À propos de quelques (ré)éditions récentes

de

Bottaro, Pepito vol.2, Cornélius. Hariton Pushwagner, Soft City, Inculte. Guido Buzzelli, Œuvres 1, Les Cahiers Dessinés.

1. Ouverture

Les nouveautés continuent de tomber, parfois comme des fruits mûrs, souvent comme des feuilles mortes. Il faudrait prendre le temps d’en recenser les plus belles — on s’y emploiera, mais en ce début d’année, ce sont quelques rééditions, particulièrement bienvenues, qui captent en premier lieu notre attention.

Rééditions ? À peine ce mot lancé, un doute saisit celui qui l’a pourtant frappé comme allant de soi sur le clavier. Convient-il vraiment pour qualifier les ouvrages dont il va être question ? Par exemple, le Volume 2 de Pepito que Cornélius a publié en septembre dernier (soit un peu plus de cinq ans après la sortie du premier) est tout sauf une « réédition », même si l’intégralité du matériel proposé (ces 12 histoires palpitantes) avait déjà été publié çà et là (aussi bien dans ces fameux « fascicules crapoteux » parus à la fin des années 50 et tout au long des années 60 que dans la belle anthologie Futuropolis de 1982 qui eut si peu de succès en librairie ce qui n’a pas empêché ses rares acquéreurs de la ranger au meilleur endroit de leur bibliothèque). La somptuosité de cette édition Cornélius vient de ce que tout (ou presque) a été repensé de A à Z : non seulement le choix des épisodes (préservant le très correct lettrage de la traduction d’origine), leur mise en ordre, leur accompagnement par une précieuse introduction de l’éditeur ; mais aussi celui de les publier, soit en noir et blanc, soit en bi ou quadrichromie — manière de penser post-futuro, mais avec un savoir-faire technique et des moyens qu’il y a quasiment quarante ans Florence Cestac et Étienne Robial ne pouvaient avoir à disposition. Rien n’est trop beau pour Pepito, même si (ou plutôt, paradoxalement : parce que) son succès public n’est plus qu’un souvenir. Bottaro éclate enfin comme l’auteur qu’il a toujours été : intemporel — ses personnages apparaissant toujours d’une incomparable fraîcheur, comme vêtus de neuf, c’est-à-dire immuables (non assujettis au vieillissement), même si sempiternellement remis en scène, sans que jamais ne nous soit imposé tel ou tel artifice lié aux appétences de l’air du temps, par la grâce d’un trait bien accordé à une imagination intarissable. Le vieux fond de nostalgie réveillé par les retrouvailles avec cette lecture d’enfance est fort heureusement mis en sourdine par ce travail d’édition particulièrement créatif, qui va donc bien au-delà de l’acte mécanique de réédition. Du coup, qui a lu jadis Pepito Magazine n’a finalement que très peu d’avance sur qui aborde plus ou moins innocemment Las Ananas ou l’île aux Surprises aujourd’hui.

Parmi les fruits les plus goûteux tombés sur les étals des librairies en l’an 2017, il y eut ce qui n’aurait pu être qu’une simple redécouverte et qui, en fait, est une première : Soft City de Hariton Pushwagner, publié par les éditions Inculte, dans une traduction de Jérôme Schmidt, avec une préface de Chris Ware et une postface de Martin Herbert. Encore une affaire d’apparition/disparition qui projette cet ouvrage en bonne place dans cette hantologie que tout lecteur ne cesse de construire (et de déconstruire). Nous découvrons soudainement quelque chose qui revient de loin, les planches de Soft City ayant mystérieusement disparu peu après leur achèvement en 1975, pour ne réapparaître qu’en 2002. Ware parle, dès l’incipit de son texte introductif, de miracle. D’abord, celui de la survie d’un corps fait d’encre et de papier que l’on croyait, sinon déjà devenu poussière, disons perdu dans les limbes : celui d’une bande dessinée produite par un artiste norvégien inconnu des « incultes » que, pour la plupart, nous sommes ; ensuite, celui d’une forme « qui arrive à transcrire une vision désenchantée et unique qui ne ressemble à aucune autre. » Échappant à tout genre, même si certains seraient tentés de la raccorder à tel ou tel (rêve éveillé, projection futuriste, etc.), « cette histoire aura mis quarante années avant de devenir réelle à nos yeux. » Et c’est au fond cela l’essentiel : ce surgissement d’un réel — que l’on peut toucher, saisir par tous les sens et pas seulement par le regard, que l’on ne peut comprendre qu’en se frottant, de signe à signe, à une énigme que, par désir de laisser les choses les plus ouvertes possibles, on préférerait peut-être ne jamais résoudre. Il serait trop facile de réduire cet essai en bande dessinée à une fable, forcément datée, ce que Chris Ware évite à merveille notant que « ce qui est le plus étonnant, finalement, c’est que quarante ans plus tard, ce livre est toujours aussi révolutionnaire. » C’est pourquoi ce qui aurait pu n’être qu’une réédition nous apparaît clairement comme une projection du pur présent, donc dotée de la force vitale d’une authentique nouveauté.

Plus banalement, il y a aussi nécessité, pour les éditeurs, de remettre régulièrement dans le circuit des livres épuisés qu’une demande pressante conduit à réimprimer, le plus souvent, à l’identique. Ou presque. Il est intéressant de constater (par exemple) que dans le dernier bulletin d’information de L’Association (Les nouvelles nouvelles de l’hydre), deux rééditions sont annoncées de la même manière que les nouveautés, sous prétexte de menus changements (une préface des auteurs pour Safari monseigneur de Ruppert et Mulot ; une nouvelle couverture pour Le portrait d’Edmond Baudoin). Il arrive que les plus viscéralement obsédés d’entre les passionnés (les membres du club des bédéphiles en voie de radicalisation) rachètent certains livres dont ils possèdent déjà une édition pourtant plus que correcte par la vertu d’un simple détail inédit. Je songe aux Aventures d’Hergé de Bocquet, Fromental & Stanislas qui ne cessent, à chaque réédition, d’offrir un petit plus : de quelques esquisses à une histoire inédite en deux ou quatre pages rendant désespérément incomplètes les versions antérieures. On se souvient qu’un auteur comme Joost Swarte s’applique à redessiner en partie les couvertures de ses livres à chaque nouvelle publication (ou quasiment). Ceux qui leur sont accros (on les comprend) ont quelques soucis à se faire côté porte-monnaie si cette affaire se prolonge éternellement…

Les livres qui nous ont traversés (je ne parle pas de ceux qui se sont contentés de nous faire passer un bon moment) sont hantés par quelque chose qui maintient nos sens en éveil : les lisant, les relisant, nous ne pénétrons pas un musée, nous ne remontons pas le temps de manière rétrograde, nous recevons ce qu’ils dégagent (ce qui donc nous retraverse) au présent (où la mémoire aurait cependant encore son mot à dire, mais désencombrée de cette épaisseur de vernis que fixe en elle la nostalgie, du moins dans sa version la plus conservatrice). Il y a certes la question des repentirs qui conduit parfois à des conflits stériles entre auteurs soucieux d’améliorer ce qui, de leur production plus ou moins lointaine, leur semble inabouti, et éditeurs animés par l’idée de reproduire les choses au plus près de l’original, se contentant parfois d’un simple nettoyage des films ou des fichiers, refusant de toucher au contenu sous prétexte qu’il serait parfait. On sait que le courant n’est pas passé, du moins dans un premier temps, entre Masse et L’Association, car l’auteur d’On m’appelle l’avalanche voulait profiter de l’occasion de sa « réédition » pour (entre autres) désépaissir son texte (dont la graphie, pourtant, participe au charme de ce livre, certes réputé illisible, mais finalement ultra-lisible, pour peu qu’on prenne le temps d’entrer dans cette maison aussi close en apparence qu’elle est, en réalité, ouverte). On se sait qui, au final, a eu raison. Quoi qu’il en soit, le livre réédité est très beau, en tout cas bien supérieur à l’original, publié jadis en deux volumes par les Humanoïdes associés. Quatre ans plus tard, Masse a obtenu d’un autre éditeur (Glénat) de pouvoir retoucher certains de ses livres, pourtant parmi les plus inoubliables (demandant à ses anciens lecteurs d’évacuer de leur mémoire leur forme originelle pour pourvoir en apprécier pleinement la nouvelle). Il me semble que tout est possible, que tout est valable et qu’il serait souhaitable, si tout cela n’avait un prix, que chaque ouvrage important soit disponible selon plusieurs versions. Ne surtout pas apposer de point final. Que le chantier reste ouvert est la règle non-écrite du contrat établi entre toutes les parties (auteurs, éditeurs, lecteurs).

Une dernière chose : devant la médiocrité de plus en plus évidente de l’impression ordinaire de grands classiques comme les Tintin, Casterman a songé, pour satisfaire ses acheteurs les plus exigeants, à proposer des éditions plus soignées, donc vendues un peu plus cher, imitant au mieux ce qui en fut jadis la version populaire, destinée au plus grand nombre. On soigne tout à coup le choix du papier, l’impression des couleurs, la reliure, les pages de garde, etc. Entre restitution du perdu et renouvellement, car cette quête de l’identique conduit, inévitablement, à de nouvelles variations.

Bref, n’en déplaise aux nostalgiques, rééditer n’implique pas de reproduire à l’identique (ce qui ne serait qu’un vœu pieux) ce qui eut lieu, mais, de poursuivre le travail sans fin d’invention au présent. Et surtout de faire en sorte que le parfum de l’encre et du papier ne soit pas recouvert d’odeur de mort.

2. Guido Buzzelli, Œuvres 1, Les Cahiers Dessinés

Je me souviens — c’était il y a déjà longtemps (quinze ou seize ans, ce n’est pas rien), alors que l’aventure des Cahiers dessinés commençait à se déployer au grand jour… Comme je lui demandais ce qui l’avait le plus touché en bande dessinée, Frédéric Pajak m’avait répondu sans hésiter : Guido Buzzelli. Le directeur de cette impeccable collection professe, on le sait, de sérieuses réserves envers le genre (on ne reviendra pas sur ce sujet qui a incité ici-même quelques vaines polémiques qui rebondiront hélas dès que l’occasion se présentera — on n’achève jamais les vieux chevaux de bataille, même en pitoyable état). On peut cependant constater que quand les Cahiers dessinés publient (ou republient) de la bande dessinée, il s’agit toujours d’authentiques chefs d’œuvres (le nom de Gébé vient aussitôt à l’esprit. Et aussi celui d’Anna Sommer). Dans sa préface à ce premier volume des Œuvres de Buzzelli, intitulée Le grand art de l’anxiété, Frédéric Pajak rappelle l’état de choc dans lequel la découverte de cet auteur dans Charlie mensuel l’avait plongé. Ayant vécu au même moment et au même âge (à peine seize ans) la même chose, je ressens parfaitement ce qu’il entend par là : cette sidération partagée — générationnelle, mais pas seulement. J’ai précieusement gardé de nombreux numéros de ce journal (alors dirigé par le très clairvoyant Wolinski) aussi riche de contenus que mal imprimé sur du mauvais papier ; mais je ne les regarde pas souvent (je les ai surtout en moi, bien à l’abri dans un recoin de ma mémoire où, malgré de premiers signes de défaillance, ils résistent). J’ai aussi gardé en l’état l’essentiel du catalogue des Éditions du square et notamment La révolte des ratés, ce premier opus vraiment personnel composé par Guido Buzzelli en 1965/66 (que l’on imagine retrouver dans un futur volume 2 de ses œuvres, en compagnie de L’Agnone). Je lui ai fait prendre l’air à l’occasion de cette remise en lumière qui rompt enfin une trop longue attente et cette Révolte des ratés m’apparaît toujours aussi étonnante, malgré, une fois encore, la qualité très relative de la photogravure et de l’impression. Il était donc grand temps que Frédéric Pajak mette en pratique son désir de remettre à disposition le corpus des œuvres de ce grand virtuose, un peu oublié, même de ses anciens lecteurs et probablement quasiment inconnu de l’immense majorité des aficionados de BD d’aujourd’hui, il est vrai nettement plus amateurs de reprises routinières que d’éblouissements singuliers.

Pour cette irréprochable reprise de quatre bandes dessinées — probablement les meilleures — de Guido Buzzelli (né le 27 juillet 1927 à Rome où il est décédé le 24 janvier 1992), Frédéric Pajak est reparti des originaux qui ont été cette fois, non seulement correctement reproduits, mais aussi (en ce qui concerne les dialogues) retraduits, bénéficiant du coup d’un nouveau lettrage. Datant de la première moitié des années 1970, elles s’intitulent, dans l’ordre de parution : Le Labyrinthe, Zil Zelub, Annalisa et le Diable, L’Interview. Un peu plus d’une quarantaine de pages de documents (textes, esquisses, recherches, fusains, photographies) complètent cet ouvrage de 224 pages où rien n’est à jeter. « Comment a-t-on pu supporter tout ce temps dans l’ignorance de cet esprit visionnaire, si lucide, si drôlement désespéré ? » Peut-être le fallait-il pour nous voir offrir, moyennant 29 euros, ce qui est plutôt raisonnable, une telle somme dont l’éventuel insuccès serait une preuve supplémentaire de la nullité de notre temps (vous me direz : rien de neuf sous le soleil. Il y a quasiment deux siècles, Hölderlin parlait de ces « temps de manque » où la poésie n’a plus la moindre chance de trouver une quelconque place : « Wozu ? À quoi bon… »). Au fond, rien d’essentiel ne surgit s’il n’y a état de crise (au moins de doute, sinon de désespoir, mais dans sa version la plus noire, la plus drôle, la plus stimulante). Dans ses bandes dessinées, Buzzelli se représente volontiers petit, mince, de noir vêtu, le visage d’abord imberbe, puis dévoré par une barbe drue, sans chercher à se montrer à son avantage, bien au contraire. De plus, il maltraite son corps et, s’il se dépeint virtuose (non du pinceau, mais du violoncelle — dans l’inoubliable Zil Zelub), il se démembre avec une violence inouïe qu’on ne retrouvera que rarement ailleurs (sauf peut-être chez Killoffer) : corps morcelé (« mort – celé », disait-on ces années-là — donc bien dans l’esprit de son époque). Génie de la forme excédant le genre : expérience libératrice. Usage d’un remarquable savoir-faire — à bon escient et non pour épater la galerie. Lisant ce volume, on est plongé dans l’encre, voire noyé dans la pure jouissance du dessin. On ne cherche jamais à émettre le moindre jugement, à soupeser chichement le talent graphique, à relever les qualités (tout aussi remarquables) de la narration. Buzzelli artiste, plus qu’artisan. On comprend vite pourquoi il n’a pas fait carrière dans le genre. Et d’ailleurs, à la toute fin de ce récit aussi bref que drôle et puissant qu’il a titré Annalisa et le Diable, le dessinateur (autrement dit lui-même) s’efface à la gomme, prenant congé de son histoire sur ces mots : « Je n’ai pas su construire un bon récit… Et ces démons qui m’ont battu et embroché… Désormais, je crois que je ne suis bon qu’à dessiner les histoires des autres ! Comme auteur, je m’efface… » Mais, il faut bien le reconnaître : s’effaçant ainsi, il se révèle plus que jamais auteur. El Hacedor (Borges, hombre des labyrinthes). Ou Kafka : l’œuvre qui, on le sait, est tout l’homme, échappant de justesse au feu pourtant appelé de ses vœux. Pajak ajoute très justement : Gogol ; et ces immenses graveurs que furent Piranèse ou Goya. Univers cauchemardesque, à la fois prémonitoire d’une apocalypse encore et toujours à venir et mémoire des traumas d’enfance (qui se passa, ne l’oublions pas, en pleine période fasciste), saturé d’hybridations en tous genres, d’hommes-chiens-loups, où l’animalité prend les formes les plus opposées (la plus somptueuse beauté côtoyant la laideur absolue, la chair vive, le crin luisant, se frottant à la dégénérescence d’un monde-simulacre en matière plastique) : de quoi attirer qui aime tisser des dialogues sans limite avec ce qui s’échappe en tous sens, d’inconscient à inconscient (sur les « héros » du Labyrinthe et de Zil Zelub, Pajak note que « tous deux sont en proie à une explosion de fantasmes refoulés, d’angoisses vainement rationalisées, de peurs réelles et imaginaires. Nous assistons à une véritable « fracassée de l’inconscient » qui, en dévorant les malheureux doubles de Buzzelli, ne manque pas de nous tourmenter à notre tour et de gâcher nos nuits. »).

Comme on le sait, les meilleures histoires sont les plus irracontables — du moins dans un autre langage que celui par et avec lequel elles ont été inventées. Peste soit de ces résumés d’albums de bande dessinée qui encombrent les espaces soi-disant critiques. Il faut se plonger dans ce qui ne peut faire sens qu’une fois pénétré en nous et que la parole vaine ne saura fidèlement retranscrire. La lecture est intériorisation, mais à travers une lutte au corps à corps qui nous octroie d’innombrables marques invisibles sur la peau (ce sont parfois des blessures, mais, quand la rencontre a vraiment lieu, on parle plus volontiers de tatouages).

Dossier de en janvier 2018