le story-board n’est qu’une des formes de la narration en bande dessinée», «parce qu’il n’est qu’une série d’images cinématographiques figées, il n’est pas encore de la bande dessinée, mais du cinéma non articulé». Au regard de ces considérations, il est intéressant de constater que le premier film issu de la collaboration entre Glénat et Besson «sera adapté de la BD des Enchaînés, un thriller américain où divers personnages doivent se tuer les uns les autres en échange d’un million de dollars.» Ce choix est révélateur puisque cette série qui se déroule aux États-Unis présente typiquement un découpage de story-board. Paradoxalement, il donne donc raison à la fois à Luc Besson et à Barthélémy Schwartz qui estime qu’une «bande dessinée qui n’est que la bande dessinée d’un film à réaliser n’est qu’un story-board.» De ce point de vue, il peut effectivement y avoir rencontre entre des auteurs qui conçoivent leurs bandes dessinées comme un story-board et des producteurs qui voient ces bandes dessinées comme leur story-board.
C’est en tout cas sur cette base que Luc Besson a fondé sa collaboration avec Glénat puisqu’il dénombre trois fonctions principales à celle-ci : «représenter le catalogue de Glénat, produire des films et acquérir les droits audiovisuels d’autres bandes dessinées.» La journaliste du Figaro remarque à ce propos qu’il ne fait «nul doute que Luc Besson a détecté plusieurs pépites dans les 5 000 titres de son nouvel associé», effleurant ainsi la question de la plus-value que Besson espère dégager de ce partenariat. Il n’est d’ailleurs pas le premier à avoir envisagé la bande dessinée comme un pont vers l’Eldorado d’Hollywood puisque c’est en faisant ce même pari que Fabrice Giger[3] avait investi dans Les Humanoïdes Associés en 1989. Dans un entretien avec Thierry Bellefroid,[4] il raconte ainsi avoir décidé de ne «conserver au catalogue que des titres pour lesquels nous avions tous les droits — audiovisuels, merchandising, traduction, etc. J’étais déjà certain que les auteurs de bande dessinée étaient à la fois metteurs en scène, écrivains ou story-boarders, et qu’ils déborderaient forcément un jour de leur discipline.» Il n’a jamais démordu et a poursuivi sur cette lancée en fondant Humanoids Publishing en 2000. À la question «Hollywood, jusqu’à présent, c’est le vieux rêve frustré de la bande dessinée franco-belge. D’après vous cela peut changer ?», il répondait en 2005 : «en tout cas, je me suis rendu compte qu’il y avait moyen de jeter les ponts entre l’industrie du cinéma et nos auteurs […] Concrètement, le volet le plus important de mes activités à États-Unis consistait à mettre nos livres au contact de l’industrie du cinéma, en commençant par Hollywood.» Au mois de mai dernier, il annonçait sur son blog le redressement judiciaire des Humanoïdes Associés

Luc Besson, conscient de la difficulté de vendre ces story-boards à des studios américains («vendre les droits d’une ou deux BD à d’autres studios comme Warner ou Universal, ce serait formidable»), ne s’expose pas à cette déconvenue puisqu’il dispose de sa propre société de production et de distribution : Europacorp. Plutôt que le marché américain c’est d’ailleurs sans doute plutôt le marché français qu’il vise par ces manoeuvres. Preuve en est du film Michel Vaillant ou encore de ce que Léna Lutaud qualifie de «soutien à la jeune maison d’édition Septième Choc» ; rien d’autre qu’une participation active d’Europacorp au capital de cette maison qui se dit elle-même tournée vers une «thématique urbaine» (entendre «banlieues»). Le site de Septième Choc annonce ainsi qu’une «de ses forces est de faire lire les scénarios des auteurs par le comité de lecture d’Europacorp, pool de professionnels spécialistes de l’écriture présents pour pointer les éventuels défauts techniques d’une histoire». Signalons enfin que c’est ce même éditeur qui a publié la bande dessinée Taxi adaptée du film (produit par Europacorp). De là à dire que chacun n’est que le produit dérivé de l’autre, il n’y a qu’un pas que nous n’oserons pas franchir… Léna Lutaud non plus puisqu’elle écrit simplement : «cette politique d’acquisitions de droits de BD […] n’a qu’un seul but : écrire des scénarios en piochant dans un énorme réservoir d’histoires de qualité avec des héros déjà connus. Une façon de limiter les risques [d’] échecs cuisants.»[5]

Les échecs financiers sans doute, mais qu’en est-il des échecs artistiques ? Cette question n’est pas sans rappeler cette précision de magnat du cinéma ainsi rapportée par la journaliste : «très soucieux de séduire les auteurs de Glénat, il ajoute aussitôt qu’il fera “très attention à ce qu’ils ne se fassent plus dépouiller. Les studios qui se servent uniquement de certains personnages, une fois les droits acquis, c’est fini !”» Là encore, il faut bien entendre la connotation économique du verbe «dépouiller». On parle d’argent plus que d’idées, et Luc Besson pense à Jerry Siegel et Joe Schuster ou Bob Kane (les créateurs respectifs de Superman et Batman) plutôt qu’à Alan Moore. Le scénariste de From Hell, The League of Extraordinary Gentlemen, Constantine, V for Vendetta et Watchmen, lui, n’a jamais été victime de «dépouillement économique» mais davantage de «dépouillement moral». Les adaptations hollywoodiennes de ces bandes dessinées sont si éloignées des œuvres originales que leur créateur a décidé de ne pas toucher les droits qui lui reviennent. Afin de ne pas cautionner ce qu’il considère comme une véritable trahison de son travail, Alan Moore refuse également que son nom apparaisse au générique de ces films. Dans un entretien récent, il explique pourquoi il considère que les meilleures bandes dessinées ne peuvent profiter d’une adaptation au cinéma : le dispositif immense qu’il nécessite ne peut envisager avec finesse une création aussi individuelle que la bande dessinée. À cet égard, il apparaîtrait presque qu’une bande dessinée serait d’autant plus intéressante que le médium et ce qu’il sert à raconter soient indéfectiblement liés, trop parfaitement adaptés l’un à l’autre. Federico Fellini disait ainsi : «les bandes dessinées qui m’intéressent le plus sont celles qui ressemblent le moins possible au cinéma, parce qu’elles ne pourraient y être transposées.»

Ce n’est pourtant pas la conclusion à laquelle nous invite Léna Lutaud qui s’est trop abritée derrière l’information. À trop rapporter de propos sans les commenter, la journaliste devient porte-voix, relayant le communiqué de presse de Luc Besson à une audience plus large. Le «mégaphone» apporte ainsi une caution à l’idée selon laquelle la bande dessinée est un médium non-abouti, tout au plus un brouillon pour le cinéma… Plutôt que de discuter cette position, la conclusion de l’article réitère les arguments qui l’ont conduit : «Si l’on additionne les 6,8 millions d’entrées d’Astérix et les Jeux olympiques à ceux de Batman, le chevalier noir, d’Iron Man, de L’Incroyable Hulk et d’Hancock, ce sont quinze millions de Français qui sont allés voir en France, cette année, un film tiré d’une BD.» En fait, si le cinéma apparaît être l’instance de légitimation de la bande dessinée, c’est surtout parce qu’il touche plus de monde et rapporte davantage ; on repense au début de l’article dépeignant les auteurs de BD en pulls et jeans dans la cour de l’hôtel particulier parisien : il s’agit bien avant tout de faire de l’argent…
On trépigne donc d’impatience en attendant la sortie de Largo Winch au cinéma car, au moins, lui il est riche et il rapporte énormément. Ce n’est pas pour rien qu’au Figaro ils ont aimé.[6] On a hâte, on a hâte !

Notes

  1. Le processus cognitif qui permet de connecter deux cases successives dans l’espace comme successives dans le temps fonctionne chez lui (pour une explication plus détaillée voir Scott McCloud, L’art invisible, Delcourt).
  2. Barthélémy Schwartz, «Soixante-treize notes sur la bande dessinée», in L’éprouvette n°2, L’Association.
  3. Qui commente d’ailleurs lui-même brièvement cet article du Figaro sur son blog.
  4. Thierry Bellefroid, Les éditeurs de bande dessinée, Éditions Niffle.
  5. Propos rapporté par Francis Lacassin dans Pour un 9e art, la bande dessinée (1971) et repris dans les «Soixante-treize notes sur la bande dessinée» de Barthélémy Schwartz.
  6. Cf. ici et .
Dossier de en novembre 2008